« Gangs Story » c’est un livre dont les textes sont du dénommé Kizo et les photographies de Yan Morvan. Kizo est né, a grandi et vit au milieu des bandes de la banlieue parisienne. Morvan, lui a suivi pendant 40 ans, l’évolution d’une jeunesse : des blousons noirs aux rockers, aux bikers, aux émeutes… De leur rencontre nait une histoire vraie. Un livre rare, déjà culte, déjà épuisé.
« Mourir jeune et faire un beau cadavre »
« J’ai connu l’effet de bande, la sensation de puissance quand on entre dans le wagon du métro ou du RER, et que les autres, les gens normaux, sortent à la station suivante. » écrit Kizo dans l’introduction de « Gangs Story ». « Rien à voir avec les bandes de délinquants professionnels à l’américaine, hyper-structurées, qui sévissent à Los Angeles par exemple, et sont souvent spécialisées dans la drogue…./… J’ai connu tout ça, et je me suis posé une simple question : pourquoi sommes-nous en guerre avec des personnes qui ont les mêmes problèmes que nous ? »
A partir de là, Kizo fait son enquête. Il va interroger les grands frères, les anciens chefs de bande. Des Black Dragoons, aux Fight boys, des Requins chasseurs de skins, aux skinheads, il nous raconte la vraie histoire des bandes de jeunes… Un histoire aux paragraphes troublants : « Mourir jeune et faire un beau cadavre », « On vit pour le gang, on meurt pour le gang », « Une fracture sociale se creuse… », « Sex, drug, money »… Pas besoin de faire un dessin. La réalité dépasse la fiction et les photographies de Yan Morvan montrent qu’en quarante ans, la situation a bien changé.
Si Kizo est un enfant de la banlieue, Yan Morvan est, comme il se qualifie lui-même « un petit blanc » mais respecté par les jeunes de banlieue. Dans Vice.com, l’un des innombrables sites qui rendent compte de la parution de « Gangs Story », Julien Morel écrit « Si l’on devait donner un award du mérite au qu’il faudrait le décerner. Ce mec a une paire de couilles plus épaisse que la tienne, c’est un fait. » !
Même dans la corporation des photojournalistes, Yan Morvan est l’un de ceux qui sont un peu à part. Il n’appartient à aucun club, car depuis quarante ans il s’ingénie à brouiller les pistes. Photographe à la terrasse des bistrots dans sa jeunesse, photographe gauchiste au début de Libération, photographe de guerre au Liban et ailleurs…. Mais également passionné de sexe. N’a-t-il pas fait « Mondosex, un petit catalogue raisonné des comportements sexuels à l’aube du XXIème siècle » ? Pour brouiller les cartes, il œuvre en N&B, en couleur, en petit ou moyen format. En ce moment, il poursuit – et ce depuis des années – un travail à la chambre 20×25 sur les champs de batailles du monde. Rien que ça. Autant dire que c’est un obstiné…
Pourtant quand Kizo lui téléphone pour lui demander l’autorisation d’utiliser ses photographies de bandes de jeunes, il ne donne pas suite. Kizo insiste. Morvan résiste. Kizo ne comprend pas : il a besoin de ses images pour un documentaire télé qu’il veut réaliser. Finalement ils vont se rencontrer à Grigny et cela donnera « Gangs Story ».
La résistance de Yan Morvan à replonger dans le monde des bandes, Kizo va la comprendre petit à petit, en parlant et en lisant «Reporter de guerre » le livre de souvenirs que Yan Morvan a écrit avec Aurélie Turpin et publié au printemps 2012 aux Editions de La Martinière.
Johnny de Montreuil, garçon boucher
« J’ai commencé les rockers en juillet 1975. Une rencontre fortuite à l’origine. Place du Tertre à Montmartre, j’aborde un jeune rocker qui porte une bague avec une tête de mort. Il avait un Perfecto en simili cuir, avec deux ou trois badges sur le revers du col. On a discuté. Des mots simples allant à l’essentiel. Il était garçon boucher, avait 20 ans, vivait dans une chambre de service. Des photos ? Il n’était pas contre. »
« – Qu’est-ce t’as, toi, à me regarder comme ça ?
– Ta mère, c’est une pute ! Et toi, t’es qu’un fils de pute ! »
C’était fini. L’homme est allé chercher son nunchaku derrière le bar. Johnny a été mis KO en cinq minutes. Je l’ai relevé. On est sorti. Puis je l’ai chargé sur le porte-bagage de mon Solex. Il n’y avait rien à comprendre. C’était leur mode de vie. »
La France vient de confier son destin au jeune Président Valéry Giscard d’Estaing. Yan Morvan s’installe à Paris. Il vient de Nice. Il suit des cours de photos à l’université de Vincennes, un repère de gauchistes. Fait des clichés des banderoles dans les manifestations pour Fotolib, la première agence de presse associée au tout jeune Libération, puis pour une petite agence totalement oubliée aujourd’hui du nom de Norma.
« Norma m’indique la sortie. Ils n’apprécient pas mes photos de rockers. Pourtant je continue de croire à mon sujet. Hervé de La Martinière aussi. Je l’ai rencontré au printemps 1976. Il était jeune éditeur au Chêne alors. Il a vu mes tirages, il m’a proposé de faire un livre. Il était sincère mais pas décideur. »
« Le cuir et le baston »
Finalement le premier livre de Yan Morvan « Le cuir et le baston » (Ed. Jean-Claude Simoën) sortira en 1977 avec un texte de Maurice Lemoine qui s’est « fait casser la gueule » par des néo-nazis au Havre. Le retentissement de ce livre fut énorme. Aucun photographe ne s’était encore penché sur cette marge de la société. Ce livre marque le véritable début de la carrière de Yan Morvan. Michel Sola, le directeur photo de Paris Match le fait travailler, Jean-Jacques Naudet le publie dans le prestigieux mensuel PHOTO. C’est parti.
Morvan passe de Paris Match au Figaro Magazine, des bikers et rockers aux hôtels quatre étoiles pour des sujets tourisme en couleur. Il est distribué par Gamma, et part pour l’Asie… Une plongée dans l’enfer du sexe, dont il devrait tirer un livre à l’automne prochain. « Je vais raconter ma vie de pute à Bangkok… » dit-il en riant lors d’une de nos dernières conversations à la remise du Prix Lucas Dolega. « Tu vas voir, ça va décoiffer ! » Personne n’en doute.
Yan Morvan est un provocateur né…. Et un travailleur acharné ! A son retour d’Asie, Gamma ne juge pas ses photos intéressantes… Qu’à cela ne tienne, il file chez « le turc ». Sur la recommandation de Michel Chicheportiche, Göksin Sipahioglu, le fondateur de Sipa press, va l’envoyer « couvrir » longuement le Liban. Une autre histoire. Une énergie et une volonté incroyables qui laissent pantois ses confrères et les picture-éditeurs.
« La tête dans le sable »
« Fin des années 1980, le rap et le hip-hop règnent en maître dans les cités. Chaque bande a son groupe. C’est une porte d’entrée idéale pour approcher les tribus urbaines. Dix ans après mon sujet sur les rockers, bikers et autres gangs de banlieues, j’y vois un prolongement de ma réflexion sur l’altérité. On démarre. Jean-Marc Barbieux assure les textes, moi les photos. Un bon tandem… Excepté qu’on a trois temps d’avance sur l’époque ! » En dehors de Maureen Auriol alors picture-éditrice du mensuel Globe, personne ne veut publier le sujet. « La tête dans le sable. Après la plage de 1968, on est passé au désert. »
Neuf années passent avant que Yan Morvan ne revienne aux cités, aux zones, aux squats. « Tout se radicalise. On ne demande plus le pouvoir, on le prend. Les flics sont dépassés. Ils ne comprennent plus les rixes entre tribus, ni les rites initiatiques » Le modèle même des foyers leur échappe. Chez les rockers, au moins, le père était respecté. Là ? Il est démissionnaire, il n’y a plus d’autorité paternelle. C’est la figure de la mère qui compte. En quinze ans, la crise aidant, il est né une économie underground dans laquelle ces bandes se sont engouffrées. On deale de la drogue, des armes, des « piaules », ou des « meufs », mais toujours quelque chose. C’est violent. »
Mais une fois de plus les rédactions trainent les pieds. Jusqu’au jour où dans une bagarre générale à La Défense « Un jeune tombe sous les coups. C’est un membre des Criminal Killer Crew, un groupe allié aux Requins Juniors, les frères ennemis des Black Dragoons. » Yan Morvan voit ses photos publiées sur huit pages dans Paris Match.
Bastonné par le « tueur de l’est parisien »
1994, Paris Match commande un reportage sur la fracture sociale et impose deux « fixeurs » au photographe. Normalement les « fixeurs » sont utilisés sur les terrains de conflits. Yan Morvan n’en voit pas l’intérêt pour aller dans les squats, un terrain qu’il connait. En octobre, le voilà au squat de la rue Didot avec ses deux « fixeurs »… « A l’intérieur, des junkies, des clandestins et des mecs qui se planquent. Sur six étages. Un genre de bidonville vertical ou jamais un flic ne passe. Surtout que, derrière les panneaux du DAL et les beaux discours militants, tout ce joli monde deale. Petits sachets contre gros sous. »
Yan Morvan se trimbale là dedans avec ses Balkars, des éclairages de studio, pour des portraits posés en couleur ! Ses deux « fixeurs » lui présentent un certain « Jo », un autre résident. « Je ne vois en lui qu’un homme de 30 ans que rien ou presque ne différencie de ses voisins. Excepté peut-être qu’il m’intrigue parce qu’il ne veut pas de photo. »Entretemps, les deux « fixeurs » s’impatientent. Paris Match n’a toujours pas publié les photos. Ils deviennent violents. L’un des « fixeurs », Nambo, est en prison et est remplacé par le fameux « Jo ». La violence devient quotidienne. Ils vont ainsi tout casser à la rédaction de Nova Magazine. Ensuite c’est au tour du photographe. « Une photo floue suffit à lui faire péter les plombs. Il me plaque le visage sur le volant et m’emmène chez lui pour un tabassage en règle. » Et finalement les voyous le frappent tous les jours. Yan Morvan doit expliquer à ses enfants qu’il est tombé dans l’escalier pour justifier son état ! Finalement, il quitte Paris pour échapper à l’emprise de ses « fixeurs » qui l’attendent chaque jour en bas de chez lui….
Quelque temps plus tard, une lettre de prison parvient à Yan Morvan. C’est Membo. « J’avais presque réussi à l’oublier. » « Yan, il faut que je te dise quelque chose : Jo, c’est Guy Georges »Un coup de massue. Guy Georges, le violeur de l’Est parisien ! » Didier Rapaud, directeur photo de Paris Match qui a succédé à Michel Sola n’en croit pas ses oreilles quand Yan Morvan lui téléphone. Guy Georges vient d’être arrêté par la police. Paris Match publiera les photos de Morvan sur huit pages. Mais que sont huit pages à côté des coups, des humiliations…
Il faudra de long mois, voire des années pour que Yan Morvan « digère » cette histoire. Ce n’est qu’en 2009 qu’il retourne à ses premières amours : les bandes. Kizo le contacte. Morvan ne veut pas l’écouter. « Les bandes je connaissais. Pas envie de me remettre là-dedans. » Mais Kizo insiste.Yan Morvan est obstiné. Son travail sur les bandes, il y a cru durant de longues années, mais chaque fois, les textes étaient l’œuvre de « petits blancs comme moi ». Cette fois, ce n’est pas pareil. Il a affaire à un spécialiste qui connait les bandes de l’intérieur. Un gars des cités. Morvan comprend que c’est une occasion unique de « rendre à ses gens leurs images. »
Il va donc à nouveau écumer les cités dans la banlieue parisienne…. En décembre dernier, pour « mon petit Noël » il m’amène « une plaque » : deux dealers cagoulés en train de découper du shit au couteau à céramique. « Tu vois, j’ai fait ça le soir de Noël ! » me dit-il en riant et en sifflant un verre de Bourgogne.
Mais, il va aussi au Portugal et en Allemagne où il faut – à nouveau – rencontrer des bandes de néo-nazis qui sont toujours là. Kizo, champion international de traction, est un grand gars aussi baraqué que doux dans son expression, mais évidemment, il ne faut pas lui marcher sur les pieds. « En Allemagne, un soir les fachos ont commencé à lui dire qu’il était mignon… Je l’ai vu trembler. Il m’a dit : on s’en va sinon… »
Kizo, Morvan, c’est le couple idéal pour écrire l’histoire de ces bandes qui sont devenues de véritables gangs et Pierre Fourniaud de La Manufacture des Livres ne s’y est pas trompé. Il a misé sur le duo. 4000 exemplaires se sont arrachés sans beaucoup de promo dans les grands médias. Un passage au Grand Journal de Canal, un bon papier dans l’Express… Mais surtout des dizaines et des dizaines d’interviews, de vidéos et de commentaires sur les blogs de banlieue.
Ce qui est frappant dans l’histoire de ce livre, c’est son appropriation par ceux là même que Morvan a photographiés. « C’est leur histoire » constate tout simplement le photographe « et je suis fier de leur permettre de se l’approprier. »
Les fans de Gangs Story suivent Kizo et Morvan dans toutes les signatures qu’ils ont faites. A La librairie de Paris, place Clichy, par exemple, en plus des clients habituels de l’endroit – plutôt petits bourgeois – une vingtaine de gaillards de belle taille étaient venus soutenir les auteurs. Casquettes vissées sur la tête ils ont écouté sagement Kizo et Morvan répondre à Tonton Marcel, une star des interviews de rappeurs… Ce soir là, la banlieue était dans Paris, dans une librairie. Une image à contre-courant de celles trop souvent rabâchées…
Gangs Story
Photographs by : Yan Morvan
Texts by : Kizo
La Manufacture de livres Edition
EAN : 9782358870498
49€
Voir la vidéo tournée lors de la signature à La Librairie de Parisve
Voir le reportage photo de Geneviève Delalot à la signature du livre à La Librairie de Paris
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