Jusqu’au 15 janvier 2011, la bibliothèque municipale de Lyon rend hommage à l’un des plus grands photojournalistes des guerres et misères de notre époque. Une exposition indispensable pour comprendre que la paix est un combat de tous les instants.
Article publié dans le Club Mediapart du 18 septembre 2010
«J’ai été un témoin, et ces photographies sont mon témoignage. Les événements de mes reportages ne devraient pas être oubliés et, ne devraient pas se répéter », telle est la profession de foi de James Nachtwey, photojournaliste américain.
Un missionnaire à la Part-Dieu
Vendredi dernier, je reçois un amical appel d’Alain Mingan, membre du conseil d’administration de Reporters Sans Frontières, son ami et l’homme qui manage ses expositions dans le monde entier. « Tu verras, la bibliothèque de Lyon est juste en face de la gare de la Part-Dieu. Le vernissage est à 18h30, essaie d’arriver avant si tu veux lui parler. Il y a un débat à l’Ecole Normale Supérieure à 14h… » ajoute-il.
Aucune hésitation. Le lendemain, je saute dans un TGV fourré aux cadres d’entreprises, épicé aux ordinateurs portables et sonorisé aux téléphones cellulaires. Ça turbine dur là-dedans, avec, en plus, des odeurs de boustifaille. Midi à Paris, 14 heures à Lyon. Ce TGV est un vrai saucisson chaud sur rail.
Pendant que mes voisins s’alimentent en « claviardant », derrière mes Ray-Ban, défilent les photographies de Nachtwey, celles du Salvador, du Nicaragua, du Guatemala, du Liban, de Gaza, d’Indonésie, d’Inde, du Sri Lanka, d’Afghanistan, des Philippines, de Somalie, du Soudan, du Rwanda, d’Afrique du Sud, de Tchétchénie, de Bosnie, du Kosovo, de Roumanie… L’homme sillonne la planète depuis 30 ans, et pas pour photographier les plages, les monuments ou les coutumes locales !
Encore que… Il y a tellement d’endroits où les massacres font – parait-il – partie des traditions. Encore que… James Natchwey ne fait que des belles images, toujours impeccablement cadrées, éclairées comme des reconstitutions en studio… Et ça, il faut bien que je l’avoue, ça me dérange toujours un peu. Il est tellement bon photographe, que c’est presque too much .
Mais le monde entier connait ses images, le plus souvent sans même savoir son nom. Elles font partie de l’Histoire, et comme dit Patrick Chauvel, autre grand reporter de l’enfer « On n’est pas là pour parler de nous, mais d’eux, de ceux qui souffrent. »
Néanmoins, en 2001, Christian Frei a réalisé un film « War photographer » dont Nachtwey est le héros. Un film, où grâce à une petite caméra installée sur l’appareil photo du reporter, le spectateur – vous, moi – a l’impression d’être à la place du photographe mondialement connu. Passionnant. Epoustouflant.
Sur la couverture du DVD, une photographie montre Nachtwey en jeans et chemise blanche, un genou à terre en train de « shooter » un mitrailleur. L’effet zoom fait penser qu’ils se « fusillent » à bout portant.
Comme il est beau gosse, on croit voir Robert Redford du temps de sa splendeur. C’est Hollywood. Mais, hélas, en réalité, ça ne l’est pas du tout. Sur les photos de Nachtwey, on meurt véritablement. Dérangeant.
Ses confrères l’appellent « Jim ». Le bonhomme pourtant n’incite pas à la familiarité. Grand, sec, calme – ou plus précisément posé -, l’homme par son attitude physique parait vous mettre à distance. Il parle doucement, presque faiblement.
Son regard, la plupart du temps, semble vous traverser comme si vous étiez invisible. En fait, évidemment, il est extrêmement attentif. Il vous scrute, mais sans en avoir l’air. J’en ai fait l’expérience. Je voulais rencontrer l’homme et c’est pour ça que je suis là.
Une photo peut changer le cours de l’Histoire
« J’étais étudiant dans les années 60, une époque d’agitation sociale et de questionnement et au niveau personnel, d’idéalisme émergent. La guerre au Vietnam faisait rage : le mouvement des droits civiques était en route et les images avaient une puissante influence sur moi. Nos chefs militaires et politiques nous disaient une chose et les photographes nous disaient quelque chose d’autre. Je croyais les photographes et des millions d’autres américains ont fait de même »* a-t-il maintes fois raconté dans différentes interviews ou déclarations.
« Leurs images alimentaient un mouvement de résistance à la guerre et au racisme. Leurs photos ne faisaient pas qu’enregistrer l’histoire, elles aidaient à changer le cours de l’Histoire…/… Je comprenais que la photographie documentaire a la capacité d’interpréter les évènements de leur point de vue et donne une voix à ceux qui sinon n’auraient pas la parole. » *
Cela, nous l’avons en commun. Comme avec Eugene Richards, je ressens une certaine connivence. Enfin c’est beaucoup dire, nous sommes de la même génération, celle qui eut tant d’espérances. Lui, visiblement, il les a gardées intactes, ou plutôt transformées en une volonté implacable et une exigence de tous les instants, même si il a connu, connait des moments de doute et de difficulté.
Ne vous imaginez pas qu’un homme qui a reçu tous les prix qu’un photojournaliste peut recevoir roule sur l’or. Il a obtenu cinq fois la Robert Capa Gold Medal, deux fois le World Press Photo Award et sept fois le titre de Magazine Photographer of the Year etc… Cela ne l’empêche pas d’avoir connu, encore récemment, de sérieux soucis financiers. Il n’y a pas de boulot plus risqué et plus mal payé que reporter de guerre. C’est un vrai scandale pour lequel, mis à part des articles, on ne fait rien car tout le monde s’imagine que cela touche peu de gens.
Grossière erreur ! Le travail de reporter comme Nachtwey c’est de nous défendre, vous et moi, contre les barbaries qu’ils vont voir de près pour nous les épargner. « C’est un des meilleurs gardiens de la paix » dit son confrère Patrick Chauvel qui connait le boulot.
L’immense intérêt de l’exposition de la bibliothèque municipale de Lyon, c’est cela : donner la parole à tous les martyres de tous ces conflits qu’il a – comme on dit – « couverts ». De la Roumanie (1990) aux Balkans (1993-1999), de la famine en Somalie (1992) au génocide du Rwanda (1994), des guerres d’Irak (2003-2006) et celle d’Afghanistan en passant par l’Afrique du Sud où il était encore deux mois durant, ce dernier printemps, en « assigment » (ndlr : en commande) pour le National Geographic. « Jim » ne fait que des sujets « légers » comme le sida et la tuberculose par exemple !
On se demande comment cet homme fait pour supporter tout cela. Il y a dans ce photographe, comme chez quelques autres de ses confrères, un ressort quasi incompréhensible pour des humains comme vous et moi. Ils sont en mission. Ils veulent nous montrer, à nous les peuples tranquilles, l’horreur de la guerre pour que nous comprenions que la paix est un combat de tous les instants… Nous on regarde, et on les laisse crever de faim ou peu s’en faut.
Cette exposition de retour de Suède et d’Italie, ira, après Lyon, en Espagne… La pièce maitresse « Le sacrifice », un collage de neuf mètres de long composé de 60 photographies N&B prises dans les hôpitaux d’Irak n’existe qu’en deux exemplaires. « C’est le Guernica de la photographie contemporaine » s’exclame Alain Mingan. L’autre exemplaire est exposé jusqu’au 14 novembre 2010, au Paul Getty Museum de Los Angeles, dans le cadre d’une exposition collective « Engaged observers : documentary photography since the sixties » ** où l’on retrouve entre autres des images de Philip Jones Griffiths, de Leonard Freed, d’Eugene et Aileen Smith, des confrères qui l’ont amené à faire ce métier.
Normal mais supérieur …
A l’ENS de Lyon, l’amphi est comble. Malgré ma canne de « malvoyant » j’ai peine à trouver une place assise. Le jeune homme qui m’a guidé dans le métro lyonnais n’avait visiblement pas bac + 5 mais il était « plus réactif » et m’avait proposé de m’accompagner là où j’allais… Devant mon refus et mes remerciements il m’a quitté sur ses mots : « C’est normal Monsieur, je suis musulman, priez pour moi. » A l’ENS de Lyon, on n’est pas croyant, mais étudiant. Passons…
Alain Mingan, le commissaire de l’exposition, présente aux futurs enseignants le reporter: « L’américain qu’il est, a toujours manifesté un véritable souci d’indépendance intellectuelle et politique, c’est un paramètre essentiel de son métier. Quand Bush demandait aux journalistes de quitter Bagdad, Nachtwey avait répondu qu’il resterait car c’était son devoir de journaliste américain…/… Il a toujours défendu la liberté de la presse et n’a jamais succombé à la complaisance face aux demandes de son pays…/… Il est pour nous tous un photographe extrêmement présent, non pour tirer profit de la dénonciation du mal, mais pour nous le montrer et nous en faire prendre conscience. »
Quand on parle du mal, il y a toujours un fonctionnaire de l’administration américaine pour se manifester. Celui-là est attaché culturel, ou quelque chose comme ça, au consulat des Etats-Unis à Lyon. Et la question porte, évidement, septembre oblige, sur le « nine/eleven ».
« Ca se passait chez moi »
Ce jour là, James Nachtwey vient de rentrer à New York en provenance de Perpignan. Il était au festival « Visa pour l’image » où il présentait la nouvelle agence VII dont il est l’un des fondateurs. Pour dépanner un confrère, le voilà au cœur de la « grosse pomme », à quelques blocs des Twin Towers.
J’emprunte à Michel Guerrin, du quotidien Le Monde***, une citation plus précise que la version qu’il donne à Lyon : « Je prépare du café lorsque j’entends un bruit métallique, comme si quelque chose percutait le toit. Je regarde par la fenêtre : une fumée noire s’échappe de la tour sud. Alors que je rassemble mes appareils, la tour nord brûle à son tour. J’avance à travers la foule qui fuit et je commence à photographier les blessés. Au moment où je cadre la tour sud et la croix d’une église voisine, au premier plan, le gratte-ciel s’écroule. »
Ce qu’il ne dit pas à Lyon – par pudeur ou lassitude – c’est qu’il a failli mourir.
« Alors que je prends des photos, j’entends un bruit de cascade au-dessus de ma tête. Je lève les yeux et je vois la tour nord qui tombe droit sur moi. En une fraction de seconde, je réalise que je tiens une vision magnifique mais que si je lève mon appareil ne serait-ce qu’un instant, je ne survivrai pas. »
A Lyon, il ajoute : « En fait, j’étais en zone de guerre. C’est une situation que je connais bien, ça n’avait donc rien d’extraordinaire sauf une chose : ça se passait chez moi ! »
« Traumatisé ? Non. Je fais mon métier… »
Polo noir, jeans, Nachtwey parle si doucement qu’on l’entend à peine. Il a peu de réactions visibles face aux questions – un peu confuses – des futurs profs, sauf quand l’un d’entre eux lui demande si d’assister à tant d’horreurs sur tous les continents ne fait pas de lui un traumatisé.
« Traumatisé ? Non. » La réponse fuse. « Je fais mon métier. Bien sûr je ressens des émotions quand je suis confronté à des horreurs comme au Rwanda. Je porte avec moi ce que je vois mais c’est mon job. Je ressens les choses, mais je dois rester opérationnel ». Un temps, puis « c’est comme tous les métiers il ne faut pas s’effondrer, il faut continuer son travail. »
Question de la salle : Est-ce qu’il vous est arrivé de ne pas photographier une scène trop horrible ?
Il réfléchit. « Une fois, à mes débuts, au Salvador, j’ai été confronté à une scène atroce et je n’ai pas photographié. J’ai fait demi-tour. J’ai marché tout droit, et puis je me suis dit que je n’avais pas le droit. J’ai fait une seconde fois demi-tour et j’ai été photographié la scène. »
« Normalement, j’essaie toujours d’être là où ça se passe, mais vous savez c’est souvent difficile d’atteindre la ligne de front. Ça prend beaucoup de temps. Le nom de photographe de guerre est très impropre car il se passe beaucoup de choses à l’arrière. A la place j’ai proposé : reporter du combat des hommes. »
Question de la salle : Après avoir fait vos photos, que faites vous en rentrant chez vous ? Vous faites des photos pour votre plaisir ?
« Non » c’est la réponse à la deuxième question qui jaillit ainsi. Pour la première partie: « Quand j’ai fini. Je rentre rarement chez moi, mais plutôt à un camp de base, et là, je passe beaucoup de temps à éditer mes images. Lorsque je fais mon choix, il m’arrive parfois d’avoir un choc émotionnel plus grand que lors de la prise de vue. Quand je suis sur le terrain, je suis dans l’action ».
Marion Mertens, rédactrice-en-chef adjointe de Paris Match, qui connait bien Natchwey lui demande de préciser les différences qu’il y a entre son travail du temps de l’argentique et maintenant à l’ère numérique.
« A la prise de vue, je n’en vois pas vraiment. » répond le reporter « Mais maintenant on doit faire l’éditing (ndlr: le choix des meilleures photos) et les envoyer tous les jours. Avant avec l’argentique, on n’expédiait pas les films tous les jours, uniquement pour les « bouclages » (ndlr : le jour avant l’imprimerie). On rentrait à l’hôtel et on écrivait les légendes des photos du jour, mais surtout, on cherchait de nouvelles informations pour le travail du lendemain. Avant on continuait à faire un travail d’investigation, de journalisme donc on allait plus loin dans l’information. Maintenant, le soir, on regarde le passé, on repasse le travail de la journée au lieu de s’intéresser au futur. »
Enfin un sourire, petit moment de détente
Le vendredi soir, au vernissage de l’exposition, il y a beaucoup de monde, Sylvie Aznavourian, directrice des collections photographiques de la Bibliothèque municipale de Lyon est contente. Elle le mérite car l’exposition est parfaite à tout point de vue. Espèrons que l’adjoint à la Culture de la mairie, Georges Kepenekian, saura défendre son prochain budget !
A la fin du vernissage, arrive en courant Patrick Chauvel, grand reporter. « Nous ne nous voyons pas souvent avec Jim, mais nous sommes amis. Nous n’avons pas du tout le même style photographique, mais lui comme moi, nous essayons de donner une voix à ceux qui n’en n’ont pas. » Le bouillant Patrick Chauvel salue le calme « Jim » qui, pour la première fois de la journée sourit. Ceux qui ont pour métier de visiter l’enfer se comprennent.
Nous, la moindre des choses que l’on puisse faire, c’est d’aller voir leur travail pour ne pas dire à nos enfants : on ne savait pas.
Michel Puech
20 septembre 2010
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L’exposition
Jusqu’au 15 janvier 2010 à la galerie de la bibliothèque municipale de Lyon (BML) Part-Dieu, 30 boulevard Vivier-Merle. Ouverture du mardi au samedi de 10h à 19h (samedi à 18h) entrée libre. Informations au 04 78 62 18 00
Retrouvez l’exposition sur www.bm-lyon.fr
« James Nachtwey, War photographer » de Christian Frei sera projeté à la BML le vendredi 5 novembre à 18h30 en présence d’Alain Mingam et de Christian Frei (sous réserve). Ce film a reçu l’oscar du meilleur documentaire 2002.
Plus sur James Nachtwey
• Son site personnel, avec de nombreuses photographies et sa biographie
• L’enfer de James Nachtwey – Edition Phaidon
• Le site de l’agence VII
• Photos de Nachtwey et articles d’Alain Mingan dans Polka (plus accessible)
• Sur YouTube, un montage d’un cours de photographie…
Notes
*Discours de James Nachtwey à la TED octobre 2008
** « The Sacrifice » au JP Getty Muséum
*** James Nachtwey, en direct de l’enfer par Michel Guerrin / Le Monde (Edition du 11.09.02)Dernière révision le 26 mars 2024 à 4:51 pm GMT+0100 par Michel Puech
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