Après une guerre d’Algérie dans les paras (1960-1962), Gilles Caron va, en cinq années de reportages pour trois agences de presse, constituer ure œuvre photojournalistique que la Fondation Gilles Caron s’emploie activement à mettre en valeur. Une œuvre de jeunesse brutalement interrompue par sa disparition en 1970.
Il faut avoir lu « J’ai voulu voir – Lettres d’Algérie », Editions Calmann-Lévy pour enfin comprendre qui fut Gilles Caron, l’homme. « J’ai dévoré ce livre et véritablement appris qui il était » confiait récemment Hubert Henrotte, fondateur de l’agence Gamma. Agence pour laquelle Gilles Caron a réalisé le plus grand nombre de ses reportages et qu’il contribua à faire connaître de la presse internationale avec son reportage sur la guerre des six jours en Israel.
Gilles Caron, pour beaucoup de jeunes gens qui eurent vingt ans en 68, c’était un mythe. Le mythe d’un jeunes homme doué, à peine connu, que déjà disparu. Il fut longtemps une sorte de James Dean du photoreportage, à une époque où le terme anglo-saxon de photojournism n’existait pas en français.
Heureusement, depuis qu’en 2010, à Visa pour l’image, à Perpignan, Marianne Caron-Montely veuve du photographe et leurs filles, Marjolaine Caron-Bachelot, Clémentine Caron-Séguin ont annoncé la création de la Fondation Gilles Caron, un énorme chantier a été ouvert : reconstituer entièrement la carrière et la vie du photographe.
« Lettres d’Algérie » et le magnifique ouvrage « Gilles Caron Scrapbook » sont les deux premières pierres sur lesquelles la Fondation va pouvoir progresser si les moyens lui sont offerts par le succès en librairie et les contributions de généreux mécènes… La famille ayant conservé beaucoup de documents, les agences et les magazines consentant à rendre à la Fondation toutes les images, on peut espérer avoir une vision complète de son travail.
On dit qu’Henri Cartier-Bresson considérait Gilles Caron comme le meilleur photographe de sa génération, pour nous les baby-boomers, c’était un fait. N’était-il pas celui qui, d’un clic avait immortalisé Dany le rouge riant au nez d’un CRS ? Une photographie, une « plaque » comme on dit dans le métier, qui dit tout de ce que fut le mouvement des étudiants de « mai 68 ». Et, puis pour être complet, il y a ce portrait d’un ouvrier hurlant sa colère, qui rappelle que « mai 68 » fut aussi une grande révolte des ouvriers dans les usines.
Mais, ne restons pas sur ces images très connues. Ce qui frappe en feuilletant « Gilles Caron Scrapbook » c’est qu’il a fait le portrait d’une époque.
Les débuts à APIS
Quand François Grenier, le patron de l’Agence parisienne d’informations sociales (APIS), l’envoie sur son premier reportage le 17 mars 1965, ce n’est pas du « grand reportage »… APIS « couvre » l’actualité parisienne politique et spectacle comme l’on disait alors au lieu du prétentieux « Culture » d’aujourd’hui.
La concurrence ? Associated Press, l’AFP, UPI, AGIP, Reporters Associés… Elles font la même chose à Paris. Il va donc, comme d’autres photographes « taper » la « manif » des Brestois place de la République, puis Belmondo sur un film, Brigitte Bardot, Martin Luther King, la catastrophe de Feyzin à côté de Lyon. Tout et n’importe quoi… Le pire comme le meilleur, sauf que du pire, il fera le meilleur comme cette photographie de Claude François !
Gilles Caron fait le boulot du pigiste lambda dans une agence de presse de l’époque. Et, contrairement aux idées reçues du jour, cela n’a pas beaucoup changé : aujourd’hui l’AFP, Reuters, AP, Sipa press, Abaca et dix autres battent, dans d’autres conditions, la même campagne !
En février 1966, Alain Dupuis, le vendeur de photo d’APIS est content, il court au 100 rue Réaumur, à Paris, pas très loin de l’agence, avec les photos faites par Gilles Caron : « La promenade de Finville à la Santé ». La photo fait la « Une » de France-Soir, la première « Une » pour Gilles Caron. (cf entretien avec l’auteur). Leroy-Finville, chef du contre-espionnage français était alors emprisonné dans le cadre de l’affaire de l’enlèvement et du meurtre du leader de l’opposition marocaine, Ben Barka.
Quelques mois après, on ne sait pas encore trop pourquoi, il quitte APIS pour aller travailler à Photographic Service, l’agence du photographe Giancarlo Botti bien connu dans le métier pour ses images de « charme ». Espère-t-il mieux gagner sa vie ? Il y restera peu de temps, avant de filer à Gamma. A quelle date ? La réponse n’est pas aussi simple que celle exposée en quatrième de couverture où il est qualifié de « fondateur de Gamma ».
La grande aventure : Gamma
Flash-back : en 1964, un photographe dauphinois totalement oublié de nos jours, Georges Richard fonde l’Association nationale des journalistes reporters photographes (ANJRP) à laquelle adhèrent tout de suite un jeune homme fraichement embauché au service photo du Figaro, Hubert Henrotte. Ils seront bientôt plusieurs centaines et vont contribuer à mettre un peu d’ordre dans le métier.
Rappelons qu’en ce temps là, les journaux ne signent pas les photos du nom de leurs auteurs et que les agences paient les photographes en liquide après avoir fait un rapide calcul approximatif au dos d’un paquet de Gitanes ou d’une note de bistrot. Aujourd’hui, les journaux signent des noms d’agences, oublient souvent le nom des photographes et leur demandent de « faire des factures » pour ne pas appliquer la loi et éviter les charges sociales. Comme quoi, tout est toujours à recommencer !
Donc en 1966, Hubert Henrotte parle à Léonard de Raemy, qui travaille également pour le Figaro, d’un projet d’agence de presse. Léonard de Raemy pense à Hugues Vassal qui s’est taillé de beaux succès à France Dimanche avec Edith Piaf et diverses personnalités du « show-biz ». Hubert Henrotte qui a suivi à l’école nationale de photographie de Vevey en Suisse, non seulement des cours de photographie, mais également de comptabilité, a conscience qu’il va falloir à cette structure un bon commercial.
Ce sera Jean Monteux, alors vendeur à l’agence des Reporters Associés. A eux quatre, ils créent la société Gamma, dans laquelle ne figurent pas encore ni Raymond Depardon, ni Gilles Caron. Quant à Jean Lattès, fidèle à ses idées révolutionnaires, il est déjà en marge mais restera pigiste à Gamma jusqu’à la création de l’agence Viva.
C’est donc en décembre 1966 que Raymond Depardon rejoint la nouvelle agence comme « news man ». Il a remarqué un jeune photographe qui, chose totalement inhabituelle dans le métier, lit Le Monde dans la cour de l’Elysée en attendant la sortie du conseil des ministres. C’est Gilles Caron et il arrive à Gamma en janvier 1967 pour faire ses premiers reportages : Jacques Brel et la fameuse « Truite de Schubert » de Francis Blanche, chef d’œuvre de l’humour qui permet de dater exactement ses débuts de photographe à Gamma.
D’abord pigiste à l’agence, il continue à « couvrir » l’actualité parisienne. Mais au printemps 1967, Monique Kouznetzoff qui s’occupe déjà du « people » à Gamma, l’envoie en Israël pour la présentation de la première ligne de vêtements de Sylvie Vartan.
Il arrive juste pour le début de la guerre des Six Jours ! « Caron avait 24 heures d’avance sur les autres photographes » raconte Henri Bureau alors photographe aux Reporters Associés « Moi, j’avais mille francs et je me déplaçais en autobus. Lui, sortait sa carte American Express et louait des voitures. Regardez Match, il a fait le carton du siècle. » (Ndlr : cité par Michel Guerrin dans « Profession Reporter » – Editions Gallimard 1988)
Effectivement le résultat de ce premier grand reportage est éblouissant : 18 pages dans Paris Match ! Sa photo du Général Moshe Dayan marquera nos esprits.
Vietnam : la colline
L’année suivante ce sera le Vietnam. « A Dak To par exemple, tu ne sais pas très bien quoi faire. Tu fais tout ce qui se passe. Tout ce que tu vois… » confiera-t-il en 1969 à Jean-Claude Gautrand pour la revue Zoom. Ces photos sont époustouflantes « déjà l’égal des Larry Burrows, Jones Griffiths, Eugene Smith, James Nachtwey, Eddy Adams ou Donc Mc Cullin » écrira le patron de Gamma et Sygma que l’on sait pourtant peu enclin à l’emphase. (cf Le monde dans les yeux Editions Hachette 2005)
Et parlant d’Hubert Henrotte, on ne peut résister à citer un extrait de cette lettre fac-similé du 2 décembre 1967 publiée dans le livre :
« Cher Gillou, J’ai reçu ce matin ta lettre du 26, tu ne disais pas avoir reçu mon télégramme annonçant l’arrivée et la qualité exceptionnelle de ton reportage sur la colline, j’espère que tu l’auras eu quand même car je l’ai envoyé à 3 heures du matin tellement nous étions fiers de toi… Monteux (ndlr vendeur-associé de Gamma) dont tu connais la mauvaise humeur et la critique générale de tout reportage a eu ce mot en choisissant tes contacts : je n’ai jamais eu, en dix ans de métier, une aussi grande satisfaction, ce sont les meilleures photos de guerre que je n’ai jamais vues. »
L’année suivante, avec beaucoup de flair journalistique, Floris de Bonneville, déjà rédacteur en chef (ndlr : on dit chef des infos à l’époque) envoie Gilles Caron « couvrir » la rébellion sécessionniste du Biafra. On ne sait plus aujourd’hui le drame qu’a été cette guerre. Elle a entraîné une horrible famine, faisant découvrir à la société française plongée dans la consommation, qu’a quelques heures d’avion on mourrait de faim.
« Anna est morte ce soir, peu après six heures. Elle avait trois ans et s’est endormie pour toujours alors que je lui tenais la main, assis sur son lit au sommier en bois, près de sa mère qui pleurait silencieusement. Anna est morte de faim, c’était sa seule maladie. » (cf A rebrousse poil de Jean-François Chauvel Editions Orban 1974).
Cette guerre longtemps oubliée par l’Histoire revient dans l’actualité avec les évènements du Nigeria. Gilles Caron y fera également de grandes « plaques » avec sur le terrain de rudes concurrents tel Don Mc Cullin.
Puis, tout à coup, Paris brûle : c’est mai 68. Le premier jour de l’occupation de la Sorbonne par les étudiants de Nanterre, il prend cette photo de Daniel Cohn Bendit narguant, rigolard, un policier sous le nez. Elle fera le tour du monde et deviendra en affiche le symbole de l’esprit du mouvement des étudiants, comme celle d’Henri Bureau, du retour de Charles De Gaulle à l’héliport d’Issy-les-Moulineaux, sera le symbole de la fin de « la révolution ».
« Pas loin, pas cher » comme disent les reporters, il y a la guerre d’Irlande. Il y va, évidemment. Il court ici, il court là. Il est demandé par tous les grands magazines.
En cette fin des années 60, son métier n’est pas encore sous les projecteurs. Il y a peu d’expositions, pas de festival, pas de prix, pas ou peu, d’intérêt pour les reporters de guerre. On commence juste à s’intéresser aux photographes de mode grâce au film « Blow up ».
A part Capa et Henri Cartier-Bresson, les français ignorent tout des reporters photographes. Pour les professionnels, Gilles Caron est pourtant déjà une star, et les jeunes gens d’après-guerre à travers le magazine PHOTO découvrent ses images du Vietnam, du Biafra et de Mai 68. Ils commencent à apprendre son nom. Juste au moment où il va disparaître !
C’est en avril 1970 que se produit le drame. Gilles Caron manque louper son avion pour le Cambodge et fait un tel scandale qu’il embarque en première classe. « Gille débarque à Phnom Penh et s’installe à l’hôtel Royal ou il retrouve deux venvoyés spéciaux de Paris Match, Daniel Camus et Jean Durieux » raconte Hubert Henrotte dans Le Monde dans les yeux « J’en ai un peu marre de la guerre, leur déclare Gilles ../… Deux voitues quittent l’hôtel le lendemain matin. Dans l’une, Durieux et Camus, vieux habitués de l’Indochine. A bord de l’autre Gille, accompagné d’un journaliste frelance, Guy Hannoteaux, d’un coopérant français et du chauffeur. Les voitures traversent ensemble le Mékong, sur le bac, puis se séparent. Celle de Paris Match suit le fleuve vers l’est, celle de Gilles prend la route n°1 qui relie Phnom Penh à Saïgon a travers une zone tenu par les Khmers rouges. » On ne les reverra plus.
Une disparition, c’est pire qu’une mort. Pendant des mois, des années, on va espérer revoir Gilles Caron et ses compagnons… Ce n’est que le 22 septembre 1978 que le tribunal de grande instance de Paris le déclara officiellement mort.
Hubert Henrotte écrira « Gilles Caron est l’un des premiers à ne pas se contenter de l’étiquette de photographe. Il incarne déjà ce que seront les grands de ce métier, les vrais photojournalistes. » Et c’est pourquoi cet album « Gilles Caron Scrap Book » et sa correspondance « J’ai voulu voir », sont deux livres importants.
Derrière les images et le mythe, nous découvrons l’homme. Un homme sentimental et réfléchi, un homme curieux de ses semblables. Un vrai journaliste dont la courte vie est riche d’enseignements. La Fondation Gilles Caron a fait un travail énorme pour publier ces deux livres, y consacrant ses maigres subsides, et manque aujourd’hui de fonds sonores et trébuchants pour numériser toute l’œuvre du photographe, y compris ses fameux 736 films « retrouvés » dans un « bunker » de Normandie dont les contacts trop abîmés ne permettent pas encore de découvrir de nouvelles images. Il faut tout numériser… Il faut beaucoup d’argent.
En achetant Gilles Caron Scrap Book, vous apporterez votre concours à une œuvre utile à l’histoire du photojournalisme.
Michel Puech
Cet article a été publié dans le Club Mediapart
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Publications
« Gilles Caron Scrap Book » de la Fondation Gilles Caron (Editions Lienart) 40 euros en librairie le 9 février 2012 (français/anglais)
« J’ai voulu voir » Gilles Caron (Editions Calmann-Lévy) 22,50 euros déjà disponible en français.
Liens
http://www.fondationgillescaron.orgDernière révision le 3 mars 2024 à 7:24 pm GMT+0100 par
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