« Lorsque André Perlstein débarque à Paris, la décennie 70 pointe son nez dans les ultimes soubresauts des années 60. Tout bouge dans cette nouvelle France qui envoie son grand homme à la retraite. De Gaulle à La Boisserie, c’est le solde de tout compte des soixante premières années du siècle avec son sombre cortège de guerres mondiales et coloniales. » écrit Denis Jeambar dans le livre « Chronique des années 70 » qui vient d’être publié par les Editions du Seuil. Déjà au top des ventes dans les librairies françaises.
A Paris, dans le quartier chic de Passy, dans le 16ème arrondissement, le 21 octobre dernier il y a foule à la galerie Ateliers J . La foule des amateurs de photographies certes – mais également et surtout – la foule des journalistes des magazines, L’Express, Le Point, L’Expansion, Elle et tant d’autres, pour lesquels André Perlstein a photographié pendant trente ans, toutes et tous : acteurs, comédiennes, chanteurs, écrivains, danseurs, musiciens, hommes politiques.
Quelques jours plus tard nous nous retrouvons pour une visite commentée et pour un confraternel déjeuner. Son téléphone n’arrête pas de sonner : télévisions, radios, magazines… « C’est vraiment marrant. J’étais tranquille, peinard, et tout à coup, c’est comme si la vie d’avant reprenait le dessus. » s’exclame-t-il ravi.
Isabelle Adjani à quinze ans
La photo star de l’exposition, c’est celle d’une star : Isabelle Adjani à quinze ans ! « A l’époque, j’habitais un petit hôtel, rue de Saussure » raconte André Perlstein. « André Dussolier et Jacques Villeret vivaient dans le même. Je croise Dussolier dans l’escalier, mon boitier à l’épaule. T’es photographe ? A la campagne, près de Rambouillet, je fais des photos de lui, de Villeret et de leur copine Adjani… Cette photo est restée quarante ans sans être publiée. Mais pour le livre et l’exposition Isabelle a accepté. Par la suite, elle est devenue une amie que j’ai beaucoup photographiée, en particulier à Los Angeles, pour « Elle ».
Jacques Dutronc, « beau gosse »
« Lui il faisait tout le temps l’âne pour Lelouch, dont j’ai été le photographe de plateau pendant des années. Dutronc c’est vraiment un mec drôle. Un jour de tournage, il devait embrasser sur la bouche l’héroïne dans une traction avant, cette vieille Citroën. Il avait amené sur le tournage un copain qui boitait et qu’il appelait « Mon valet » ! Le gars avait à l’épaule une musette dorée contenant une bouteille de scotch, un gobelet et une boite de cigares. Ce jour là, on tournait à cinq heures du matin, Dutronc a crié « Valet ! ». Dutronc a bu une rasade de whisky, fumer un gros cigare et embrasser Marlène Jobert sur la bouche. Stoïque, elle n’a rien dit. »
Serge Gainsbourg en judoka
« Je faisais des photos de Gainsbourg pour « Elle » et, c’était un reportage important qui devait faire plusieurs pages. J’avais donc un assistant. Gainsbourg lui a demandé d’aller acheter deux bouteilles de pastis. C’était le matin et moi, je buvais peu mais lui, il a sifflé une bouteille. En sortant du studio, il voit un costume de judoka. Il me dit pourquoi on ne fait pas une photo avec ça…».
Roman et Sharon à l’hôtel
« Celle-là, c’est Roman Polanski avec Sharon Tate, à Paris, rue des Beaux-Arts. – Songeur – Quelques mois après elle a été assassinée. J’ai fait cette photo dans la rue, mais j’ai toute une série d’eux deux. Sharon, je l’ai eu devant mes objectifs pendant une demi-heure dans sa chambre d’hôtel, mais à l’époque je ne savais pas photographier les femmes… Et dire que, plus tard, j’ai été photographe de mode pendant quinze ans ! »
Au 15ème à 2
Jean-Louis Barrault avec Madeleine Renaud. « Y’a pas un brin de lumière, c’est fait à la Kodak Recording, 3200 ASA, un quinzième de seconde, pleine ouverture… J’adore ça. J’ai horreur du flash. Quand j’y pense aujourd’hui, je me dis que j’étais complètement cinglé, jamais de flash… Moi, ma vitesse préférée, c’est le 15ème de seconde à 2 d’ouverture. Il y a une sensualité dans le déclenchement… Il faut être très concentré. Mais déclencher au 15ème avec un Leica, c’est… »
« Le numérique tu as toujours de la lumière donc ça t’enlève de la concentration. La concentration et la sensualité du déclencheur, je pourrais en parler pendant des heures… Et aussi le fait de n’avoir que 36 vues. La contrainte ! »
On passe d’une salle à l’autre, car la galerie est composée d’une boutique, d’un atelier et d’un appartement de trois pièces.
« Celle-là, c’est Pierre Cardin et Jeanne Moreau, à un moment ils faisaient croire à la presse qu’ils allaient se marier. Quelque temps après je vais photographier Jeanne Moreau sur un tournage. Elle vient vers moi et me dit « Est-ce que vous voulez bien dîner avec moi ? ». Moi, j’étais jeune, plutôt beau gosse avec mon blouson de cuir … Mais très timide. » Il rit et passe à une autre photo : « Le jour où Zizi Jeanmaire et Roland Petit ont racheté le casino de Paris. »
Mode et pattes d’éléphant
« On m’a envoyé voir Katharine Hepburn. Elle rit sur la photo parce qu’au moment où je la fais cette photo, mon pantalon à pattes d’éléphant super moulant a craqué avec un bruit caractéristique. » André Perlstein en rigole encore.
« Ah celle-là… – Une photo d’Yves Saint-Laurent – J’étais dans mon lit, je dormais, le téléphone sonne et l’attachée de presse d’Yves Saint-Laurent me dit : venez vite, il crée ! Je fais cette photo, puis juste après il s’effondre en pleurs… Pierre Bergé l’a pris par les épaules, mais je ne savais pas qui il était pour Saint-Laurent donc je n’ai pas fait la photo ». Un silence.
Le démon des photos ratées hante toujours les photographes. Il enchaîne : « Miles Davis qui marche entre deux solos… Je l’ai chopé au petit télé entre deux micros. La photo c’est aussi un coup de bol… Tu vois là, – il montre une photo de Léo Ferré – c’est la chance, un coup de vent et paf le rayon de lumière qui tombe là où il faut. »
Un peu plus loin : Eugène Ionesco. « Lui c’était l’horreur ! T’as vu la bouteille de rouge à côté de lui… C’est chez lui, 83 boulevard du Montparnasse… Je m’en souviens comme si c’était hier. Il m’a tellement stressé. Du début à la fin, il n’a rien dit, pas un mot. Je n’allais pas lui dire : alors monsieur Ionesco, la cantatrice chauve comment elle va ? » Il rit.
On passe à Claude Nougaro « en répétition chez lui », puis à Dennis Hopper « à Cannes pour son film Easy rider »… Perlstein caracole dans les salles avec quarante ans de moins sur les épaules.
Truffaut et Jean-Pierre Léaud, Truffaut et Coluche…
« Je faisais un reportage sur Coluche et je m’étais lié d’amitié avec Paul Lederman. Il m’appelait donc chaque fois qu’il y avait un bon coup à photographier. J’ai beaucoup de photos de Coluche. Sur celle-là, c’était l’époque d’un récital à Bobino. On se marrait bien, donc j’y allais presque tous les soirs… Et ce soir là, Paul me dit qu’il est dans sa loge avec Truffaut, vas-y mais tu fais vite. Comme d’habitude pas de flash… C’est du 8ème de seconde au Leica M3. Là une photo de Coluche avec son fils Romain, et sa femme… – un silence -. En fait, dans la vie courante, il n’était pas marrant. Je suis allé souvent chez lui et parfois, il était assez infect. »
Charlie Chaplin à Londres
« Chaplin avait cédé ses droits d’auteur… On m’envoie à Londres où je suis logé dans le même hôtel : le Savoy. J’attends que son entourage m’appelle pour LA photo. J’attends six jours… Il n’y avait évidemment pas de téléphone portable donc je ne quittais pas l’hôtel. Un matin, on me sonne, vous montez à tel étage… On me précise : pas de flash pour ses yeux. Je rentre dans une chambre sombre et son valet me l’amène dans une chaise roulante. Le garde du corps le met debout. Je ne savais pas quoi faire. Il était comme une statue, alors je lui donne un bouquet de fleurs qui était sur une table … C’est du 15ème de seconde. J’ai une autre série… – Silence – Mais il est pitoyable dans son fauteuil roulant et par respect je n’ai pas voulu les exposer. Cinq minutes après la prise est finie, son garde du corps me dit, si tu veux demain on va le promener à Hyde Park …Je n’y suis pas allé, j’ai trop de respect pour ce grand monsieur et son œuvre. »
Le cercle rouge
Nous nous arrêtons devant un grand format, une photo célèbre : Melville et son chapeau de cow-boy entouré de Périer, Bourvil, Montand et Delon ! « Françoise Giroud a été scénariste de Melville et lui il avait reconstitué, en studio, la librairie de L’Express rue de Berri à côté des Champs-Elysées. Françoise Giroud m’envoie faire des photos. Melville me dit : demain matin je veux les photos à huit heures précises. Sur un ton ! Le coup de bol, c’est que son photographe de plateau tombe malade. Le lendemain Melville a téléphoné à Françoise Giroud et je suis resté huit jours comme photographe de plateau sur son film « Le cercle rouge »
« Ah… – il rit – d’Ormesson allongé sur la peau de panthère ! Je ne sais plus pourquoi mais on a bu ensemble quelques verres de whisky. Un peu trop. Je suis resté longtemps chez lui en faisant des photos. Le lendemain Claude Imbert, rédacteur-en-chef, me dit nous n’avons pas l’habitude de censurer les photographes mais d’Ormesson m’a téléphoné pour la photo sur la peau de panthère… On ne la publie pas. Mais, quarante ans plus tard il y a prescription…».
Politique et société
Travailler pour « L’Express » et « Le Point », c’est faire aussi beaucoup de reportages politiques : Marchais en train de chercher son portefeuille, « mais en fait c’est de sa carte du parti qu’il s’agit, pour voter à un congrès. » A côté, « Pinay à Saint-Chamond avec ses groupies…Elles l’aimaient leur petit Pinay si économe…».
« J’aime beaucoup cette photo que j’ai faite dans le bistrot de Colombey-les-deux-églises pendant l’enterrement du général de Gaulle, le type qui sirote, la photo de Johnny à coté de celle de l’appel du 18 juin… La France, quoi ! Manuel Bidermanas « couvrait » l’église, moi ce qu’on appelle les « à-côtés ». « Paris-Match » avait envoyé Michel Le Tac qui est resté dans le clocher pour faire la grande photo du cercueil vu d’en haut, mais il s’est tapé les cloches pendant des heures ! » Perlstein éclate de rire à ce souvenir et enchaîne « Pompidou et Chirac la clope au bec, je l’ai revendue au printemps au Point qui en a fait une double page. C’est une photo prise à Strasbourg. Je connaissais bien le garde du corps de Pompidou : je lui ai filé un billet de cent balles et il m’a fait entrer dans la taverne où il dînait après le congrès. Là encore, c’est du 8ème de seconde. »
Plus loin, Simone Veil une cigarette à la main, Giscard d’Estaing dans sa Renault 6 avec son épouse Anne-Aymone, « il l’emmenait au marché…». Rire. Au Congrès de l’Union de la Gauche à la Porte de Versailles « Sans flash au 30ème dans la cohue, entre les jambes d’un autre photographe, je réussis à faire Mitterrand, Marchais et Fabre dans l’ordre de leur importance politique de l’époque, j’ai fait des jaloux ! »
On arpente la galerie, André Perlstein raconte anecdote sur anecdote. Il revit l’époque. « Là ce sont les chanteurs de l’époque … Je ne me rappelle pas de tous les noms, mais ils sont dans le bouquin. » Puis, face à une photo d’un ouvrier « C’est à Renault. Un peu démago comme photo».
Mais devant une image d’un homme qui pousse une Renault Dauphine dans un embouteillage, il rigole « Ca c’est Paris ! »
« Et ça, Ibiza en 68 »
Un couple remonte de la plage… Je reconnais l’ile de Formentera. « Exact ! » me confirme le photographe. J’étais à «L’Express» et j’accompagnais André Bercoff, jeune reporter. Le premier soir, un copain écrivain de Bercoff nous invite dans sa « finca ». Il y avait des boissons bizarres… Je cherche mon Bercoff. Plus d’André. J’ai mis huit jours à le retrouver. Le sujet du reportage c’était la drogue. On me dit qu’il faut aller à Formentera car c’est là que ça se passe … Ah « San Fernando » ! Le « Blue bar »… Je vois deux silhouettes sur une plage, j’arrête mon scooter de location, je tape une photo et dans le téléobjectif qui je vois ? Bercoff avec une superbe nana ! Il était tout rouge. Ce juif libanais ne supporte pas le soleil. Je râle. Il me répond : mais soit cool mec ! On a téléphoné au journal, et on est resté huit jours de plus sur le reportage. C’était une autre époque. »
L’offensive à la retraite
L’histoire de cette exposition et de ce livre commence par huit cartons qui dorment dans un bureau. Ils contiennent quinze ans de photographies « shootées » pour « L’Express », de Françoise Giroud et de Jean-Jacques Servan Schreiber « Mon boss adoré ! Lui il était trop sympa, un vrai homme de presse, un peu paternaliste sur les bords mais il m’aurait fait faire n’importe quoi. Quand il parlait tout le monde l’applaudissait, mais un jour il est devenu fou : il a voulu devenir Président de la République. Dommage. »
André Perlstein, a quitté ce monde de la photo de news pour celui de la beauté, de la mode quand un méchant crabe lui rappelle que les années ont passé.
Quand l’horizon s’assombrit, certains hommes ont l’élégance de faire le ménage. André Perlstein ouvre ses huit cartons, en extrait un négatif, puis un autre. Un autre encore… « Je me suis dit : tu travaillais pas mal mon gars ». Il montre quelques photos à des amis, et naturellement à Denis Jeambar qui a dirigé « Le Point », « L’Express », « Europe 1 » avant de passer dans le monde de l’édition. Denis Jeambar s’enthousiasme : direction Le Seuil, et en final, un bel ouvrage où se conjuguent le talent d’un reporter d’images et une grande plume au trait précis et riche en émotion.
Juif d’origine allemande
« Il faut que tu comprennes » me dit André Perlstein en s’asseyant dans un petit restaurant typiquement parisien jouxtant la galerie. « Je suis un voyou ! » On le sait, beaucoup de reporters de presse le sont. Je souris. Il insiste : « Mais si, j’ai volé des mobylettes, tu sais les Motobécanes bleues. Je me suis retrouvé à 16 ans et demi chez les gendarmes. Ils m’ont donné le choix : la maison de correction ou l’armée. J’ai choisi l’armée et c’est comme ça que je suis devenu photographe. »
S’il est né le 17 mai 1942, c’est par hasard. Si son père a quitté la France de Vichy pour aller en Sarre, c’est parce qu’il aimait trop le football et que l’Etat français l’avait interdit aux juifs. En Sarre, les nazis envoient le père en camp d’extermination… Si le petit André se retrouve dans une famille d’accueil au Chambon-sur-Lignon, c’est que sa mère tuberculeuse est décédée … La vie n’est pas rose, dans les années 50 pour l’adolescent qui fait le maçon, travaille sur les péniches sur le Rhône, et maraude.
L’armée, ce n’est pas drôle non plus, mais il apprend à faire des photos, des identités, qu’il développe et tire au laboratoire du régiment. Dégradé à la suite d’une bagarre avec un sergent-chef, il erre sur la base aérienne de Colmar, tenue négligée, Nikon au cou… « T’es photographe ? » Un jeune homme en bel uniforme l’informe qu’il a en charge le journal de la base. Il s’appelle Jean-Marie Cavada, il fait son service militaire. Outre les photos pour la gazette du régiment, les week-ends sont vite occupés à photographier Rika Zaraï, Mireille Mathieu, Johnny Halliday, Eddy Mitchell pour un journal de programmes de télévision ou Ils pigent.
« A nous deux Paname »
« Le 26 avril 1966, démobilisé, j’arrive à Paris avec une adresse en poche et pas de logement. » Le contact que Jean-Marie Cavada lui a donné, c’est le photographe Michel Holsnyder (ndlr : photographe de charme) qui le prend comme assistant au « Studio des acacias ». « C’est avec lui que j’ai appris à traiter la beauté, la lumière… ». La lumière …
Mai 68 explose. André Perlstein est dans la rue, avec son premier Leica, et après son boulot. « Les flics chargent, tabassent les gens, je me réfugie dans un café… Un type à lunettes et moustache me regarde : c’est Jean-Noël Gurgand alors rédacteur-en-chef technique de L’Express. Je me retrouve pigiste à attendre dans le couloir du service photo le bon vouloir de Marc Nicolas. Il y a des photographes salariés : Manuel Bidermanas, Christian Taillandier, Jean Pierre Durel, Jean-Régis Roustan … Mais moi, je suis toujours là, disponible pour les soirées, les reportages de nuit … Le 16 août 1968 Georges Walter, grand reporter part à Prague. Il a besoin tout de suite d’un photographe et je suis là … ». Les chars russes aussi.
André Perlstein sera longtemps sur les bons coups, et c’est un vrai bonheur de parcourir cette exposition et feuilleter ce livre « Chronique des années 70 ». « Les photos d’André Perlstein sont donc une lecture personnelle de cette période. » écrit Denis Jeambar
« Mais elles sont singulières parce qu’elles vont bien au-delà de l’instant où elles ont été saisies pour nous restituer et nous raconter toute une décennie. Elles dépassent donc le temps de l’observation instantanée, elles nous arrêtent et elles nous renvoient à ce passé. Ce ne sont pas des photos choc parce qu’elles ne sur-construisent pas la réalité et ne cherchent pas non plus à l’interroger à travers les personnages » conclut Denis Jeambar, mais ces personnages « nous touchent, nous émeuvent et nous étonnent parce qu’ils étaient animés d’une inébranlable confiance dans l’avenir et qu’ils nous rappellent le refrain trop souvent oublié de l’optimisme. »
Michel Puech
Livre : Chronique des années 70 d’André Perlstein et DenisDernière révision le 21 octobre 2024 à 5:37 pm GMT+0100 par la rédaction
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