Nous sommes dans la France des années 70, celle des années du Président Georges Pompidou. Les évènements de Mai 68 sont encore très présents, les mouvements d’extrême-gauche nombreux et très actifs. Dans cette France dite des trente glorieuses un jeune homme va mourir et son cercueil sera suivi par 200 000 personnes
Il est environ 14h30, ce vendredi 25 février 1972, quand un groupe de militants de la Gauche Prolétarienne, une organisation de tendance maoïste, se présente devant les grilles de l’usine Renault de Boulogne-Billancourt. Depuis plusieurs semaines, à la suite de « licenciements politiques », les incidents se succèdent quotidiennement entre les gardiens de l’usine et les militants.
Le groupe de maos n’est pas venu les mains vides. Ils ont des barres de fer et des manches de pioche. Le mot d’ordre du dirigeant de la Gauche Prolétarienne, Benny Levy, dit Pierre Victor est d’aller à l’affrontement. L’action est préméditée.
« La veille, nous avons déjà tenté de pénétrer dans l’usine avec un groupe de jeunes » se souvient aujourd’hui le photographe Christophe Schimmel « mais les jeunes n’ont pas osé. Alors le lendemain on est revenu avec des ouvriers qui savaient ce qu’est un garde-chiourme !»
Christophe Schimmel n’a pas vingt ans à l’époque. Il milite depuis l’âge de 15 ans et est déjà, comme sa mère Cécile Hallé, photographe pour l’Agence de Presse Libération (APL) qui deviendra l’année suivante le quotidien Libération. Le jeune photographe militant suit le « commando gauchiste », comme le nommera la presse du lendemain. Il photographie la scène. Soudain il voit un homme sortir un pistolet de sa ceinture. C’est Jean-Antoine Tramoni, un cadre de la sécurité de l’usine récemment embauché par la Régie Renault. Il vient de quitter l’armée avec le grade d’adjudant-chef. Le cran d’arrêt de son pistolet n’est pas enclenché. L’année suivante lors de son procès aux assises, il répondra au Président du Tribunal qu’à la guerre on ne met pas de cran de sécurité !
A quelques mètres de lui, il y a Pierre Overney, un jeune ouvrier licencié depuis peu de Renault. Depuis, il travaille comme chauffeur-livreur pour une blanchisserie de Boulogne-Billancourt. Pierre Overney, dit Pierrot, tient un manche de pioche à la main mais, d’après les photos, Jean-Antoine Tramoni n’est pas à sa portée : la légitime défense ne sera pas reconnue par le tribunal. Jean-Antoine Tramoni tire, le coup ne part pas. Il éjecte la balle et ré-arme. Pierre Overney s’écroule mortellement touché en plein coeur.
Immédiatement, l’information circule par les radios, le syndicat CGT et le Parti Communiste Français (PCF) condamnent immédiatement ce que Laurent Salini appellera le lendemain matin dans L’Humanité, le quotidien du PCF, « La loi des voyous » en dénonçant une « provocation contre le mouvement ouvrier».
Mais à 20h, le soir du drame, au journal télévisé, Hervé Chabalier et Philippe Gildas montrent les photographies que nous publions aujourd’hui grâce aux archives de Paris Match, apparemment le seul magazine qui ait conservé des tirages originaux. Elles vont passer en boucle dans toutes les éditions du week-end et coûteront leurs postes aux deux journalistes et au patron de la chaîne, Pierre Desgraupes. La télévision est alors « la voix de la France », la voix du gouvernement, et Georges Pompidou n’a pas apprécié.
Quarante ans après, Christophe Schimmel est toujours un homme en colère. Il milite toujours, mais au Parti de Gauche, dont il est responsable à Figeac dans le département du Lot. Il a cessé d’être photographe en 1980 et n’a que rarement touché des droits d’auteur sur les publications de ses images. « De temps en temps, quand c’est quelqu’un qui me connait, je reçois une pige… Mais, même quand Libération a publié la photo dans un portrait qu’ils ont fait de moi en 2008, je n’ai rien touché, et pas plus de l’Agence France Presse qui les diffuse… »
« Mon but ce n’est pas l’argent » explique-t-il « mais de contrôler leur utilisation. D’après ce que j’ai compris, Libération a hérité du fonds photographique de l’APL et aurait payé une dette à l’AFP en lui confiant mes photos à diffuser sans mon accord. » Ni à Libération, ni à l’AFP, on ne confirme, ni n’infirme, cette curieuse transaction qui paraît pourtant plausible à d’anciens journalistes du quotidien. La transaction aurait pu se faire en 1980 à l’époque où Libération s’est arrêté, avant de reparaître après l’élection de François Mitterrand. Mais les mémoires des unes et des uns sont fragiles.
A l’heure où nous écrivons, l’AFP est incapable d’expliquer comment une très mauvaise reproduction, duplicata d’une publication, est en diffusion sur leur base Images Forum… Impossible, non plus, de savoir s’il est exact que Christophe Schimmel n’ait touché aucun droit d’auteur, ni la raison.
« Vous comprenez, cela fait plus de trente ans…» explique Francis Kohn, chef du service photo de l’agence, qui à notre demande a pourtant fait des recherches. « J’ai retrouvé une note interne du service juridique en date du 16 octobre 1980 qui autorise le service photo à diffuser ce matériel avec la mention du nom du photographe. Et c’est ce qui est fait. Par ailleurs, nous n’avons rien contre Christophe Schimmel et je suis tout prêt à le rencontrer pour éclaircir cette affaire. Quant aux droits d’auteur, vous savez que l’agence ne les prend en compte que depuis une date récente (ndlr : depuis juin 2009, date du jugement opposant l’agence à une vingtaine de photographes)… Mais enfin, nous pouvons nous entendre avec ce photographe pour l’avenir. »
Mais où sont les négatifs ?
« S’il n’y avait pas eu de livres dans lesquels les photos était signées AFP, je n’aurais jamais su qu’ils les diffusaient » explique Christophe Schimmel. « Les photos m’ont échappé juste après la prise de vue, le jour du meurtre. Sur place, j’ai été menacé par les vigiles de Renault, puis évidement la police m’a recherché et j’ai donc dû me planquer en attendant de savoir quoi faire. »
« Pendant ce temps là, la direction de la Gauche Prolétarienne a pris les mesures qu’elle a jugées bonnes. Il y a eu une sélection faite par des dirigeants de l’organisation. Il ne fallait pas montrer que c’est nous qui agressions…. Pourtant c’était la réalité ! Notre objectif était d’éclater la gueule des gardiens. Avec le slogan de rentrer dans l’usine, nous savions qu’ils allaient réagir. »
« Tous les gens qui écrivent sur cette histoire n’y étaient pas… A l’époque, il y avait la grève de la faim des ouvriers licenciés… Tous les jours les ouvriers militants étaient fouillés à corps… Il y avait cette humiliation quotidienne. Donc le Comité de lutte Renault a décidé de montrer qu’il était capable de s’imposer. Sauf qu’aujourd’hui, si on pouvait revoir les vingt-sept photos que j’ai faites cet après- midi là, on verrait que les gardiens étaient beaucoup plus calmes que ce qui est raconté par les uns et les autres.»
« Après avoir tué Pierrot, Tramoni menace un autre copain qui dégage… Et Tramoni se retrouve face à moi ! J’ai une photo où son flingue est à deux mètres de mon objectif. Il me dit : tu dégages ou je te flingue. Je dégage et alors là, calmement, il vient refermer les portes de l’usine avec le pistolet à la main. Tout ça c’est dans les négatifs… La série de photos montre le calme de ces gens.
Quarante-huit heures après, la justice saisit les négatifs. A l’agence, les films ont été découpés autour des images pour enlever les numéros d’ordre de prise de vue, et les visages des militants ont été « cyanurisés » pour les rendre inidentifiables.
<« Quarante ans après, ces négatifs sont toujours aux mains de la justice. Dans les archives du tribunal, il y a vingt-sept images qui n’ont plus de numéro ! Et je suis seul à pouvoir les mettre dans l’ordre. C’est simple, j’avais deux bobines de film. J’ai fait la première où il y a la mort de Pierrot. Et comme j’avais l’habitude de photographier des actions militantes, j’ai tout de suite rembobiné et sauvegarder le film. Puis, j’ai rechargé l’appareil et j’ai pris quatorze images dont celle où l’on voit Pierrot à terre. »
« Moi , évidemment, j’ai l’ordre des photos dans la tête. Un moment comme ça, un photographe sait ce qu’il a fait et ne l’oublie pas. La justice m’a accusé d’avoir caché des photos, mais c’est faux ! La justice a eu toutes les images. Je voudrais juste récupérer ces négatifs pour les remettre dans l’ordre et les montrer, pour l’Histoire. »
Le 4 mars 1972, 200 000 personnes ont suivi le cercueil de Pierre Overney porté à l’épaule à travers Paris jusqu’au cimetière du Père-Lachaise. En janvier 1973, Jean-Antoine Tramoni fut condamné à quatre ans de prison et le 23 mars 1977, il fut exécuté par les NAPAP (Noyaux armés pour l’autonomie populaire).
Michel PuechAutres articles concernant la Gauche Prolétarienne
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