Texte lu par Yan Morvan lors de l’hommage rendu à Göksin Sipahioglu au Théatre de l’Odéon le jeudi 13 avril 2011
Je l’ai rencontré la première semaine d’août 1980Présenté par Michel Chicheportiche et Xavier Martin, il m’avait à peine jeté un regard. Il s’était adressé à Michel et lui avait fait comprendre que c’était sous sa responsabilité qu’il me donnait une chance.
Le personnage était intrigant, grand, élancé, un regard perçant et vif. Ce qui m’avait frappé était ses longs doigts fins aux ongles impeccables. On aurait dit un oiseau de proie.
L’agence Sipa était située au 14 de la rue Roquépine à Paris. Ce qui est aujourd’hui devenu un parking.
Sipa Press n’avait pas une très grande réputation, considérée comme la troisième des grandes agences, elle sentait un peu le soufre…Des rumeurs couraient sur de mauvais coups de paparazzi, son patron, qu’on surnommait dans le métier le « Turc » ne payait pas ses photographes, les images se perdaient dans les rédactions, bref on était loin du prestige distingué de l’agence Gamma et de la redoutable machine de guerre qu’était Sygma.
Sipa pour beaucoup était une antichambre de Gamma et Sygma, une sorte de purgatoire pour débutants, mais surtout pas une agence où on allait s’installer.
Le premier étage était réservé à la rédaction. Göksin y occupait un immense bureau, un fauteuil en cuir confortable dans lequel il « s’affalait » pour vous écouter tout en tripotant un coupe-papier en argent. Autour de lui des quotidiens, des magazines, des revues qui l’occupaient la majeure partie du temps. Sa garde rapprochée avait accès en permanence dans son repaire, Phyllis d’abord qui s’occupait des textes et des légendes en anglais, Françoise Veltcheff pour les allemands et Jean-Pierre Bonnotte, rédacteur en chef honorifique, qui râlait en permanence contre les décisions de Göksin.
Michel Chicheportiche était l’éminence grise, celui qui signait les garanties avec les grands journaux de l’époque, en particulier Paris Match, et son flair légendaire l’avait fait le numéro deux de l’agence.
C’est Michel qui m’avait repéré. Dans une vie antérieure j’avais été photographe à Paris Match et au Figaro Magazine et il avait apprécié mon coup de « boîtier ».Mais au final c’était Göksin Sipahioglu qui choisissait ceux avec lesquels il voulait travailler. Le casting était judicieux, le « staff » composé d’une dizaine de photographes occupés au quotidien côtoyait une myriade de correspondants, pigistes amateurs, photographes de magazines adeptes des « ménages ».
Si vous n’étiez pas du premier cercle il fallait frapper et attendre avant d’entrer dans le bureau du chef et l’entrevue était assez courte. Un défilé ininterrompu de propositions de reportages, parfois assez farfelues, défilaient dans le bureau de Göksin, qui avec un léger sourire repoussait l’offre ou acceptait en expliquant les raisons de son choix.
Presque tous les jeunes photographes, un jour ou l’autre, sont passés dans le bureau de Göksin Sipahioglu.
Il les recevait avec la même bienveillance qu’il recevait les stars de l’époque.Le Sipa des années 80 était un laboratoire, il y régnait une activité, un dynamisme, une joie de travailler qui n’existait pas dans les autres structures (pour les avoir fréquentées). On n’avait pas d’argent mais on avait des idées.
C’est vrai que l’argent n’était pas la première de ses préoccupations, il laissait ça à Chiche, à la compta, il s’en fichait, et quelque part nous aussi, l’important était d’être les premiers et les meilleurs…
Un fait d’actualité, la révolution iranienne et la prise d’otages à l’ambassade américaine à Téhéran, allait influer sur le destin de l’agence.
Tout d’un coup la presse américaine focalisait son attention sur le Moyen-Orient, et qui mieux que Göksin Sipahioglu à l’éducation occidentale et aux racines moyen-orientales pouvait mieux être à même de couvrir les événements qui allaient se dérouler pendant de longues années dans cette partie du monde.Certains l’ont appelé « L’âge d’or « du photojournalisme – Time et Newsweek, avant CNN ont couvert de métal précieux les trois majors de la profession. Les qualités intrinsèques de l’homme Sipa, son ouverture vers les autres et les cultures différentes, quelque part son humanisme, sa vivacité d’esprit, son élégance instinctive, sa générosité ont fait qu’à l’orée des années 90 l’agence Sipa était devenue le creuset de l’excellence, de la qualité et de la rigueur dans l’univers du photojournalisme.
Göksin Sipahioglu était un homme des lumières. Il n’avait pas de frontières et était curieux de tout. Ce qu’il demandait aux photographes auxquels il faisait confiance était d’être créatifs, disponibles et totalement impliqués dans leur métier. Sans aucune réserve.
Il était sans contexte un des plus grands rédacteurs en chef au monde. C’est avec lui que j’ai appris mon métier, cette passion de l’information, cette gymnastique intellectuelle qui consiste à décortiquer un fait, envisager toutes les possibilités, tous les angles d’approche, c’est avec Göksin Sipahioglu qu’on l’a appris.Et au delà de tout cela il nous a appris la tolérance, le sentiment que l’autre, même d’une autre culture, n’était pas un étranger.
L’agence Sipa, « Arche de Noé » moderne renfermait toutes les races, toutes les religions, toutes les cultures. Son seul Dieu prônait la religion de l’objectivité et l’honnêteté journalistique.Göksin Sipahioglu était un être humain, profondément humain. Il est irremplaçable, et notre présence ici est bien le témoignage de notre affection.
Yan Morvan
Lire le texte dans le Club Mediapart du 15 octobre 2011
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Dernière révision le 3 mars 2024 à 6:17 pm GMT+0100 par Michel Puech