« 40 ans sur le fil du rasoir… » le bandeau du livre « Reporter de guerres » de Yan Morvan ne ment pas. Le reporter paye « cash » ses erreurs, et encaisse avec le même élan ses succès. Une vraie vie de reporter, de journaliste, de photographe, et quel photographe !
« C’est Morvan qui a tout inventé ! » me dit un ami commun en me montrant « Reporter de guerres » le livre que Yan Morvan, cosigne avec Aurélie Taupin aux Editions de la Martinière, en librairie ce mois ci.
Morvan, dans les années 1970, je l’ai – soit disant – « viré » de l’agence de presse Fotolib. Moi, je ne m’en souviens pas. Mon seul souvenir de Yan à l’époque, c’est une silhouette mi-baba, mi-voyou. Une bête, un « crypto-anar » comme il se définit à l’époque.
Au début des années 70, la toute jeune première agence de presse, partenaire du naissant quotidien Libération, lui ferme la porte au nez. « Un photographe qui n’a qu’un 50 millimètres pour tout objectif, ce n’est pas possible. » Surtout quand l’appareil est un Leica M5, tandis que les petits camarades travaillent avec des vieux Pentax ou des Nikkormat achetés à crédit.
Alors Yan part à Norma, une agence de presse totalement oubliée aujourd’hui. Il y avait pourtant dans cette rédaction, des « personnages » comme Jean-François David, Ulf Andersen ou l’énigmatique Christian Fauchard. Morvan commence à publier régulièrement et fait connaissance avec d’autres photographes : Jean-Eudes Schurr émigré aujourd’hui au Québec, Patrick Zachmann intronisé à Magnum et Stanislas Boiffin-Vivier qui fait des crêpes en Normandie ! Le livre de Morvan ne raconte pas que son destin. Il parle aussi de toute une profession.
Rocker en Solex
En juillet 1975, Morvan fait une rencontre « par hasard ». Johnny est garçon boucher, porte un « Perfecto en simili cuir ». Il est rocker. Il va être à l’origine d’une longue série de reportages qui se poursuit aujourd’hui encore. ..
« Ta mère c’est une pute ! Et toi, t’es qu’un fils de pute »
« L’homme a été chercher son nunchaku derrière le bar. Johnny a été mis KO en cinq minutes. Je l’ai relevé. On est sorti. Puis je l’ai chargé sur le porte-bagage de mon Solex. »
Yan Morvan a trouvé plus qu’un sujet de photos, une enquête sociologique. Le jour, il fait tous les petits boulots qu’il peut pour gagner de l’argent pour le loyer. La nuit, il s’immerge dans le monde des rockers, puis des «bikers»…
Entretemps, il a rencontré le photographe Jacques Parott et le jeune éditeur du Chêne : Hervé de la Martinière. Des rencontres qui vont compter. Il a troqué le Solex pour une moto, une Norton. Il suit les Hells Angels de la bande de Crimée (Paris 19ème).
Première baston : un coup de barre de fer sur l’épaule dans une bagarre place de la République où il y aura deux morts. Une guerre, déjà !
Premier livre aussi , « Le cuir et le baston », aux Editions Simoens. Bref, de quoi se faire remarquer, et en février 1978, Michel Sola, l’adjoint de Roger Thérond, grand manitou de Paris Match, lui donne sa première chance, et il s’offre sa première couverture de l’hebdomadaire. La « couv’ » de Match, c’est le Graal du photographe.
Mais le reporter François Engel prépare la sortie du Figaro Magazine de Louis Pauwels et lui fait signe. Salarié ? Comment refuser quand on a du mal à finir le mois ? Tout à coup sa vie change. « Je quitte une table pour en retrouver une autre, c’est le prix à payer pour la rubrique Art de vivre ! …/…Pour être le meilleur et le rester, j’achète le meilleur matériel, un Leica Reflex, des optiques performantes… C’est aussi ma vengeance des années de vache maigre. »
Les hauts et les bas du grand reportage
Octobre 1979, Yan Morvan quitte le Figaro Magazine où il ne sent plus très bien. François Lochon, de Gamma, qu’il a croisé, lui a glissé sa carte de visite « si tu quittes le journal… ». C’est l’époque où la presse magazine ne veut plus voir la vie en N&B. VSD fait la course derrière Paris Match depuis 1977. Géo démarre…
L’agence Gamma crée le département Gamma Magazine avec des photographes qui travaillent sur le long terme, c’est comme cela qu’il se retrouve à Bangkok avec Roland Neveu, autre photographe de Gamma.
Morvan commence par les camps de réfugiés cambodgiens qui fuient les khmers rouges. Mais la Thaïlande est aussi le paradis du sexe… Un sujet un peu « crade » dans le style des « bikers » ou des Hells Angels… Yan plonge dans le milieu. Morvan est le roi de l’immersion dans les marges.
« Il ne faut pas être naïf à Bangkok ». Au bout de quelques mois, le photographe dérive… Dort le jour. Travaille de nuit. Musique. « Je n’ai plus d’argent. Je tiens aux amphétamines. Le reste ne m’intéresse pas. D’ailleurs ça ne me réussit pas la dope…/… Bangkok m’a épuisé. J’ai atteint mes limites, il faut que je rentre. Plus le choix. »
Atterrissage à Paris, retour à l’agence : « Pas intéressant, trop perso, trop sombre. » Hervé Tardy, de Gamma Magazine, n’y va pas par quatre chemins pour balayer les cinq mois de reportages… C’est ça aussi le dur métier de photojournaliste.
Gamma Magazine veut du rêve, et le rêve ce n’est pas la spécialité de Yan Morvan. Lui son moteur, c’est la réalité. Il file à Match avec « son Bangkok ». Michel Sola regarde les photos et le texte, puis lâche ironique : « Envoie le tout pour le Goncourt ! ».
Dans le même groupe de presse que Paris Match, il y a le magazine PHOTO. Yan Morvan a fait connaissance avec Jean-Jacques Naudet l’année précédente aux Rencontres d’Arles. Bangkok, le sexe… ça lui plait à Naudet. Il publie sur dix pages. Ouf, un peu d’air pour le reporter.
« Il faut que je me retrouve une agence. Gamma, ce n’est plus possible. Sygma, alors ? Ce sont des tueurs. Henrotte le premier. Un Dark Vador ! Ca rit, ça se tape sur le ventre, ça se félicite, mais au final ça ne parle que gros sous. C’est la photo qui me fait vibrer, pas l’argent. Reste Sipa avec sa réputation de payer au lance-pierre et de perdre les photos dans les rédactions. »
Heures de gloire « chez le turc »
Finalement il se retrouve chez celui que toute la profession appelle « le Turc, en l’occurrence Göksin Sipahioglu, le fondateur de l’agence ». En 1980, l’agence Sipa Press n’a besoin de personne. Il y a déjà un staff de photographes qui travaillent bien. Yan Morvan doit sa chance à Michel Chicheportiche, qui est alors le « vendeur de photos » de l’agence, « le premier » comme on dit à l’époque. Il soutient la candidature de Yan.
Göksin Sipahioglu le met à l’essai. Il le marque en surprenant le patron sur son propre terrain, la Turquie. Morvan « sent » qu’un coup d’état se prépare. Il fait l’aller-retour, et revient avec des photos qui « font Match ». C’est gagné. Le voilà en piste pour la guerre Iran-Irak.
Ensuite, je vois son nom monter petit à petit, jusqu’en haut de l’affiche, jusqu’au prix Robert Capa et à deux World Press. C’est qu’entretemps, la guerre se poursuit à Beyrouth. Reza, l’envoyé spécial de Sipa Press a été gazé. Morvan le remplace avec un « assigment » de Newsweek. Etre payé par un hebdomadaire américain, c’est à la fois une consécration et un chemin de croix. Pas question de rater une image.
On est en 1983. Le 23 octobre, un double attentat a lieu contre les forces de l’ONU. Les PC des forces américaines et françaises sont visés. Un camion piégé a fait voler en miettes le PC des forces françaises, le Drakkar ! 58 soldats meurent. Malgré le « bipper » (les mobiles n’existent pas) Morvan a du mal à émerger ce matin là. Il arrive en retard sur les lieux, au moment où tous les photographes partent en le charriant.
Soudain des cris, on vient de retrouver un parachutiste vivant sous les décombres. Seule une main sort des gravas. Une main qu’un autre soldat tient pour donner confiance à l’enseveli. Morvan shoote. La photo fera le tour du monde et le reportage lui vaudra ces deux World Press. Michel Chicheportiche qui a vendu la photo 150 000 Francs de l’époque, plaisantera : « Dire que nous avons fait la couverture de Match avec une poignée de main ». Selon Michel Guerrin « Plus tard l’agence américaine Black Star lui proposera un contrat de 40 000 dollars par an pendant deux ans. Morvan refusera. » Quitter Sipahioglu qui lui a donné sa chance, ce n’est pas le genre de Yan Morvan.
Cette histoire, comme toutes les autres de ce livre, est non seulement vraie mais racontée au rythme où il l’a vécue. A la lecture de « Reporter de guerres » on est presque essoufflé. Tout juste si on ne se planque pas sous son oreiller, tant Aurélie Taupin et Yan Morvan nous donnent l’impression de vivre la vie de reporter.
Et des aventures, la vie de Morvan n’en manque pas. Bien sûr il y a la guerre, celle où des armées s’opposent. Mais il y a aussi toutes ces « petites guerres », ces combats de territoires qui passionnent Yan Morvan.
Le 31 décembre dernier, dans la grande banlieue parisienne, « avec un hélico de la police qui tournait au dessus de la cité », il photographie avec un Hasselblad et des flashes électroniques des dealers en train de découper des kilos de haschich au couteau en céramique… Joyeux réveillon ! Ce genre de sport amuse beaucoup Morvan. « Si les flics avaient débarqué j’étais bon pour complicité » me dit-il simplement en me montrant la photo.
Les risques, Yan Morvan est de la race des reporters qui les connaissent bien pour les avoir affrontés tant et tant de fois. Morvan est de la race des reporters de l’extrême. A vouloir couvrir les fractures de notre société, Yan a pris quelques belles dérouillées physiques et psychologiques.
En octobre 1994, il commence pour Paris Match un reportage sur un squat. Le journal lui a donné deux « fixeurs » pour le guider dans ces endroits glauques. Il n’en a pas besoin, car cela fait des années qu’il fréquente les marginaux, les dealers, les voyous. Mais si Paris Match veut… Il ne fait pas d’objection.
De fil en aiguille, les deux lascars vont devenir ses bourreaux. Ils le menacent, le tabassent… Quand ils parlent de s’en prendre à ses enfants, c’en est trop. Ça se termine à la Police. Ça se termine… c’est ce que Morvan croit, jusqu’au moment où l’un des deux, de sa prison, lui apprend que « Jo », l’autre « fixeur » n’est autre que Guy Georges « le tueur de l’Est parisien » ! (ndlr : Il a été condamné en avril 2001, pour sept meurtres, à l’emprisonnement à perpétuité.) Morvan ne rit plus. Il mettra du temps à se sortir psychologiquement de cette histoire.
Dans les rédactions, Yan Morvan sentait déjà le souffre avant l’affaire Guy Georges. N’avait-il pas eu l’idée saugrenue d’un « petit catalogue raisonné des perversions sexuelles à l’aube du XXIème siècle » ? La guerre, le sexe, les gangs… Dans les rédactions on se méfie un peu de ce photographe jugé « bizarre ».
En plus, c’est un loup solitaire. Il est connu comme le loup blanc dans la profession, mais à beaucoup plus de « connaissances » que d’amis. Les photographes entre eux sont impitoyables. Et celui là, il a commencé comme tout le monde au 24×36 N&B, puis s’est amusé à faire de la couleur bien éclairée au moment où les confrères s’y mettaient mais sans éclairage. Ensuite le voilà qui fait des photos à la chambre à Beyrouth en pleine guerre ! Morvan agace le milieu. Il a trop d’idées. Il change trop de style. En plus, il réussit souvent ce qu’il entreprend, comme cette école de photoreporters qu’il a créée avec son ami Patrick Frilet.
Il y a deux ans, nos chemins se croisent aux Promenades de Vendôme, puis à Visa pour l’image. Il me présente à Jean-Jacques Naudet qui prépare la sortie du quotidien bilingue La lettre de la photographie. Lui qui est aujourd’hui un photographe reconnu, se met à faire les vernissages des expositions photos pour « La lettre » ! Ce qui est normalement un boulot de petit jeune qui débute. Mais, comme toujours, il invente. Pour « couvrir » les vernissages, il sort un objectif spécialisé pour l’architecture ! En deux ans, il a photographié tout le gratin de la photographie, un véritable « who’s who » en images !
Entre deux vernissages, il court continuer « ses Gangs » car il veut publier en octobre prochain, un nouveau livre sur ce sujet qui hante la société française. A peine le « dealer » est il dans la boite – un Hasselblad – , qu’il empoigne la valise des flashs électroniques et sa chambre 20×25, saute dans un avion pour atterrir sur les champs de bataille de l’histoire du monde.
Il collectionne les lieux de toutes les guerres : la bataille de Troie, les guerres de Napoléon, les deux guerres mondiales, etc. C’est un sujet de reportage, une création artistique, une passion, sa marotte depuis des années. Il a lu des centaines de livres, acheté autant de cartes d’état-major et est capable de vous raconter n’importe quelle bataille de l’histoire comme s’il l’avait photographiée comme correspondant de guerre. « Battlefields » est un énorme projet sur lequel il travaille en Asie au moment où vous lisez ces lignes.
Avant de s’envoler pour le Vietnam, il me dit « Je viens de rafler les quinze dernières boites de films 20×25 pour la chambre. Y’en a plus en France ! » Il rit. « Mais je ne te dis pas la facture ! »
Raconter Yan Morvan, c’est parcourir quarante ans d’histoire du photojournalisme. Impossible en un billet, c’est pourquoi il faut lire son livre. Le lire ou le dévorer, comme lui arpente la vie, en courant, jour et nuit.
Comme beaucoup d’enfants solitaires, Yan Morvan a beaucoup lu, beaucoup fait travailler son imagination en regardant ses petits soldats et en lisant les bandes dessinées, alors, depuis qu’il est grand, il ne cesse de courir après ses rêves de gosse.
Michel Puech
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Dernière révision le 3 mars 2024 à 7:21 pm GMT+0100 par Michel Puech
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