La semaine du Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre s’est achevée par la traditionnelle distribution de prix. En présence des parents de James Foley, le public a attribué le Prix Photo-AFD à un reportage sur une décapitation ! Consternation et débat chez les professionnels…
Attention : précisions importantes à lire en fin d’article.
Chaque année, la ville de Bayeux et le département du Calvados accueillent un exceptionnel parterre de journalistes de tous les médias (télévision, radio, presse écrite, web).
Grands reporters et pigistes sont conviés à exposer leurs reportages, à participer à des échanges avec les lycéens, à siéger dans le jury qui décide des prix attribués aux reporters engagés sur les terrains des conflits de l’année écoulée.
Le Prix Bayeux-Calvados est un moment d’intenses échanges entre le public et les professionnels.
Dans la tranquille ville de Bayeux, la guerre est toujours présente, particulièrement en cette année de célébration du 70ème anniversaire du débarquement. Les habitants de la région sont très sensibles au travail des correspondants de guerre. Les soirées de projection et de débats sont complètes et ils sont nombreux à s’inscrire pour voter pour le prix du public attribué sur la même sélection de reportages que ceux sélectionnés par les « pros ».
Le jury des « pros » pris à contre-pied par le public
Le jury présidé par Jon Randal, une figure du journalisme américain a travaillé vendredi après-midi et samedi matin. De l’avis de tous, les reportages présentés étaient de grande qualité et ce, dans toutes les catégories. « Les débats ont été très animés » rapporte l’un des membres « mais nous sommes tous contents de voir le formidable travail que font les confrères. »
Tout semblait rouler comme sur des roulettes jusqu’au déjeuner, où la rumeur a commencé à courir parmi les membres du jury, que le public avait donné le Prix Photo-AFD « à la décapitation » !
En août 2013, le photographe Emin Őzmen de l’Agence Le Journal, un collectif de photographes diffusé dans le monde par l’agence de presse Sipa, a photographié plusieurs exécutions par égorgement et décapitation de syriens par l’Etat islamique (DAESH) et notamment dans la ville de Keferghan dans la région d’Alep.
« J’ai assisté à une scène d’une cruauté totale » a déclaré le photographe « Les gens n’avaient plus le contrôle de leurs émotions, leurs désirs, leur colère. C’était impossible de les arrêter. C’était le Moyen-Âge ».
Emin Őzmen quitte immédiatement la Syrie. Son journal refuse de publier les photos. Le photographe démissionne. Deux grands magazines internationaux, Time et Paris Match, vont pourtant publier ses photos, non signées, car elles montrent la barbarie de DAESH.
Dans son avertissement aux lecteurs Paris Match écrit le 31 août dernier : « Elles (ces photographies) constituent incontestablement un élément du débat pour éclairer le public. »
Il faut se souvenir que l’été dernier James Foley, Steven Sotloff et les autres otages occidentaux n’ont pas encore subi l’ignoble châtiment. Les seules images d’exécutions disponibles sont celles de la propagande de DAESH. Aucun professionnel n’a alors témoigné.
Mais à Bayeux, au lendemain de la cérémonie d’hommage aux morts au Mémorial des reporters où les parents de James Foley étaient présents, la majorité – mais pas tous – des membres du jury vont violemment repousser le reportage d’Emin Özmen. On entend des mots très durs pour le photojournaliste accusé de « faire le jeu des djihadistes », d’avoir agi « sur ordre de DAESH ».
« J’aurais préféré n’avoir jamais vu ce à quoi j’ai assisté. »
Pourtant Emin Özmen, né à Sivas en Turquie, est un photojournaliste reconnu qui a travaillé pour le New York Times, le Los Angeles Times, le Washington Post, The Guardian, El Pais, la BBC, l’Agence France Presse.
En 2012, Emin Özmen a reçu le 2è prix dans la catégorie place de nouvelles du World Press Photo. En 2013 il est finaliste du prix du célèbre Frontline Club. Et enfin, cerise sur le gâteau, en 2014, il est récompensé par le 1er prix du World Press Photo Multimedia !
« J’aurais préféré n’avoir jamais vu ce à quoi j’ai assisté. » a déclaré samedi soir le photographe encore sous le choc. « Mais en tant que journaliste avec un appareil photo, j’ai une responsabilité. J’ai la responsabilité de partager ce que j’ai vu ce jour-là. Ce qui compte, c’est que ces photos arrivent jusqu’aux gens. Cette réalité sanglante que nous vivons au Moyen-Orient, il faut que tout le monde la constate et que l’on agisse pour empêcher cela. Être récompensé par le public après avoir été sélectionné par un jury de professionnels, ça me fait très plaisir ».
« Sélectionné par un jury de professionnels »… Emin Özmen fait preuve d’une grande confiance en ses pairs. En réalité, il faut savoir qu’avant la réunion du grand jury, un pré-jury a sélectionné dix reportages sur les cinquante proposés. Le pré-jury a en charge d’éliminer les reportages qui ne sont pas conformes au règlement. Or ce pré-jury composé de quatre reporters a voulu laisser le grand jury décider du sort de « la décapitation ».
Bon nombre de ses membres l’ont regretté : « on n’aurait pas dû voir cela. » dit l’un d’eux. Ammar Abd Rabbo, photographe, membre du pré-jury et du jury s’y était violemment opposé. (Lire son point de vue publié ici)
En attribuant le prix au reportage d’Emin Özmen, le public de Bayeux a désavoué – sans le connaître – le choix des professionnels qui est allé pour le Prix Photo-Nikon à Mohamed Al-Shaikh, pour son reportage « La majorité chiite poursuit ses manifestations contre le pouvoir » réalisé au Bahreïn, diffusé par l’AFP.
Mohamed Al-Shaikh remporte le Prix Photo-Nikon
« Bahreïn est un pays où il est extrêmement difficile de travailler. Mohamed risque des années de prison pour son travail » précise Patrick Baz, directeur de la photo pour le Moyen-Orient à l’AFP. De fait, le travail de Mohamed Al-Shaikh est remarquable par sa rareté et par la qualité des prises de vues.
La décision du public de Bayeux pour le Prix Photo-AFD s’est également trouvée renforcée par le Prix des Lycéens de la Fondation Varenne qui a été attribué à Ian Pannel de BBC News par les jeunes bas-normands impressionnés par les images quasi insoutenables d’une attaque chimique sur une école syrienne. Un reportage que les professionnels n’ont pas voulu retenir en raison de sa violence et d’une prise de parole, « un plateau » dans le jargon, du journaliste jugée « vulgaire ».
Comme en photo, le grand jury a préféré un reportage plus « soft » mais exceptionnel, celui de Lise Doucet diffusé par BBC News, sur le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk dans la banlieue de Damas, assiégé par l’armée loyale à Bachar El Asssad.
L’attribution de ces deux prix a durement interpellé les professionnels qui, toute la soirée, s’interrogeaient sur le sens à donner à ce choix. « Goût du trash ? » « C’est la prime au gore ! » « Résultat de la culture You Tube ».
Les positions des uns et des autres sont très tranchées bien que ce débat ne soit pas vraiment nouveau. Pour certains, « le public s’est vengé : on leur a tellement dit ces derniers temps qu’il ne fallait pas regarder les vidéos de décapitation… Là, on leur a donné l’occasion de nous désavouer. »
Une chose est certaine, et vient d’être confirmée une fois de plus à Bayeux, les professionnels de l’information sont de plus en plus réticents devant les images de violence et c’est particulièrement vrai en matière de photojournalisme. Conséquence de la crise économique du secteur qui conduit peut-être parfois les photographes à privilégier l’esthétisme face à la réalité ?
Le reportage d’Emin Özmen qui a été présenté à Jean-François Leroy n’a pas été montré à Visa pour l’image. « Même en cauchemar, je ne l’aurais pas projeté » dit Jean-François Leroy directeur du célèbre festival de photojournalisme.
Pourtant, comme je l’ai écrit en septembre dernier (Lire in Guerre des images, images de guerre) les photographies d’exécutions ne sont pas si rares dans l’histoire du photojournalisme ; et certaines, comme celle d’Eddie Adams d’Associated Press sont des icônes !
A la suite de ce palmarès du Prix Bayeux-Calvados, la profession doit continuer à s’interroger sur son rôle dans la société : informer ou éduquer ?
En refusant de montrer une trop grande violence, les journalistes espèrent ne pas amplifier le goût naturel du public pour le sensationnel comme le recommandait déjà Albert Camus dans ses éditoriaux de Combat à la Libération.
Mais, ne faut-il pas également prendre en compte l’évolution de la lecture des images que fait le public ? Depuis 70 ans, le public a vu des images de la shoah, de la guerre du Vietnam, du génocide rwandais, des atrocités de l’apartheid et des guerres en ex-Yougoslavie…
Ce qu’il vient de dire aux professionnels n’est- ce-pas : nous avons appris à regarder l’horreur en face ?
Michel Puech
Précisions
J’ai écrit à propos du reportage d’Emin Ozmen : «Time et Paris Match, vont pourtant publier ses photos, non signées, car elles montrent la barbarie de DAESH. » Or cette affirmation est fausse – ou en tout cas non avérée – comme le précise un courrier du 13/09/14 de Régis Le Sommier, directeur- adjoint de Paris Match.
« Concernant les photos d’Emin Ozmen que nous avons publiées dans Match l’an dernier, je ne crois pas que ces exécutions soient le fait de Daesh. »
« Nous avions à l’époque remarqué qu’il y avait dans la foule des éléments de l’armée syrienne libre (ASL) dont certains avaient accueilli nos reporters quelques mois auparavant. Nous en avions déduit qu’il s’agissait d’exécutions à mettre sur le compte d’un tribunal de la charia d’Alep. Cette précision est importante eu égard à la polémique qui enfle sur l’instrumentalisation du photographe par l’Etat Islamique. Tout cela est à préciser avec lui en tout cas. »
« Je rappelle aussi qu’au moment de la publication il y a un peu plus d’un an de ces images, la France s’apprêtait avec les Etats-Unis à frapper le régime syrien. Il était donc important de montrer les pratiques de certains groupes combattant Bachar El Assad. »
Régis Le Sommier précise par ailleurs, que les pages où Paris Match a publié le reportage d’Emin Ozmen ont été projetées l’an dernier à la soirée Syrie organisée par le Prix Bayeux-Calvados et qu’il s’en est expliqué dans l’émission Le secret des sources de France Culture. (Ré-écouter ICI)
Emin Ozmen étant reparti en reportage, j’ai joint l’agence Sipa qui diffuse l’Agence Le Journal basée à Istanbul dont le photographe est membre. Sipa m’informe que l’agence est en train de reconstituer précisément le parcours du photographe dans les quatre villages syriens où il a fait des photos, et qu’une traduction des propos tenus en arabe et captés par la Gopro du photographe sont en cours. Toutes ces informations seront publiées ici même lorsqu’elles seront rassemblées.
Enfin, pour être complet, je tiens à préciser que c’est à ma demande qu’Ammar Abd Rabbo a écrit la tribune publiée ici, mais, qu’elle ne reflète pas mon opinion personnelle en particulier lorsque le photographe écrit : « ce n’est pas un “reportage”, j’entends que ce n’est pas là un travail journalistique »
MP
Liens
- Site officiel du Prix Bayeux-Calvados : http://www.prixbayeux.org/
- Blog du Prix Bayeux-Calvados où l’on peut voir et entendre certaines conférences et réactions : http://www.prixbayeux.org/blog/
- Site officiel du photographe Emin Őzmen : http://www.eminozmen.com/
Toutes nos informations sur le Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre
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