Mardi 3 février 2015, le tribunal de commerce de Nanterre a accepté la demande d’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire pour permettre à l’agence de presse dirigée par Jean-Michel Psaïla et Bruno Cassajus de se réorganiser face à la concurrence sauvage qui sévit dans le marché de la photo de presse. Affaire à suivre.
Cinq jours avant de fêter ses 53 ans, Jean-Michel Psaïla, un ancien photographe de presse de Sipa press, qui a fondé avec Bruno Cassajus en novembre 1992 l’agence Abaca press, s’est retrouvé devant le tribunal de commerce de Nanterre.La cessation de paiement de cette société est intervenue le 15 novembre dernier. La période d’observation se terminera le 3 août prochain, mais peut être prolongée sur décision du tribunal.
Le tribunal a désigné comme administratrice Maître Carole Martinez du cabinet Carboni, Martinez & Associés et Maître Marc Sénéchal de la Scp BTSG comme mandataire judiciaire chargé de dresser dans les douze mois la liste des créanciers, ceux-ci ayant deux mois pour se déclarer. Ce que devront faire notamment les photographes qui travaillent sur facture.
Les procédures de sauvegarde comme celle engagée par Abaca sont destinées à faciliter la réorganisation de l’entreprise afin de permettre la poursuite de l’activité. L’agence Abaca press continue donc à travailler normalement. Le principe est que le jour où la procédure est ouverte, toutes les dettes sont gelées. Les nouvelles dettes doivent être payées normalement, celles antérieures au jugement d’ouverture seront payées dans le cadre d’un plan de sauvegarde, qui s’étalera sur plusieurs années.
« Je n’ai jamais vendu autant de photos de ma vie ! »
Jean-Michel Psaïla, que ses confrères et concurrents dépeignent volontiers comme « un financier », ce qui, dans leur bouche n’est pas un compliment, explique dans un entretien téléphonique ce mercredi la situation :
« Dans la vie il faut avoir des stratégies et notre stratégie est de s’adapter aux difficultés de la presse d’aujourd’hui. Le but est de réorganiser l’agence et d’en sortir grandi. On a fait faire un audit financier par le cabinet Deloitte qui a travaillé deux mois. Leur avis est simple. Ils nous ont dit : Messieurs vous êtes dans un effet de U ! »
« Nous sommes dans le bas du U, et il faut qu’on retrouve une dynamique de croissance. Sur la base de cet audit, nous avons demandé la protection du tribunal pour réorganiser l’agence en douceur, même si je ne le cache pas, il y aura des licenciements. »
« Nous avons préparé cette affaire. Nous n’avons pas de financier derrière nous, Bruno Cassajus et moi, nous détenons seuls l’agence. Nous sommes des professionnels passionnés qui vivons de notre métier. En vingt ans d’exercice, j’ai dû me verser deux fois des dividendes, au tout début de l’agence quand nous ne pouvions même pas nous payer de salaire.»
« Cette procédure va nous permettre de nous repositionner sur ce marché où le prix de la photo est très bas car nous sommes confrontés à la concurrence américaine qui est très rude pour une raison simple : Getty, Corbis, ShutterStock et d’autres font travailler des photographes français en France qu’ils paient à Seattle alors que nous ici nous devons payer des charges sociales ! »
« Depuis des années, je crie que nous sommes face à une concurrence déloyale dont celle de l’AFP qui distribue Getty. Que l’AFP, subventionnée par l’Etat, diffuse via Getty le travail de photographes français payés sans charges sociales, c’est un pur scandale ! »
« D’un côté nous sommes asphyxiés par des charges et de l’autre nous ne bénéficions, contrairement à nos clients groupe de presse, d’aucune subvention. Les éditeurs et les agences photo ne sont pas traités de la même façon par les pouvoirs publics. Personne ne sait pourquoi ! »
La théorie des dominos
Si l’on exclut l’Agence France Presse (AFP) dont le statut est particulier et, comme on le voit fortement contesté par les patrons des agences de photo indépendantes, Sipa, KCS, Max PPP, Best images et quelques autres sont les leaders d’un marché français de la photo de presse estimé à environ 70 M€.
« Je n’ai jamais vendu autant de photos de ma vie ! » s’exclame Jean-Michel Psaïla. Abaca press avec 5,7 M€ de CA en 2014 fait partie du haut du panier d’une myriade d’agences de presse dont beaucoup sont au bord du dépôt de bilan.
Dans cette profession, très mal connue, et curieusement peu médiatisée, l’ambiance est morose depuis pratiquement deux décennies.
Tout a commencé à la moitié des années 90. Les agences Gamma, Sygma, Sipa qui, au XXème siècle, dominaient le marché mondial de la photographie de presse ont été confrontées à la révolution numérique. Des investissements hasardeux dus à une mauvaise appréciation des nouvelles technologies informatiques conjugués à une crise de la publicité et de la presse leur ont fait perdre pied.
En 1999, Bill Gates par l’intermédiaire de Corbis met la main sur Sygma, Hachette Fillipacchi Media fait de même avec Gamma, Rapho, Keystone et une dizaine d’autres petites agences. Sipa est renfloué par les laboratoires pharmaceutiques Pierre Fabre.
Puis avec la popularisation du web via l’Internet, la presse perd la tête. Elle chante les louanges du « tout gratuit ». Les journaux distribuent gratuitement leurs contenus sur le web tandis que la publicité se désengage du « papier ». Tout va mal et les jeux sont faits pour deux décennies.
Profitant de l’Internet, les agences américaines Corbis et Getty en tête se lancent dans une politique de dumping des prix des droits d’auteur qui va mener la vie dure aux agences françaises. Successivement Gamma, Rapho, Keystone, Sipa connaissent de lourdes difficultés financières parsemées d’aventures abracadabrantesques comme celles des dépôts de bilan du Groupe Eyedea (Gamma, Rapho, Keystone) et du Groupe DAPD devenu propriétaire de Sipa.
Dans ce contexte, le litigieux dépôt de bilan de Corbis-Sygma est exemplaire. Après avoir tenté de relancer Sygma, Corbis entreprend de trier le bon grain de l’ivraie. Dans un premier temps, Corbis offre aux meilleurs photographes de Sygma de signer des contrats de droit américain non assujettis aux charges sociales françaises. 900 d’entre eux les signeront avant que Corbis jette l’éponge et provoque par le dépôt de bilan de Corbis-Sygma le gel d’une vingtaine de millions de photographies au mépris des droits des auteurs. Ces images, stockées dans un bunker normand et gardées par Maître Gorrias de Scp BTSG sont toujours inexploitées et ce depuis 2010 !
Inévitablement, derrière Corbis et Getty, s’engouffrent une multitude de sociétés qui vendent à bas coût des photographies d’illustration pour la presse, asséchant ainsi le marché dit de l’illustration et appauvrissant considérablement les photographes, en particulier ceux qui comptaient sur leurs archives pour leur retraite !
Les groupes de presse profitent alors de l’aubaine pour négocier sévèrement des accords tarifaires avec les petites agences. Le Groupe Lagardère, celui de Prisma, bientôt suivis par des hebdomadaires comme L’Express, Le Point ou L’Obs proposent alors des contrats : nous vous achèterons tant d’images cette année, mais à un prix fixe.
Comment refuser quand on a des photographes et des salariés à payer tous les mois ? L’année suivante évidemment le prix reste le même, mais la quantité d’images utilisées augmente !
Résultat, une guerre des agences s’installe. « Les patrons d’agences se réunissent pour discuter d’un tarif au sein de leur syndicat, mais dès qu’ils sont sortis de réunion, ils s’empressent d’accepter les conditions moins favorables que leur imposent les patrons de presse ! » s’insurge un patron d’une de ces petites agences qui n’a pas accepté ces deals, et qui préfère garder l’anonymat.
5 € la photo en France, 0,10 $ chez les stocks d’images américains…
« Toute la chaîne de la presse est malade » commente Jean-Michel Psaïla « Il faut trouver un nouveau modèle économique sur l’ensemble de la chaîne de production de la presse, mais sans oublier les agences ! »
« Sur le web, nous en sommes à 5€ la photo ! » s’exclame un autre patron d’agence « Comment puis- je envoyer un photographe couvrir un évènement à ce prix ? »
« Tout le monde dit : il faut aller sur le numérique !» rétorque Jean Michel Psaïla « C’est vrai puisque 70% de la surface du web sont occupés par des photos ! Mais nous ne pouvons pas vendre 50€ la photo pour le web, alors nous sommes obligés de faire des deals : x milliers d’images publiées sur votre site pour une garantie de x €. Et c’est vrai que cela ne fait pas cher la photo, mais aujourd’hui cela représente plus de 10% de notre chiffre d’affaire… Et nous en avons besoin.»
La procédure engagée par Abaca n’a surpris personne dans le petit monde des agences de presse photographique, où tous s’attendent à de nouveaux dépôts de bilan. « C’est dramatique » commente un autre anonyme petit patron « On est en train de tuer le photo reportage ! »
Affaire à suivre
Michel Puech
Le site de l’agence Abaca : http://www.abacapress.com/
Pour les affaires Eyedea, Corbis Sygma, DAPD Sipa, on peut se reporter à nos dossiers.
Cet article diffusé gratuitement a nécessité une journée de travail et a occasionné 75€ de frais de documentation. Si vous y avez trouvé votre intérêt, vous pouvez soutenir A l’œil en participant aux frais. Lire les explicationsDernière révision le 21 août 2024 à 11:59 am GMT+0100 par Michel Puech
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