Thomas Haley est photojournaliste à Sipa presse depuis 1983. Il collabore régulièrement avec les news-magazines les plus importants et a réalisé plusieurs grands reportages pour GEO, Life, Le Monde 2, Figaro Magazine etc.
Il est également auteur de plusieurs productions multimédias pour le web. Il est président de l’Association des Photographes de Sipa Press ainsi que membre du conseil d’administration de l’Union des photographes professionnels français. A l’heure ou, à la suite de la reprise de Sipa press par l’agence DAPD, 34 lettres de licenciements vont arriver chez les salariés de l’agence, Thomas Haley nous confie ses états d’âme.
Adieu Sipa by Thomas Haley
« Le soulèvement Tunisien, Tahrir Square, la guerre civile en Libye et la chute du régime Kadhafi, la Syrie, le Japon, la Cote d’Ivoire…tant d’histoires! Pour le reporter-photographe que je suis, l’envie d’y être me démange. Chaque fois, depuis des années, qu’il y a une grosse actualité et que je reste à Paris, je broie du noir.
Entre 1983 et 1995, je passais en moyenne 7 mois de l’année à courir après l’actualité internationale. Je faisais partie d’une petite bande internationale de photographes, un peu aventuriers, un peu inconscients pour ne pas dire beaucoup, qui se retrouvaient là où il y avait grabuge et catastrophe. J’écoutais la BBC et RFI en permanence. Le monde était mon terrain d’action, de Panama à Tienanmen et Sarajevo à Erevan.
J’étais reporter-photographe à l’agence Sipa Press.
A l’époque nous étions trois agences « magazine », les trois « A » : Gamma, Sygma et Sipa; les grandes maisons du photojournalisme à la française, à la renommée internationale. A cette époque, les agences filaires (AFP, Associated Press, et Reuters) ne fournissaient quasiment que les quotidiens. Les marchés des deux modèles d’agence étaient complémentaires, mais bien distincts. Je ne fais naturellement aucune distinction de qualité et de professionnalisme entre photographes d’agences filaires et ceux d’agences magazine, seulement la distinction historique, déterminée largement par leurs modèles de diffusion.
Chaque agence avec son écurie de photographes avait son propre style. Chez Gamma et Sygma, mieux organisées, les photographes étaient plus soutenus. Sipa, c’était l’auberge espagnole, ou plutôt orientale et une famille. Il y avait un certain paternalisme dans le style de management du fondateur turc, Goksin Sipahioglu, passionné par le journalisme. Les photographes avaient une grande liberté d’action. Grand pratiquant de la « tension créatrice », Goksin laissait s’opérer la concurrence naturelle entre nous pour déterminer qui faisait quoi.
Les grosses histoires internationales revenaient le plus souvent à celui qui s’asseyait le premier dans l’avion. Cette méthode rédactionnelle nous obligeait à devenir plus journaliste que les autres, à nous saisir très vite des sujets qui nous intéressaient. Il fallait anticiper les moments forts et être sur place pour assurer les photos.
Ainsi, on obtenait en général le soutien d’un magazine pour la suite de l’évènement. Chaque départ était un coup de poker, car partir avant c’était prendre le risque qu’il ne se passe rien. Alors pas de photos fortes, pas de ventes. Financièrement, les photographes qui couvraient l’actualité internationale étaient le plus souvent dans « le rouge ». On ne tenait pas compte de l’importance de la dette, car l’agence nous faisait crédit pour assurer nos fins de mois. C’était une sorte de métayage moderne.
Nous savions qu’un bon coup pour Paris Match ou Stern, Time ou Newsweek, suffirait à effacer notre dette. L’argent gagné était toujours réinvesti pour partir sur la prochaine histoire.
Nous voulions témoigner de la condition humaine. Nous pensions que notre activité était nécessaire pour informer le monde, nous lui attribuions une certaine noblesse. De plus, il y avait les émotions fortes, de l’adrénaline, la recherche des grandes histoires, l’espoir de faire des photos fortes et la gloire, très éphémère, des belles parutions, les retrouvailles entre copains…
Comment ne pas en être accros ?
Mais, couvrir l’actualité comme il faut demande une soumission totale. Telle une maitresse inconstante mais jalouse, elle exige une disponibilité sans faille, pas de place ni pour la famille ni pour d’autres projets ou rythmes de vie.
Après douze ans d’une soumission totale, j’ai voulu ne plus être otage. Pour ma famille, j’ai voulu reprendre le contrôle de ma vie. En 1995 je me doutais déjà que notre modèle économique ne pouvait pas durer ; j’ai donc voulu préparer la transition, je cherchais à devenir “raisonnable”.
Lors de l’invasion d’Afghanistan par la coalition occidentale en 2001, j’ai remarqué pour la première fois que pratiquement toutes les photos publiées dans la presse, magazines comme les quotidiens, provenaient des agences filaire. Les noms de mes collègues et de leurs agences respectifs avaient disparu des sommaires ! Pourtant, ils étaient là.
Le modèle d’agence magazine n’était plus en phase avec le marché de la photo d’actualité. Nous étions déjà dans la nouvelle ère du numérique, agence filaire et agence “feature” se trouvaient sur le même marché. La globalisation était passée par là et nous fûmes laminés.
La presse, semblerait-il, n’a plus besoin de nos photos, notre spécificité n’aurait plus de raison d’être. Sygma et Gamma ont déjà disparu et l’avenir de Sipa est incertain. Aujourd’hui, ce sont des accords économiques et les gros tuyaux distribuant du contenu qui priment plutôt que la recherche de la bonne photo à un prix juste. Je crains qu’aujourd’hui nos rédactions veuillent faire de nous des « presse-boutons » pour remplir ces tuyaux plutôt que d’avoir à faire à des photographes, à des reporters souvent susceptibles et, parfois, difficiles à supporter.
Thomas Haley
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Dernière révision le 3 mars 2024 à 7:19 pm GMT+0100 par Michel Puech
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