Pendant 30 ans, l’homme a été à la tête d’un groupe de photographes collectionneurs de scoops. Ils fabriquaient les « covers » des plus grands magazines du monde. Et puis, le gestionnaire méticuleux des intérêts de Sygma a été emporté, non par une révolution qu’il avait anticipée, mais par la faiblesse de sa force.
Sa force, c’est le travail.
« Henrotte » comme beaucoup l’appellent est un travailleur acharné, aussi exigeant pour lui-même que pour les autres. C’est la force d’un meneur d’hommes par l’exemple, par la rigueur, pas par le verbe. Ce qu’aujourd’hui on qualifie de patron « à l’ancienne ». Et c’est cette qualité, qui à la fin des années 90, le perdra.
Face aux besoins considérables d’investissements que requiert le passage pour Sygma de l’artisanat à l’ère industrielle des contenus numériques, il ne trouvera pas les appuis indispensables. Chassé de « son » agence, il aura la tristesse de voir Sygma s’affaiblir, se faire vendre, dépecée et « piétiner » par un géant venu de l’informatique et de la finance.
Quand, je le rencontre au « Café des 3 obus », à côté de l’agence Sipa, c’est un homme triste. Face à mon intention d’écrire ce dossier-anniversaire, il réplique : « Sygma ne fêtera pas ses quarante ans !»
Comme j’insistais, il a accepté de répondre à une deux questions par écrit.
Quarante ans après quel est votre état d’esprit ?
Comme un bateau qui s’éloigne au large jusqu’à disparaitre au loin totalement, en laissant ses marins à quai… C’est ce qui s’est passé avec Corbis. La société Sygma a été dissoute il y a trois ans pour tenter d’échapper aux différents procès qui s’accumulaient contre Corbis-Sygma. Depuis toute production a été abandonnée pour ne gérer que les archives.
Ce 13 mai, Sygma aurait dû fêter ses quarante ans. Hélas, le bateau a disparu, ses photographes, pour beaucoup, aussi. Je ressens une énorme tristesse, un gigantesque gâchis quand je pense à ce que nous étions et à ce que nous aurions pu être aujourd’hui.
La formidable machine qu’était Sygma, promise à un avenir prodigieux grâce à son avance technologique, a été broyée parce qu’aucun de ses actionnaires n’a cru, il y a quinze ans, au numérique et n’a pas voulu investir comme ils s’y étaient engagés.
Mais avant le naufrage, vous avez connu beaucoup de succès, quels sont les plus marquants ?
Oui, il était bon le temps des scoops mondiaux. La lutte avec Gamma, notre ancienne agence, nos anciens frères, nous stimulait. Un des meilleurs exemples fut notre coup au Tibesti – Raymond Depardon venait de réaliser une opération de prestige en filmant François Claustre prisonnière des rebelles Toubous au Tibesti. Ce document exclusif fit le 20 h de la deuxième chaîne un soir d’août 1976. Il a déclenché un vrai traumatisme dans toute la France. A Sygma, morts de jalousie, nous ne pouvions pas rester sans réagir. Coup de chance, Thierry Desjardins, grand reporter au Figaro, vient nous voir pour annoncer qu’il sait où se trouve Françoise Claustre dans le désert du Tibesti. Il sera notre guide. Pas question d’y aller comme Depardon en moto. Il y a urgence. Nous louerons un vieux bimoteur DC3 avec son équipage. Ce sera une opération en toute illégalité : nous déclarons un faux plan de vol. Hubert Le Campion à la caméra, Henri Bureau pour la photo et Jean-Pierre Farkas notre rédacteur en chef de cette époque pour assurer des reportages en direct pour RTL embarquent avec Thierry Desjardins. Le vieux DC3 atterrira en plein désert hors de toute piste au moment de l’arrivée d’un Transall de l’armée française transportant le préfet Louis Morel. Sa mallette à la main, le préfet apportait plusieurs millions de francs destinés à Hissen Habré en échange de la libération de Madame Claustre.
Cette image du représentant de Matignon marchant seul sans aucune protection rapprochée, au milieu des dunes, chapeau sur la tête et son bagage de millions à la main fit le tour du monde. Mais il fallut faire vite. Le même jour, l’après midi, Jacques Chirac, alors premier ministre, me convoque d’urgence dans son bureau, pour me menacer de porter plainte devant la Cour de sûreté de l’état pour entrave et divulgation de secret diplomatique. Ou alors, me dit-il, vous faites rentrer votre équipe tout de suite ! Mais je ne peux plus les joindre, vous avez coupé la liaison radio que nous avions avec eux répondis-je. Qu’importe, nous avions notre revanche et notre scoop.
Mais encore, quels autres souvenirs ?
Bien sûr, il y a 1991, la guerre du Golfe où nous allions faire encore plus fort. L’expérience de la guerre du Vietnam a conduit les américains à instituer une censure draconienne des images pendant la guerre du Golfe.
En retour, Sygma mit au point une opération des plus audacieuses. Jacques Langevin qui était en Arabie Saoudite depuis plusieurs semaines, couvrant l’arrivée des troupes et du matériel, en a profité pour faire des repérages. Apprenant que seuls les photographes accrédités et accompagnés d’officiers de presse, donc sous contrôle total pourraient travailler, notre équipe, sous la direction de Patrice Habans, eut alors une idée de génie. Devancer l’action militaire en allant s’installer dans une position isolée la plus proche possible de la frontière koweitienne.
Ils ont loué des voitures qu’ils ont maquillées ! Notre commando composé de Jacques Langevin, Thierry Orban, Dereck Hudson et de Patrick Durand s’habille alors en kaki avec gilet pare-balle, casque etc. Evidemment ils emportent également tout le matériel nécessaire : un générateur électrique, une antenne parabolique, le nécessaire pour développer les films, et la toute dernière technique de transmission par satellite.
Ils furent les seuls journalistes en liberté présents sur le théâtre des opérations. A tel point que par hasard, ils sont entrés dans Koweit City avant l’armée américaine ! Leurs images transférées en numérique arrivèrent à Paris et à New York avant tout le monde. Le prestigieux magazine Life qui renaît exceptionnellement de ses cendres à cette occasion publiera deux numéros spéciaux constitués presque exclusivement de notre production.
L’ère du numérique venait de commencer.
Sygma signait ce jour là un double scoop, probablement le plus fort de mes 25 ans : une avance technologique géante et une pluie de parutions dans le monde entier.
Mais à côté de ces deux grands scoops, il y en eut tant d’autres… Le pape Jean-Paul II dans l’intimité, Brigitte Bardot sur la banquise, le débarquement US à La Grenade, les émeutes de la place Tiananmen, la prise d’otages dans l’A330 à Marseille, sans oublier ceux du département « people » comme les dix-huit ans de Caroline de Monaco, le close-up de Liz Taylor et de Richard Burton et tant d’autres qu’il est impossible de citer ici.
Mais ces succès qui sont la réputation de l’agence, son aura, ont leurs retours de bâton. D’abord ils ne sont pas toujours rentables. Il y aussi des coups durs comme le mauvais souvenir du coup d’Etat de Bucarest en 1985 où les films des quinze photographes de Sygma ont été perdus par la personne chargés de les ramener à Paris. Je n’oublie pas non plus, la vie en danger de Patrick Chauvel lors de l’insurrection du Panama, blessé grièvement et sauvé de justesse. Des blessures qu’on ne peut pas oublier.
Propos recueillis par Michel Puech
Article publié dans Le Journal de la Photographie du 14 mai 2013
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Dernière révision le 26 mars 2024 à 4:51 pm GMT+0100 par
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J’ai pu parler avec Hubert qui m’a aussi répondu 1973. Mais en 1972 j’étais à la glaceuse au 5 étage de la rue Réaumur et je travaillais pour l’agence Sygma. Certes comme il dit c’était un local horrible mais c’est là que tout a commencé ; j’ai des feuilles de paye.