Depuis le 15 mars, et jusqu’au 28 juin, l’Hôtel de la Région PACA à Marseille offre une vue exceptionnelle sur les faits, les gestes et les visages des héros inconnus qui, depuis plus d’un an, font les révolutions arabes dans les rires et le sang.
Le 15 mars dernier, nous étions au vernissage, un tout petit groupe de journalistes, principalement composé de photographes auteurs de quelques unes des 194 images exposées et de Jean-Pierre Perrin, grand reporter au quotidien Libération, rédacteur des textes qui éclairent le cheminement des évènements dans tous les pays arabes.
Il y avait un ou deux confrères locaux, mais j’étais, comme on dit sur la Cannebière, le seul « parisien » ! Aucun titre national n’avait daigné dépêcher ne serait-ce qu’un stagiaire pour le vernissage d’une exposition de cette ampleur sur un tel sujet ! Cela dit quelque chose sur la situation de la presse française.
Même les hebdomadaires qui se vantent d’être « culturels », n’ont, à l’heure où j’écris, osé affronter trois heures de TGV. Télérama que l’on trouve pourtant en bonne place dans une recherche Google sur « Printemps arabes à Marseille » n’offre en fait, si on à l’imprudence de cliquer, que quelques publicités sans grand rapport. De la pure escroquerie à l’audimat !
« L’analphabète de demain » écrivait déjà en 1928 Läzlo Moholy-Nagy « ne sera pas celui qui ignore l’écriture, mais celui qui ignore la photographie. »
Si je commence par un coup de gueule, c’est qu’à la lecture des commentaires qui suivent parfois les hommages aux reporters qui ont trouvé la mort sur ces terrains, je lis trop souvent la « connivence », le « corporatisme », bref la suspicion envers une profession qui serait proche, trop proche des élites et qui se complairait dans l’autocongratulation.
Disons le tout net, si l’on juge d’après « les retombées presse », Michel Vauzelle président de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur n’a pas l’air d’être en cour dans les rédactions. Pourtant son initiative de lancer un appel d’offres pour une telle manifestation dans ce port de la Méditerranée trop connu par ces faits divers ne manquait pas de panache, ni d’embûches. Quant au commissaire de l’exposition, Alain Mingam, ancien photographe récompensé par le World Press Photo, il a sûrement le tort, entre autres missions, d’avoir été rédacteur en chef des agences photo Sygma et Gamma. Cette somme d’incompétences notoires a dû dissuader les confrères de venir voir le travail. Et pourtant, il a surmonté les embûches !
« Qu’il dégage ! » crient les manifestants
Imaginez, à quelques centaines de mètres de la Gare Saint-Charles, en face de la célèbre Porte d’Aix qui est à Marseille ce qu’est l’Arc de Triomphe à Paris, mais en plus pacifique, l’édifice fut construit certes en l’honneur de Louis XIV, mais également en mémoire de la paix qui mettait fin à la guerre de l’indépendance américaine.
Donc, en face de cette Porte d’Aix, la Région a construit son Hôtel qui abrite l’hémicycle où se réunissent les élus. Pour accéder à ce lieu démocratique par essence, les notables comme le public passent devant de très grands portraits d’inconnus des révolutions réalisés par le photographe Johann Rousselot.
Ensuite le visiteur de « Printemps arabes » se retrouve dans un enchaînement de couloirs et se croit tout à coup, au milieu d’une gigantesque manifestation grâce aux sons collectés et mis en boucle par Nicolas Mathias.
Asma, la passionaria de la Tunisie
Sur un fond rouge, de la couleur du drapeau tunisien et du sang des révolutionnaires, éclate littéralement le portrait d’une jeune femme : Asma. C’est l’œuvre d’un photographe tunisien Hamiddedine Bouali.
Une photo prise lors d’une manifestation organisée le 19 février 2011 sur l’avenue Habib Bourguiba par des associations citoyennes pour la laïcité et la tolérance entre les religions. La photo a fait le tour du monde.
Hamiddedine Bouali est là, tout content d’entendre à nouveau les slogans et de constater que les revendications, « Emploi, Liberté, Dignité, Citoyenneté » sont écrits en français et en arabe. On poursuit la visite à travers deux grands sas où en vis-à-vis s’étalent des portraits de « héros inconnus » dus pour les couleurs au photographe Peter Hapak de Time Magazine et, en N&B, à Alfred Yaghobzadeh de Sipa press qui conserve quelques bosses des bastonnades auxquelles il a eu droit en Egypte.
S’ouvre alors devant le visiteur le grand hall de l’Hôtel de Région, plus de quarante mètres de long ! Mais l’attention est tout de suite retenue par deux grands écrans de télévision qui diffusent France 24, l’un en français, l’autre en arabe. Ce 15 mars, quand je visite les lieux, la Syrie s’étale sur les deux, et hélas, on sait que les massacres s’y poursuivent encore aujourd’hui. Autant dire que la scénographie de cette exposition ne sacrifie pas l’actualité à l’esthétique !
Rester dans l’actualité, avec une programmation sur deux mois et demi, tel est le défi qu’a relevé, et gagné, le commissaire Alain Mingam. Quand il m’a appris qu’il se lançait dans cette folle aventure, j’avoue avoir trouvé l’exercice « casse-gueule ». D’une part, la production photographique et télévisuelle sur tous ces évènements était déjà énorme. Et le flux n’a pas cessé, même si la répression en Syrie tempère les ardeurs. On peut parler en dizaines de milliers d’images disponibles et en centaines de milliers vues à un moment ou un autre : d’autre part, personne ne pouvait prédire ce qui allait se passer entre le projet de l’exposition, son vernissage et sa fermeture en juin !
Aujourd’hui, je peux dire que cette exposition est une réussite exceptionnelle parce que les thématiques développées permettent de rendre compte de ce qui s’est passé et de ce qui se passe. Dans cet immense hall, le côté gauche est occupé par une thématique par pays : Syrie, Lybie, Maroc, Algérie, Tunisie, Yémen, Bahreïn. Au milieu de ces cinquante-cinq mètres linéaires de cimaises, dix mètres sont consacrés à l’implication des réseaux sociaux.
Face à cela, sur l’autre pan, à droite, trois thèmes forts : les immigrés, les jeunes et les femmes. Quinze à vingt photographies par thème montrent les visages et les actions de ces populations. Les textes de Jean-Pierre Perrin et d’Hala Kodmani racontent, expliquent. Les web-documentaires intégrés dans les panneaux montrent le mouvement, restituent les cris, les espoirs et les douleurs.
Les lecteurs de Mediapart pourront y retrouver les vœux de bonne année 2012 de Moncef Marzouki, président de la République tunisienne, recueillis par Sophie Dufau et Edwy Plenel. J’en retiens cette phrase qui résonne particulièrement après les meurtres de Toulouse et de Montauban : « Ce que j’aimerais souhaiter au peuple français pour 2012 ? Que cette année ne soit pas trop dure pour lui au plan économique et social, je sais que vous avez aussi vos ennuis, que les élections se passent bien et que, mon dieu, certains politiciens n’utilisent pas trop la carte de l’islamophobie car ce serait vraiment un choix qui n’aurait aucune valeur. La France n’est grande que dans la mesure où elle reste le pays d’accueil, le pays de refuge, le pays de la tolérance, le pays de la diversité culturelle et je souhaite effectivement que ces élections se passent au mieux sans que nos concitoyens ou les étrangers en fassent les frais, surtout qu’aujourd’hui de l’autre côté de la Méditerranée les peuples arabes se réveillent à la dignité. »
Devant le panneau des femmes, le lendemain matin du vernissage, j’ai vu la première visiteuse, une femme, une mère certainement, se mettre à pleurer. « Excusez-moi » me dit-elle en sortant de sa manche un mouchoir brodé « C’est de voir tout ça… Et d’être ici… J’aimerais tant être là-bas… » Elle ne pouvait m’en dire plus. Je l’ai laissé à son émotion, connaissant un peu les divers déchirements qui peuvent traverser les maghrébins vivant en France. D’ailleurs était-elle arabe, berbère, européenne, musulmane, juive ou chrétienne, je ne peux dire, n’ayant pas comme nos ministres ces à priori de faciès si souvent trompeurs.
«Une onde de choc sans précédent depuis l’effondrement de l’Empire Ottoman» Jean-Pierre Perrin
« Le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid en Tunisie, l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, jeune diplômé et chômeur, concourt au déclenchement de la révolution tunisienne. Il s’ensuit une vague de révoltes qui va parcourir le monde arabe jusqu’à certains Etats du Golfe. » a rappelé Michel Vauzelle dans son discours inaugural « Très rapidement, les manifestations, essentiellement non violentes, gagnent les pays voisins, l’Égypte et la Libye.
Les peuples se soulèvent contre des régimes dictatoriaux et la corruption de leurs dirigeants. Ces révoltes prennent de court non seulement les régimes de ces pays, mais aussi les chancelleries occidentales généralement assurées de la solidité des gouvernements en place. Ces révoltes soudaines étaient pourtant nourries d’un long mécontentement, de frustrations, d’une aspiration trop longtemps comprimée à la liberté. La chute rapide des présidents tunisien et égyptien, considérés comme des remparts contre l’islamisme radical, a pris au dépourvu nombre de capitales qui ont tardé à réagir. »
On ne saurait mieux dire, quand depuis un an les milliers de morts s’accumulent en Syrie et, qu’au tout début de décembre 2010, une ministre de la France ne trouvait rien de mieux à offrir à la Tunisie que « notre savoir-faire » en matière de répression… Lucas Dolega, le jeune photographe de l’agence EPA atteint par une grenade lacrymogène issue vraisemblablement de « notre savoir-faire », a payé de sa vie l’efficacité de la répression.
« Cette exposition offre l’originalité de confronter toutes les écritures journalistiques, documentaires, photo journalistiques, sur tout support jusqu’aux réseaux sociaux pour nous maintenir en état de vigilance sur Internet comme dans l’urgence de toutes les solidarités. » a déclaré Alain Mingam qui, outre d’être commissaire de l’exposition, est membre du conseil d’administration de Reporters sans frontières. Il a voulu dédié la manifestation à tous les confrères morts dans l’exercice de ce métier depuis le début de ce « Printemps arabe ».
La liste est longue et nous les avions pourtant tous en tête, eux qui n’étaient plus là : Lucas Dolega d’EPA, Ahmed Mohamed Mahmoud d’Al-Ahram, Jamal Al-Sharabi d’Al-Masdar, Karim Fakhrawi fondateur du quotidien Al-Wasat, Tim Hetherington de Vanity Fair, Anton Hammer photographe indépendant, Chris Hondros de Getty images, Mohamed Al-Nabbous de Libya Al-Hurra, Ali Hassan Al Jaber d’Al-Jazeera, Hassan Al-Wadhaf d’Al-Hurra, Shoukri Ahmed Ratib Abu Bourghoul – Al-Thawra Wael Mikhail de Christian Dogma TV et Gilles Jacquier de France 2, Marie Colvin du Sunday Times… Et Rémi Ochlik de l’agence IP3 Press, ce jeune espoir du photojournalisme qui ne participera pas à la remise des prix du World Press Photo dont il est lauréat cet année.
Maintenant, j’espère vous avoir faire comprendre qu’aligner 194 photographies commentées et savamment entourées de web-documentaires dans une exposition d’actualité, c’est non seulement exceptionnel, mais c’est aussi au prix de vies, pour témoigner d’autres vies. J’espère vous avoir fait comprendre mon coup de gueule de début d’article, et qu’avec moi, vous penserez que tous les quotidiens et tous les hebdomadaires auraient dû, devraient rendre compte de cette exposition. Si la presse papier perd tant de lecteurs, c’est peut-être aussi parce qu’elle croit que Marseille est trop loin de Lyon, de Bordeaux, de Paris… Alors que la jeunesse sait bien qu’il n’y a qu’une heure d’avion de Marseille à Tunis, comme de Paris à Marseille!
Finissons sur une note optimisme et un rendez-vous de rattrapage : le 21 mai prochain, Françoise Joly et Guilaine Chenu qui présentent chaque jeudi l’émission « Envoyé Spécial » sur France 2, animeront avec Alain Mingam sous l’égide de RSF un débat en hommage à leur reporter Gilles Jacquier tué en Syrie ainsi qu’à tous les confrères victimes de ces conflits.
J’emprunte ma conclusion au discours d’Alain Mingam : Henri Cartier-Bresson avait pour habitude de dire que « la photographie c’est mettre sur la même ligne de mire la tête, l’œil et le coeur. C’est une façon de vivre ».
L’exposition « Printemps arabes » s’inscrit pleinement dans cette ligne.
Michel Puech
Pratique
Printemps arabe
Du 15 mars au 28 juin
Hôtel de Région, 27, place Jules Guesde 13002 Marseille
Métro Jules Guesde
Entrée libre du lundi au vendredi 9 h-19 h
fermeture exceptionnelle les 11, 12 et 13 avril 2012 ainsi que les jours fériés
Tél. 04 91 57 52 11
Remerciements aux participants de l’exposition
Les photographies :
Hamiddedine Bouali, Eric Bouvet, Alain Buu, Patrick Chauvel, Pedro Da Fonseca, Lucas Dolega, Antoine Gyori, Peter Hapak, Olivier Jobard, Augustin Le Gall, Emilio Moneratti, Rémi Ochlik, Caroline Poiron, Johann Rousselot, Alfred et Raphaël Yaghobzadeh, Yuri Kozyrev
Avec les quatorze photographes rassemblés par l’agence Noor au Caire : Mohamed Messara/EPA, Algeria, Maher Malak Iskandar, Egypt, Mohammed El Mashad, Egypt, Fadi Ezzat, Egypt, Muhammad Abdel Ghany, Egypt, Myriam Abdelaziz, Egypt/France, Amira Murtada, Egypt, Sardasht Aziz Mahmoud, Iraq, Anas Damra, Jordan, Abdellah Hiloui, Morocco, Chafik Arich, Morocco, Aymen Omrani, Tunisia, Yusef Ajlan, Yemen, Jameel Subay, Yemen
Sans oublier tous les envoyés spéciaux de l’agence Reuters , Estelle Veret, avec Goran Tomasevic (Serbie), et Patrick Baz et ses collègues de l’AFP.
Les réalisateurs :
Amal Ramsis avec Arte et Jean –Michejl Rodrigo( Mecanos Production), Sofia Amara avec Arte et Marc Berdugo( Magneto Presse), Manon Loizeau avec Capa, Julien Pain – Best of des Observateurs de France 24, Nathalie Lenfant – France 24, Sophie Dufau de Mediapart, Jean -Marie Fardeau et Valérie Lombard – Human Rights Wacht, Pascal Manoukian . CAPA, Steeve Baumann – « L’effet papillon » Canal + et Capa, Paul Moreira , Premières lignes
Architecte- scénographe : Maddalena Giovannini
Les chercheurs
Vincent Geisser de l’Institut français du Proche-Orient, Myriam Catusse et Stéphanie Latte-Abdallah de la Maison méditerranéenne des Sciences de l’homme à Aix-en-Provence
Maddalena Giovannini ; architecte scénographeDernière révision le 3 mars 2024 à 7:21 pm GMT+0100 par Michel Puech
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