Mai 1973, il fait nuit dans la tranquille rue Auguste Vacquerie, dans le 16ème arrondissement à Paris à 500 mètres de l’Arc de Triomphe. Devant le n°4, un groupe de jeunes gens entassent des cartons dans une Daimler de couleur Bordeaux, garée à côté d’une Jaguar Type E. Ce sont les photographes de l’agence Gamma qui déménagent leurs archives. La déjà très célèbre agence de presse est en grève à la suite d’un conflit entre les associés historiques. C’est l’acte fondateur de la futur agence Sygma.
Quand la Daimler de Christian Simonpiétri est pleine de négatifs et de planches contact, elle refuse de démarrer. Il faut tout transporter dans un autre véhicule qui part en convoi derrière la Jaguar de James Andanson en direction de Nogent-sur-Marne où habite le photographe.
« Nous avons tendu des plastiques sur le sol de son garage, et nous avons tout stocké là. » se souvient Alain Noguès, un jeune photographe qui vient d’arriver l’année précédente à l’agence.
Quel jour est-on ? Plus personne ne se souvient de la date, mais les faits sont là. Personne ne les nie.
Gamma est déjà un mythe
Nixon a été réélu en 1972. Le 27 janvier 1973, avenue Kléber à Paris, à deux pas de l’agence, les américains signent le cessez-le-feu. La guerre du Vietnam n’est pourtant pas terminée. A New-York, Eliane Laffont collectionne les « assignements » de Time, de Newsweek. A Paris, Jean Monteux prend de belles garanties avec Michel Sola, le patron de la photo de Paris Match. Depardon a fait merveille en « couvrant » la campagne électorale de Nixon. Et « Gilles est toujours« disparu ». Caron, la flamme de Gamma n’est plus là. Un vide, un trou. Une douleur qui plombe l’agence et hante encore aujourd’hui les esprits.
Dans le nord de Paris, le collège Pailleron flambe. Deux Phamton israéliens abattent un Boeing 727 libyen. Marlo Brando refuse un Oscar et Ingmar Bergman raconte sa vie conjugale. Bernard Pivot ouvre les guillemets sur la seconde chaine de télévision française. Il n’y en a que deux.
Depuis « la guerre des 6 jours », la guerre du Biafra et « Mai 68 », Gamma est la rédaction en vue. Mieux, c’est déjà un mythe. Il semble déjà loin ce 16 novembre 1966 où Hubert Henrotte, Hugues Vassal, Raymond Depardon et Léonard de Raemy ont signé les statuts de l’agence. Ils sont chacun porteur de 60 parts et « la société est gérée et administrée par Monsieur Hubert Henrotte, gérant pour la durée de la société ». Gilles Caron va rejoindre très vite le groupe ainsi que Jean Monteux qui sera le « vendeur » avant d’en devenir bien plus tard le directeur.
Le système Gamma du 50/50 sur les recettes et les frais de reportage n’est pas nouveau dans la profession « mais la grande différence par rapport à une agence comme les Reporters Associés ou Dalmas, est que nous avons été les premiers à établir des relevés de ventes systématiques, ce qui a permis au photographe de savoir exactement ce qu’il avait vendu et gagné » souligne Hubert Henrotte dans un entretien avec Michel Guerrin (in Profession Photoreporter – Ed Gallimard).
Aujourd’hui, Hubert Henrotte pointe également que Gamma s’est battu dès le début pour que les photographies soient bien signées du nom de leurs auteurs dans les publications, tout comme l’exigeaient également Magnum et Rapho. Un combat relayé par l’Association des Journalistes Reporters Photographes et Cinéastes (ANJRPC, aujourd’hui Freelance) dont Hubert Henrotte a été le Président quand il était encore photographe au Figaro.
Début 1973, Gamma a attiré de nombreux photographes qui ne sont pas associés. Il y a Henri Bureau arrivé juste après Gilles Caron, Jean-Pierre Bonnotte, Jean Lattès, Christian Simonpiétri, Alain Noguès, James Andanson etc. Jean-Pierre Laffont est correspondant à New York. « Un jour Hubert Henrotte m’a proposé de vendre la production de Gamma aux USA » se souvient Eliane Laffont « A part d’être la femme de Jean-Pierre, je ne connaissais rien à la photo. Je l’ai dit à Hubert qui m’a répondu : vous apprendrez ! ».
Goksin Sipahioglu avant de créer Sipa Press est également diffusé par Gamma. Incité par Raymond Depardon, Floris de Bonneville est lui aussi arrivé comme « chef des infos » c’est-à-dire rédacteur en chef, en venant de l’agence Dalmas…
La guerre du cahier de reportage
L’actualité est dense, mais pourtant tout le monde se bat pour mettre ses initiales en face des propositions écrites sur le cahier des reportages. Déjà, avant de disparaitre au Cambodge, Gilles Caron barrait les noms des photographes non-associés pour mettre ses initiales. « C’était un touche à tout » dit Floris de Bonneville qui ajoute « et bien lui en a pris quand on voit tous les reportages qu’il a fait en si peu d’années ».
Dans « Le Monde dans les yeux » (Ed. Hachette), son livre de souvenirs, Hubert Henrotte met sur le compte de cette « guerre des initiales », le début de la mésentente entre les associés, mais Jean Monteux comme Hugues Vassal, Henri Bureau, Alain Noguès et d’autres contestent cette version. « La crise est née de la contestation de son autorité » dit l’un. « Il voulait avoir les coudées franches » affirme l’autre.
Et à mots couvert, tous évoquent le rôle de Monique Kouznetzoff. Tous se souviennent, avec des sourires qui en disent long sur le mobile de leur intérêt, de son charme, de ses yeux pétillants… Monique Kouznetzoff est une jolie jeune femme, que beaucoup rêvent de séduire. Goksin Sipahioglu en premier ! En 2008, il me confia « Monique Kouznetzoff et moi nous avons loué 16 m2 pour 750 francs… (Ndlr : pour créer Sipa) Monique avait la clé. Mais l’été venu, elle est partie en vacances en Espagne. Elle a téléphoné à Hubert Henrotte pour réclamer de l’argent qu’il lui devait. Mais Henrotte lui a dit : je ne t’envoie pas l’argent, je te l’amène à Rome. » Ce voyage – en note de frais – serait devenu une cause de plus de « bisbilles » entre associés, tous plus ou moins jaloux de la jolie assistante devenu la compagne du patron.
Les anecdotes sont nombreuses – certes pas déterminantes – mais elles peignent le tableau d’un climat désagréable qui s’est installé au sein de l’agence. « On avait un papa, on n’avait pas besoin d’une maman. » dit Hugues Vassal qui résume le sentiment de beaucoup, à cette époque où « Monique n’est pas encore la reine du People ».
Mais au delà des humeurs, il y a un problème de fond : les associés de la première heure de Gamma n’ont pas la même vision du développement de la société. La divergence est congénitale. Au moment de la création de l’agence, un an avant les évènements de 1968, l’ambiance était à la solidarité, au partage… Influencé par ses activités « syndicales » à l’ANJRPC, Hubert Henrotte n’a vu aucun inconvénient – bien au contraire – au partage égalitaire du capital de la société, mais peu à peu la réalité de la gérance d’une société s’impose : une société, c’est un patron et pas quatre !
Au fil des ans, sa mainmise sur la direction de l’agence indispose. Gilles Caron déjà contestait son omniprésence, tout comme Raymond Depardon. Hugues Vassal, lui est un fêtard qui a d’incessants besoins d’argent. « Hubert n’aimait pas mon mode de vie » dit-il aujourd’hui « mais c’était mon argent que je dépensais ! » L’ambiance s’alourdit de jour en jour. Une avance refusée à Vassal par Henrotte aurait causé un sérieux incident entre Depardon et Henrotte… Difficile de reconstituer les faits quarante ans après. Toujours est-il qu’un jour….
Un putsch ? Une révolution ?
Fin avril 1973, Hubert Henrotte décide que la situation ne peut plus durer. Il est opposé à une motion de ses associés qui voudraient que « les reporters associés aient seuls le choix de qui fait quoi… » Le ton monte.
Une dernière réunion entre associés est convoquée. La veille, selon Henri Bureau, Hubert Henrotte lui téléphone « pour m’annoncer qu’il va demander les pleins pouvoirs à une réunion des associés de Gamma, qu’ils vont lui refuser et qu’il partira! »
Hubert Henrotte a pris sa décision. Il écrit dans ses mémoires : « Je partirai le samedi 12 mai ».
Le lendemain Henri Bureau fait le tour des photographes et des services. « Si Henrotte part, nous aussi » tel est la réponse quasi unanime du personnel de Gamma, à l’exception de Michel Cabellic qui travaillait aux archives et Floris de Bonneville le rédacteur en chef. Tous deux resteront fidèles à Raymond Depardon.
« Nous sommes tombés des nues avec Eliane » se souvient Jean-Pierre Laffont « J’ai reçu un coup de téléphone d’Henri Bureau qui était avec Alain Dejean. Ils m’ont dit ça ne va pas. Hubert a donné sa démission. Il faut que tu viennes. J’ai tout de suite pris un avion. Les gars m’attendaient à l’aéroport et nous sommes allés rue Auguste Vacquerie. Hubert n’était pas là. Je ne l’ai pas vu et nous ne nous sommes pas parlés. Il n’était pas encore question de monter une autre agence… »
Les réunions se succèdent au 6ème étage de la rue Auguste Vacquerie. « Je me suis engueulé avec Raymond Depardon : ta place est sur le terrain, pas derrière un bureau. Ils voulaient se la jouer à la Magnum, avec une direction tournante, un an Depardon, un an Vassal… » se souvient Christian Simonpiétri. Pour d’autres, « Depardon ne savait pas signer un chèque, alors lire un bilan… »
Débute une grève avec occupation des locaux qui va durer pratiquement deux semaines pendant laquelle de nombreuses tractations vont se dérouler. D’un côté, les avocats des parties sont entrés dans le jeu car il faut régler la vente des parts d’Henrotte et la propriété du nom de Gamma.
De l’autre les photographes et le personnel s’organisent. Hubert Henrotte est absent, Hugues Vassal aussi, seul Raymond Depardon passe à l’agence.
Un soir, au « Petit Vacquerie », le café qui fait l’angle de la rue, il y a une réunion entre photographes. Hugues Vassal est là. Le ton monte. Trois photographes présents racontent : « Vassal s’est énervé. Il était très en colère contre Henrotte et il a eu un mot malheureux : il nous a dit qu’il allait brûler nos archives si on ne restait pas avec lui et Depardon ! C’est ce soir là que nous avons décidé de déménager les négatifs, les planches contact et les diapos couleur qui nous appartenaient. »
Au troisième étage de la rue Auguste Vacquerie, James Andanson est préposé à la photocopieuse. Il s’agit de reproduire le classement des archives. « On a travaillé 24h/24h avec l’aide de Josette Chardans responsable des archives. Tout le monde est mis à contribution pour recopier les cahiers d’entrée des reportages. Un tri des photos est fait.
« J’arrive des sports d’hiver. » raconte Floris de Bonneville « Je descend aux archives où il y avait Josette Chardans et Michel Cabellic et je constate qu’il n’y a plus de négatifs ! Je remonte au sixième étage et je dis à Henrotte :
– « On a été cambriolé, il n’y a plus un seul film! »
– « Quoi ! » me répond il… « J’appelle tout de suite le commissariat de police. »
Evidement, il n’a jamais appelé la Police, et pour cause… C’est plus tard, que j’ai appris l’organisation du vol. Moi j’appelle ça un vol ! »
Que fait Hubert Henrotte pendant ce temps là ? Bien qu’il ne le dise pas expressément, et que personne ne se souvienne exactement de la chronologie des évènements, il est raisonnable de penser qu’il a pu avoir des contacts avec François Grenier le patron d’APIS qui cherche un acquéreur. Mais pour d’autres témoins : « Hubert était démoralisé. Son bébé c’était Gamma. Il est blessé. »
Le vendredi 11 mai, une dernière réunion est convoquée entre les associés en présence de leurs avocats. Vassal et Depardon ne viendront pas. « Nous les attendrons jusqu’à une heure du matin en vain : le divorce est consommé » écrit Hubert Henrotte, mais il y a peut être confusion des dates, car c’est ce même vendredi, au traditionnel pot de fin semaine, qu’Henri Bureau se souvient qu’Henrotte lui aurait annoncé que les associés de Gamma auraient finalement accepté les conditions d’Henrotte ! Quarante ans après les mémoires sont faillibles.
Toujours est-il que le dimanche 13 mai – date revendiquée par Hubert Henrotte comme jour de la création de Sygma – les photographes se retrouvent à la « Villa Les Jumelles », 2 allée des Glands à Itteville près d’Arpajon dans l’Essonne pour un déjeuner chez Christian Simonpiétri.
« On s’est réuni sans Hubert. » disent Simonpiétri et Henrotte. Pour Henri Bureau « Monique et Hubert sont venus pour le café. » Toujours est-il que « Nous avons décidé que nous allions nous mettre sur le dos d’Henrotte car il avait bien géré nos affaires jusque là. On a fait un semblant de vote et en fin de journée j’ai appelé Jean-Pierre Laffont reparti à New York pour le mettre au courant. »
« La décision de Jean-Pierre était très claire : nous allions suivre Hubert. Jean-Pierre et lui sont amis depuis l’école de photo de Vevey… Pour nous, à New York, l’affaire a été simple. Plus simple, tu meurs chéri… » s’exclame au téléphone Eliane Laffont. « Nous n’avions pas de négatifs à New York donc quand, un peu plus tard, Raymond Depardon est venu nous voir avec Robert Pledge, je lui ai donné les tirages NB et les couleurs des gens qui restaient à Gamma. Mon seul regret a été de ne plus travailler avec Raymond. »
Dès le lundi 14 mai, les photographes se retrouvent chez un ami d’Hubert Henrotte, Yves Robertet qui avait un laboratoire du nom de Telephoto. Puis très vite, la petite bande qui n’a pas encore de nom, se rassemble 73 rue Réaumur dans les locaux de l’Agence de Presse Image et Son (APIS) que François Granier vient de céder à Henrotte. Le nouveau nom de l’agence est trouvée par Hubert Henrotte et ses nouveaux associés sont : Christian Simonpiétri, Alain Dejean, James Andanson, Alain Noguès, Eliane Laffont, Jean-Pierre Laffont. Sur les 2000 parts, Hubert Henrotte en détient plus de 51 pour cent avec Monique Kouznetzoff.
Le couple sera le vrai patron de la nouvelle agence qui va régner sur la presse mondiale pendant trente ans.
Michel Puech
Article publié dans Le Journal de la Photographie du 14 mai 2013
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