Le photographe Henri Bureau publie « Bouclages », ses souvenirs de grand reporter à l’agence Gamma, puis à Sygma et expose trente photographies à la galerie « Les yeux fertiles » à Paris. Flash back sur « l’âge d’or du photojournalisme » français.
Article publié le 25 septembre 2010 dans le Club Mediapart
Henri Bureau est incontestablement ce qu’on appelle un « Grand Reporter » : pendant vingt ans il a couru le monde, sautant d’un avion à l’autre pour faire des images qui, elles aussi, faisaient le plus souvent le tour du monde. Celle, injustement controversée, des puits de pétrole en feu pendant la guerre Iran Irak, est en couverture de l’ouvrage, celle de ce supposé agent de la police politique portugaise entouré de soldats en armes lui vaudra le World Press en 1974, et, de Gaulle descendant de son hélicoptère en mai 68 reste le symbole du pouvoir vacillant. Il y en d’autres. Allez les voir à la galerie de Saint Germain des Prés ou sur le site de son agence, Corbis.
« Henri ? C’est un ami de longue date…» me dit tout de suite Christian Simonpietri joint au téléphone alors qu’il se repose sur le port de Calvi. Christian Simonpietri, est une autre de ces belles figures de « l’âge d’or du photojournalisme ». Il se repose d’une longue vie de baroudeur et d’une pénible maladie. Les héros sont fatigués. « Henri était à notre époque le photographe le plus rapide du monde. Il partait avant tout le monde, faisait des photos à toute vitesse et repartait plus vite qu’il n’était arrivé. Souvent, je débarquais quand il réembarquait … », sauf au Vietnam, où ces deux là se sont rencontrés en 1966.
« Dans la cour des grands »
Cette année là, comme le titre du paragraphe l’annonce, Henri entre « Dans la cour des grands », mais à cloche-pied ! Le grand reporter qu’il va devenir, n’est encore qu’un paparazzo qui a passé ses premières années de photographe « à planquer » Johnny et Sylvie, la Callas et Onassis ou Brigitte Bardot et ses amis de Saint-Tropez pour le compte de l’agence APIS.
En septembre 1966, il débarque à Saigon. Il n’y a pas deux heures qu’il est à son hôtel qu’une « explosion » le pousse dans l’escalier pour aller voir ce qui se passe. Ce n’est qu’un avion qui passe le mur du son, mais le futur grand reporter s’est foulé la cheville en descendant l’escalier ! Dure réalité, qu’Henri Bureau raconte avec une humilité et un humour qu’on ne lui soupçonnerait pas. L’homme est en effet bourru. Un ours parfois mal léché, mais ses amis savent qu’il a un cœur en or et une sensibilité à fleur de peau.
« Quarante ans plus tard, j’ai toujours la cheville gauche enflée » écrit Henri Bureau qui connait au Vietnam le baptême du feu, celui des horreurs. « Je n’ai pas eu peur dans le feu de l’action, c’est maintenant (ndlr : au bar du Press club de la base de Danang) que tout me revient. Les explosions, les hurlements de cette femme, la désinvolture des soldats et ce type en noir que l’on torturait…/… Eugène me parle doucement. A voix basse, il m’explique qu’il n’est pas anormal la première fois d’être déstabilisé par cette violence. Il me fait comprendre la chance professionnelle que j’ai de pouvoir témoigner, que c’est un privilège. »
« Eugène », c’est Eugène Mannoni (1921-1994), à l’époque reporter pour Le Monde. « Un grand Monsieur » dit de lui le photographe. Pour l’avoir rencontré à Alger et Lisbonne, je suis tout ému de retrouver son nom dans « Bouclages ». C’est l’hommage de l’objectif à la plume. Et quelle plume ! Ce que photographie Bureau, Mannoni le décrit ainsi dans un poème en prose titré :
« La guerre en rose »*« Il pleuvait sur la guerre et la guerre s’enlisait, les feuilles en charpie des bananiers blessés se corrompaient, les cocotiers avaient été déchiquetés par les éclats, les bambous qui, parait-il, plient sans se rompre, avaient été brisés, les palmes lacérées s’infectaient aussitôt et les noix de coco, à terre, fragmentées, s’éparpillaient ouvertes comme des bombes explosées, les bosquets s’effrangeaient, les cahutes, plus loin, n’étaient que feux de paille, un cochon noir brûlé, phosphorescent, poussait des cris de mutilé et courait s’abîmer dans un trou de rizière, fauché par les roquettes, le riz, tiges sans vie, flottait, noyé, à la dérive, le fléau de la guerre faisait voler épis, enveloppes et grains et leur verte poussière, fétus en tourbillon, retombait en grenaille, l’éther que l’on sentait était celui des mangues, c’était une pluie chaude, les casques étaient lourds, les soldats ruisselaient, leurs yeux étaient brouillés par la mousson, avec leurs larmes et leur sueur, l’eau diluait leur sang, les flaques dans la boue viraient au rose.»
« La guerre » écrit Henri Bureau « aucun d’entre nous n’y va tous les jours, même si nous la savons toute proche. Il faut se sentir en forme, en avoir envie, être bien dans sa tête. Quand on ne le sent pas, on n’y va pas. »
« On ne sort pas indemne du Vietnam »
La guerre est une épreuve terrible pour les populations, pour les soldats, et pour les reporters. Il est facile, surtout aujourd’hui où tout le monde croit que tout est accessible et possible, de s’offusquer du travail des reporters de guerre, voire – surtout pour les photographes et les cameramen – de les traiter de charognards… Le public croit parfois maintenant que les photojournalistes font ça pour « la tune », pour les expositions, pour «faire le beau » à Perpignan au festival Visa pour l’image…
« On ne sort pas indemne du Vietnam. Cela peut être difficile à comprendre pour celui qui n’a pas vécu la guerre, mai j’y ai appris que la montée d’adrénaline à proximité du danger est un incroyable excitant. Les raisons professionnelles de s’en approcher donnent le sentiment d’une sorte d’immunité. Pure illusion, le nombre des confrères qui ont été tués au Vietnam – 57 -, est là pour le confirmer » écrit Henri Bureau.
Gamma number one« En 1967, une agence fut fondée qui changerait le cours du photojournalisme, tout comme Magnum l’avait fait vingt ans plus tôt » écrit John G Morris***, l’un des plus célèbres « picture editor » du XXème siècle. Fondé par quatre photographes « Gamma est numéro un des agences photos magazines mondiales » précise Hubert Henrotte**, son directeur et l’un des fondateurs. Grâce à l’apport financier des « photos de charme » d’Hugues Vassal, de Léonard de Raemy, et aux reportages d’actualité des Caron et Depardon, Gamma s’impose.
Gilles Caron, vivant, était déjà un mythe. Il va entraîner à sa suite une myriade de photographes tout aussi « gonflés » que lui. Patrick Chauvel, par exemple, raconte dans « Rapporteur de guerres »**** comment, après un dîner avec son père Jean-François Chauvel, grand reporter au Figaro et Pierre Schoendoerffer autre baroudeur, Gilles Caron lui prête un de ses Leica pour partir en Israël. Quarante ans plus tard Schoendoerffer préface les souvenirs d’Henri Bureau et de Patrick Chauvel …
Gamma a besoin de nouveaux talents. « Henri nous rejoint dès juillet 1967 comme premier photographe non associé. Son caractère entier est un atout : c’est un fonceur qui bouscule tout sur son passage pour réussir un reportage. »** raconte son patron, Hubert Henrotte.
« L’image que détestait de Gaulle »
Si les évènements de mai 68 fournissent à Gilles Caron l’occasion d’extraordinaires « plaques », celle qui va illustrer pour l’Histoire le désarroi du Général de Gaulle devant « la chienlit » est d’Henri Bureau : le Général descendant à Issy-les-Moulineaux de l’hélicoptère qui le ramène de Baden-Baden où il est allé consulté le général Massu ! Un scoop pour les manuels d’histoire car en ce printemps, toute la presse, comme toute l’activité, est bloquée par la grève générale.
Henri Bureau ne « lâchera » pas de Gaulle jusqu’au cimetière de Colombey-les-deux-églises. Il le photographiera dans toutes les circonstances officielles et, même en ballade dans la forêt après une mémorable « planque » à la paparazzi en compagnie de Bernard Charlet, photographe au grand France-Soir de l’époque. Sur le livre d’or de la galerie « Les yeux fertiles » en dessous du « Merci cher Henri » signé Goskin Sipahioglu, fondateur de Sipa presse, il y a un touchant « A mon compagnon de route » de Bernard Charlet.
Juin 68, Henri Bureau est aux portes des usines Renault de Flins et deux heures plus tard décolle pour Washington pour « couvrir » les obsèques de Bob Kennedy. Puis c’est Berlin et son « Checkpoint Charlie » pour l’Est, l’ile d’Anguila dans les Caraïbes, le Vietnam pour un deuxième round, le tout entrecoupé de centaines de reportages plus ou moins importants à Paris ou ailleurs. La course folle des drogués de l’info, des accros de la « plaque coco ! »
Paris capitale du photojournalisme
En 1973, un conflit éclate, mais cette fois c’est à l’agence. Un conflit encore aujourd’hui quelque peu obscur de mon point de vue, il divise les actionnaires de Gamma. Histoire d’argent, histoire de femmes, sûrement un peu des deux. Tout le monde s’engueule ! Hubert Henrotte et la majorité du personnel et des photographes de Gamma font sécession, ce sera la naissance de l’agence Sygma et le début d’une formidable guerre économico-journalistique entre ce que le photographe Yan Morvan appelle « Les trois glorieuses » : Gamma, Sipa, Sygma. Paris deviendra la capitale mondiale du photojournalisme, et de cette gloire naîtra vingt ans plus tard de sérieux problèmes. On y reviendra dans d’autres billets.
En attendant, ce « Samedi 6 octobre 1973» écrit Luc Bernard***** « une dépêche sur les téléscripteurs bouleverse tous les journaux : des forces égyptiennes ont attaqué Israël, le jour même de Yom Kippour, la fête juive du recueillement. Gilles Schneider (ndlr : grand reporter à Europe 1) prend de justesse le dernier avion qui décolle d’Orly vers Jérusalem, bourré de journalistes et d’Israéliens habitant la France appelés pour aller se battre. » Henri Bureau est dans l’avion. « Tant pis pour le week-end à Trouville » avec la jolie rousse rencontrée quelques heures avant dans l’autre avion qui le ramenait d’un autre reportage.
Une photo non publiée n’existe pas
« Couvrir une guerre c’est prendre consciemment des risques et cela fait partie de notre métier. Mais l’éventualité de voir notre travail détruit par un fonctionnaire de mauvaise humeur, c’est quelque chose qui nous rendra toujours fous. » écrit Bureau. Cette fois là, toujours avec Bernard Charlet de France-Soir, ils foncent sur le front, font des photos, retournent à Tel Aviv. Les films doivent être développés sur place et visés par la censure militaire. Charlet passe le premier et revient avec des films coupés dans le sens de la longueur. Foutus ! Il est effondré.
Henri Bureau va user d’un stratagème. Il coupe lui-même ses films vue par vue, les installent dans un paquet de Gitanes qu’il gardera à la main, et file à l’aéroport pour prendre le premier avion pour Paris. A la douane on s’étonne qu’a peine arrivé, un journaliste reparte : « ma femme accouche ». Le lendemain par l’avion suivant il est de retour après avoir déposé ses films à l’agence. Le même homme est au contrôle : déjà de retour ? C’est un garçon ! Le bonheur ! lui répond alors le militaire. Bienvenue en Israël !
Henri Bureau refera le coup, sous diverses variantes plusieurs fois, notamment pour sortir des films de Pologne lorsqu’en décembre 1980 le général Jaruzelski décrète l’état de guerre… Il sortira par le train via Berlin avec ses films dans ses bottes. Une histoire de légende.
« Quand Bureau arrivait sur un coup, tout le monde tremblait.» raconte Yan Morvan qui pour l’agence Sipa se trouva en concurrence. Et, c’est vrai qu’Henri Bureau n’y va pas par quatre chemins pour s’imposer dans les meutes – à l’époque bien plus réduites – de photographes, mais il ramène des « plaques ».
Je n’ai eu la chance qu’une seule fois de le côtoyer en reportage. C’était en avril 1974, au Portugal où des capitaines de l’armée coloniale firent un coup d’état appelé la « révolution des œillets ». Quand j’ai débarqué le 28 avril par le premier avion Paris – Lisbonne, il était déjà là attablé avec Gilles Peress de Magnum, Marie Laure de Decker de Gamma et un autre photographe dont le nom m’échappe… Il buvait une bière à la terrasse du café voisin du centre de presse installé par les militaires. Tout à coup, à l’autre bout de la place du Rossio, il y eut un mouvement de foule. Il y en avait beaucoup et dans tous les sens. Imaginez « la libération de Paris » mais à Lisbonne.
Bureau se lève et part. Jeunot quelque peu effronté, je le suis… C’est mon premier « reportage à l’étranger ». Il me laisse le suivre sans me parler, et nous cheminons en faisant des photos. Tout à coup, des cris, un homme court avec à ses trousses des hommes qui crient : « PIDE ! PIDE !». L’homme se réfugie dans une boutique, la foule s’amasse, déchaînée. Arrrive une jeep de soldats, fusil à la main, qui le font sortir de la boutique et l’entoure avec leurs fusils braqués. Henri Bureau fait la photo. Il obtiendra le World press. Moi, je n’ai même pas vu la scène. C’est tout Bureau. Etre là, « shooter » au bon moment, ramener les films très vite à l’agence. Je retiendrai la leçon… pour l’enseigner aux confrères une fois devenu rédacteur en chef, car pour moi, le « news » c’est fini.
« Bouclages », c’est 245 pages d’histoires de reportages.
Evidement, il faut aimer le journalisme, la photographie, la presse pour lire ce genre de témoignage. Mais si on aime ce type d’aventures, si l’on veut savoir comment s’illustre l’Histoire, on ne s’ennuie pas. Le livre se dévore.
Je n’ai rien dit de sa longue « couverture » (1974-1984) de l’homme politique Jacques Chirac… Au delà du sujet, c’est aussi l’histoire d’une amicale relation entre un politique et un photographe… Je vous laisse le soin de découvrir comment « Henri » réussit à photographier Bernadette et Jacques cassant la croûte au bord d’une route comme un couple de petits bourgeois de la France en DS…
Rédacteur en chef, puis directeur d’agence.
Un seul regret, Henri Bureau a voulu que les photographies qu’il a choisies soient intégrées dans le texte à la place où il les évoque, résultat l’impression est franchement mauvaise. C’est dommage, et ses photographies mériteraient un vrai livre de photos. Les parisiens peuvent se consoler en allant voir la trentaine d’épreuves exposées à la galerie « Les yeux fertiles », rue de Seine à Saint Germain des Prés. Les autres peuvent toujours aller surfer sur le site de son agence, Corbis, choisir la « recherche avancée » taper « Henri Bureau » dans le nom du photographe et se régaler d’un millier de clichés bien scannés.
« J’avais envie de raconter des histoires qui me sont arrivé parce je fais partie des gens qui n’ont pas eu une vie ordinaire » m’a dit assis sur un banc de Perpignan, à Visa pour l’image, le photographe aujourd’hui à la retraite. Un mot qu’il n’aime pas, et qui va peut-être me valoir un coup de fil incendiaire.
« Ce n’est pas mon métier l’écriture, ça m’a donc pris beaucoup de temps ce livre, mais c’est un bonheur d’écrire pour des gens qui ne connaissent pas ce métier. » Henri Bureau a donc encore beaucoup de pain sur la planche : outre le livre de photos, les amateurs attendent également le récit de vingt ans de rédaction en chef et de direction d’agences ! Après le grand reportage, Henri Bureau a succédé à Xavier Périssé à la rédaction en chef de l’agence Sygma, puis il a été trois ans à la tête de Presse sport, l’agence photo du journal l’Equipe avant de diriger « le couscoussier qu’était devenu Gamma », et enfin de diriger l’agence Roger-Viollet, un formidable fonds de documents d’archives.
« La rédaction en chef c’est l’époque la plus riche de ma vie » me confie-t- il « Je connaissais le terrain. C’était formidable de pouvoir dire au téléphone à un mec : tu vas trois rues plus loin… J’exagère, mais enfin, notre terrain de jeu c’était la planète. »
Michel Puech
Samedi 25 septembre 2010
Le livre
Bouclages, une vie de reporter d’Henri Bureau, préface de Pierre Schoendoerffer – Editions Florent Massot, 20 Euros
L’exposition
Galerie Les yeux fertiles 12 rue de Seine Paris 6ème
29 épreuves N&B tirages limités à 5 exemplaires. Premier prix 1250 Euros. 1 épreuve couleur tirage limité à 10 exemplaires, premier prix 2000 Euros
Tous nos articles sur Henri Bureau
Notes
* Au vent des rêves d’Eugène Mannoni – Editions Stock – 1982
** Le Monde dans les yeux, Gamma Sygma l’âge d’or du photojournalisme d’Hubert Henrotte – Editions Hachette Littérature -2005
*** Des hommes et des images, une vie de photojournaliste de John G Morris – Editions de La Martinière – 1999
**** Rapporteur de guerre de Patrick Chauvel, préface de Pierre Schoendoerffer – Ed. Oh! 2003
***** Europe 1, la grande histoire dans une grande histoire de Luc Bernard – Editions Centurion – 1990
Remerciements à Julie Papini, responsable des archives Sygma et à l’agence CorbisDernière révision le 11 mars 2024 à 12:01 pm GMT+0100 par Michel Puech
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