Exclusif: Mercredi 29 juin 2011, le procureur de la République auprès du Tribunal de Grande Instance de Paris accuse réception d’une plainte simple pour délit d’organisation frauduleuse d’insolvabilité, abus de bien social et abus de confiance visant la société Corbis propriété de Bill Gates !
Les plaignants sont actuellement cinq, mais il n’est pas exclu que leurs rangs se renforcent. Les hommes qui s’attaquent aux sociétés de l’une des personnalités les plus riches du monde, ne sont que de petits photographes, leurs noms sont inconnus du grand public, mais pas des professionnels de la photographie et de la presse. Ils ont reçu au cours de leurs carrières les prix les plus prestigieux.
70 années/homme au service de Sygma
A eux cinq, ils totalisent plus de 70 années/homme de travail au service de l’agence de presse Sygma, issue d’une scission de l’agence Gamma et renommée Corbis-Sygma après son rachat en 1999.
Nés entre 1942 et 1963, les plaignants sont de ces vieux briscards qui ont fourni à l’agence Sygma quelques uns de ces reportages historiques, nectar des commémorations les plus diverses. Leur expérience des terrains les plus variés du photojournalisme ne les a pas protégé du tsunami numérique et des crises diverses et multiples qui ont emporté dans de douloureuses tourmentes les trois grandes agences françaises : Gamma, Sygma et Sipa.
Jeudi 30 juin dernier, 4, place André Malraux, Jean-Philippe Hugot du Cabinet HugotAvocats montre à « La Lettre », les accusés de réception du procureur concernant la plainte simple qu’il a déposée au tribunal.
Maître, quelles sont vos raisons pour porter plainte ?
Mes clients, comme de nombreux photographes, ont été extrêmement surpris par l’annonce de la liquidation judiciaire de la société. Ils ont été encore plus étonnés par la raison avancée de cette liquidation, à savoir une décision de justice rendue par la Cour de Paris qui a condamné Corbis Sygma à payer des dommages et intérêts à un photographe.
Par la suite, en réunissant des pièces dans ce dossier, il est apparu que le patrimoine de la société Corbis Sygma avait été transféré à la société de droit américain Corbis Corporation sans la trace d’une compensation quelconque pour la société Corbis Sygma.
Sous l’appellation « d’initiative Sygma » de nombreux photographes ont été largement «encouragés » à transférer leur droits à la société Corbis Corporation, ces transferts de droits intervenaient sans que la société française Corbis Sygma ne soit intéressée dans la transaction.
Le soupçon de mes clients a été renforcé par le composition des capitaux des sociétés concernées par cette opération, où il apparaît entre les sociétés françaises et américaines une très forte communauté d’intérêt. Dès lors, il apparaissait parfaitement légitime que ces faits soient dénoncés au Procureur de la république par mes clients dans leur plainte, afin que ce dernier puisse mener les investigations nécessaires pour comprendre exactement ce qui s’est passé entre ces deux sociétés, et ce qui est advenu du patrimoine photographique de la société française. Il convient également de comprendre alors quelles sont les raisons de cette liquidation, qui pour mes clients, ne peut et ne doit pas être liée au transfert du patrimoine photographique.
Quels sont les suites prévisibles de la plainte ?
La plainte a été enregistrée la semaine dernière et le Procureur de la république peut débuter les investigations à sa convenance. Pendant les trois premiers mois des investigations, le ministère public n’est pas tenu de nous indiquer quelle suite il entend donner à la plainte. Nous attendons donc sa position.
Histoire : Bill Gates s’offre Sygma…
Pour mieux comprendre l’enjeu de cette plainte, il faut faire un peu d’histoire. En 1989, William (Bill) Gates poussé par sa passion pour Leonard de Vinci – c’est du moins la légende – crée Interactive Home Systems rebaptisée quelque temps plus tard Continuum Production avant de prendre le nom de Corbis.
Au début la société se fourvoie, sans grand succès, dans différentes directions avant de s’attaquer à l’image numérique. Totalement indépendante de Microsoft, Corbis Corporation est une société non cotée en bourse, propriété de Bill Gates à titre personnel avec des bureaux principaux à Seattle, mais dont le siège social est 502 Est John Street, Carons dans le Nevada. Un état connu pour son extrême libéralisme financier : pas d’imposition, pas d’obligation de dépôt de compte pour les sociétés, pas d’accord de transmission d’information à quiconque… Une île « financiaro-paradisiaque » au milieu des Etats-Unis d’Amérique.
En quelques années, Corbis Corporation va acquérir d’immenses fonds de documents visuels, les stocker dans des entrepôts spécialement équipés, en numériser une partie, et en faire commerce via des CD Rom.
Mais à partir de 1994, sous l’impulsion du Vice-Président Al Gore, admirateur du succès du Minitel français, l’Internet devient le vecteur du développement des Etats-Unis. Alors que de nombreuses sociétés américaines de l’informatique (HP, Oracle, Sun etc.) suivent l’impulsion du politique. Bill Gates hésite encore…
En 1999, Corbis Corporation fait une acquisition importante : le fonds Bettman, l’une des plus importantes collections de photos au monde : environ seize millions de clichés.
Dès l’année suivante, s’en est fini des incertitudes du big boss, le web triomphe. Corbis se met à commercialiser des droits de reproduction aussi bien pour les particuliers que pour tous les secteurs consommateurs d’illustrations : les industries, la publicité, l’édition et la presse.
Corbis s’intéresse alors – et entre autres – à l’agence Sipa Press avec laquelle elle a conclu un accord de diffusion en 1997. Mais Göksin Sipahioglu, son fondateur, est une personnalité incompatible avec la vision américaine du business. Bill Gates ne pourra l’acheter : « J’ai refusé 23 millions d’USD » se plait à raconter le vieux turc.
Le 10 juin 1999, la prestigieuse boutique d’artisanat de luxe qu’était Sygma, ne résiste pas à la révolution numérique et, devient l’une des filiales du groupe industriel de communication qu’est Corbis Corporation. Mais, en fait, détail capital, Sygma n’est pas acheté directement par la société Corbis Corporation, mais par Corbis-France.
Corbis-France est une société en nom personnel (EURL) de droit français fondée quelques mois auparavant pour prendre des participations ou acheté des sociétés françaises. Elle est entièrement détenue par Corbis Corporation, laquelle est – comme on sait – l’unique propriété, en nom personnel, de Bill Gates.
L’agence française de presse Sygma est donc la propriété du génie de l’informatique : quelques dizaines de millions de photographies du patrimoine français commencent en réalité à migrer – sans que la République n’y voit pas d’inconvénients – dans les main d’un citoyen d’un pays étranger…
La propriété des images, le petit caillou dans la basket de Gates.
Le 29 novembre 2001, les 191 salariés de Corbis-Sygma apprennent que 93 d’entre eux vont être licenciés. A Seattle, Steve Davis et Tony Rojas, les deux co-présidents de Corbis ont décidé de faire le ménage, cela porte un nom : externalisation.
Les photographes salariés sont licenciés, mais on leur propose d’acheter leurs archives, ou de créer des sociétés qui factureront à Corbis, comme sous-traitant. Une « nouvelle mode » qui va faire recette, et vide petit à petit, le statut social des photojournalistes français. On le voit à l’œuvre, en autre, chez Gamma-Rapho, et on le verra bientôt chez DAPD-Sipa.
« Corbis Sygma Preservation and Access Facility »
Le 12 février 2002, Corbis-Sygma adresse aux photographes un document intitulé « Cadre juridique des relations futures entre les photographes et Corbis concernant l’exploitation des archives ».
Ce document propose un choix entre diverses solutions dont, essentiellement, un contrat de licence américain ou un contrat de cession français. Les six solutions proposées sont complexes, particulièrement celle qui consiste à signer des contrats de droit français. Il faut par exemple que le photographe crée une société… Et, à l’époque, on ne fait pas encore cela d’un clic. Et puis il faut faire des factures, tenir une comptabilité, toutes choses qui ne sont pas souvent dans les cordes d’un photojournaliste d’agence.
Bref, la solution la plus simple, qui apparaît à beaucoup – au fil du temps un peu moins d’un millier – c’est de signer « un contrat avec Corbis Inc, société américaine » !
C’est cette solution qui est choisie par plus de huit-cent photographes de Sygma dont la crème de la crème. Pour ceux qui hésiteraient, le document précise que «Les personnes qui n’exercent aucune activité professionnelle et/ou qui perçoivent des revenus passifs ne sont pas assujetties à la taxe professionnelle. » De quoi convaincre les jeunes ou futurs retraités, le poids et la qualité de leurs archives ne sont pas négligeables.
En outre, Corbis Corporation annonce un « changement du système de classification des archives », promet une « valorisation de la collection », une « conservation à long terme», c’est la fameuse « Initiative Sygma » qui aboutira à la location d’un bunker en Normandie, dans lequel sont stockées la quasi-totalité des archives de Sygma : celles sous contrat américain, et celles – les plus nombreuses – actuellement sous le contrôle de Maître Gorrias, administrateur liquidateur de Corbis-Sygma suite au curieux dépôt de bilan de l’an passé.
La plainte simple déposée par Maitre Jean-Philippe Hugot à la requête de Dominique Aubert, Derek Hudson, Philippe Ledru, Moshe Milner et Michel Philippot incite le procureur du tribunal de grande instance à ouvrir une enquête qui devrait conduire à des investigations policières… Le procureur peut également juger qu’il n’y a pas matière à enquêter… Cela lui sera d’autant plus difficile si d’autres photographes de Sygma – comme il en est question – se joignent à la bande des cinq.
Difficile également car le dépôt de bilan reste incompréhensible aux observateurs. Pourquoi le dépôt de bilan de Corbis-Sygma n’a-t-il pas atteint Corbis France propriétaire à 100% de la société en faillite ?
Cette plainte ne peut qu’interpeller Frédéric Mitterrand, Ministre de la Culture et de la Communication sur le transfert de ce patrimoine photojournalistique d’une société française à une société américaine. On le sait très solidaire des photographes et du monde de l’image. Il est attendu aux Rencontres d’Arles, nous espérons recueillir son sentiment sur cette affaire.
(à suivre)
Michel Puech
Liens
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