Des millions de déplacés, des centaines de milliers de morts, de blessés et de handicapés, dans ce sanglant chaos, la mort d’un photographe de 17 ans, diffusé par Reuters, n’est pas passée inaperçue…
Quelques jours avant Noël, le vendredi 20 décembre 2013, durant la bataille de l’hôpital d’Al Kindi à Alep en Syrie, deux jeunes gens, des frères, sont morts aux côtés d’une centaine d’autres syriens.
L’un, le plus âgé, était un combattant de l’opposition syrienne, l’autre, Molhem Barakat, était un « journaliste-citoyen » vendant ses photographies à l’agence de presse Reuters. Selon sa page Facebook, il avait 17 ans !
Mohammed al-Khatib, un autre « citoyen-journaliste » cité par l’AFP basé à Alep et ami de Molhem Barakat, a confirmé que ce dernier avait travaillé pour l’agence de presse Reuters. « Il était très jeune, il avait commencé par prendre des photos de manifestations avec son téléphone portable » au début de la révolte contre Bachar el-Assad qui s’est transformée en guerre civile, a expliqué Mohammed al-Khatib.
La jeunesse de Molhem Barakat a ému la presse du monde entier. Sa mort a été relatée par d’innombrables médias qui ont repris les informations d’une unique dépêche de l’AFP. Reuters étant restée très discrète.
Plusieurs confrères se sont interrogés sur les conditions de travail de Molhem Barakat, qui lui a fourni son équipement photographique professionnel ? Avait-il reçu une formation ? Disposait-il de protections comme un gilet pare-balle, un casque, une assurance ? L’agence Reuters est discrète sur toutes ces questions.
La mort de Molhem Barakat sonne comme une victoire du pouvoir syrien dans sa bataille contre la presse.
Si, aujourd’hui, les médias du monde entier ne peuvent compter que sur ces « journalistes-citoyens », c’est que Bachar el-Assad a tout fait pour éliminer – au sens strict du mot – les envoyés spéciaux.
Dès le début du mouvement en mars 2011, le pouvoir interdit la couverture des manifestations. Il s’en prend immédiatement aux journalistes syriens mais également à des blogueurs étrangers.
La Syrie figure au 173ème rang, sur 178, du classement mondial de la liberté de la presse publié en octobre 2010 par Reporters sans frontières. Ce pays est également sur la liste des « Ennemis d’Internet ». Le président Bachar el-Assad fait partie des 38 prédateurs de la liberté de la presse.
Il faut lire « Attentat Express » l’enquête sur l’assassinat, le 10 janvier 2012, de Gilles Jacquier, ce grand reporter de France Télévision, pour comprendre la détermination du régime de Damas de bannir l’entrée de la Syrie aux journalistes étrangers.
Le piège dans lequel est tombé Gilles Jacquier a montré aux rédactions la détermination du dictateur.
Et comme si cela ne suffisait pas, pour contrer les infiltrations de journalistes par l’Armée Syrienne Libre (ASL), un mois plus tard, le 22 février 2012, Damas éliminera Marie Colvin du Sunday Times, une reporter de guerre chevronnée et Rémi Ochlik, l’un des photojournalistes les plus prometteurs de sa génération.
Les photographes William Daniels et Paul Conroy, la rédactrice Edith Bouvier échapperont par miracle à la mort dans l’enfer de Homs. Il faut lire « Chambre avec vue sur la Guerre » d’Edith Bouvier et « La mort est ma servante » du grand reporter de Libération, Jean-Pierre Perrin, qui se trouvait en même temps qu’eux dans ce « centre de presse » ciblé par les mortiers de l’armée du régime, pour avoir une idée de l’enfer.
A l’été 2012, le 20 août, Mika Yamamoto, de Japan Press, et une dizaine de confrères travaillant pour des médias régionaux, dont la Syrie, verront leurs noms être inscrits dans la terrible liste des journalistes tués en zone de conflit.
En 2013, au nord de la Syrie, Yves Debay et Olivier Voisin meurent eux aussi avec une dizaine d’autres journalistes… C’est un des conflits les plus meurtriers pour la presse. Sans compter les innombrables et anonymes « journalistes-citoyens»…
A ces assassinats, va succéder une autre menace : l’enlèvement. Arme maniée tant par divers mouvement islamistes, que par les forces rangées derrière Bachar. Et elles sont nombreuses et disparates : armée et polices officielles, milices, agents ou brigands… Les rares journalistes libérés décrivent des situations très différentes, mais où, toujours, l’argent joue un grand rôle.
Ils seraient 16 journalistes de toutes nationalités à être détenus en Syrie par différents groupes.
On comprend que, dans ce sombre panorama, la majorité des télévisions, des radios et des titres de presse écrite hésitent ou renoncent à envoyer des reporters sur un terrain si dangereux. Laurent Van der Stock, qui s’est illustré au printemps dernier avec son confrère Jean-Philippe Rémy du quotidien Le Monde en ramenant des preuves de l’utilisation de gaz par le régime syrien, est l’un des derniers photographes professionnels à avoir séjourné longuement au cœur de la Syrie. Et l’équipée a failli mal tourner !
Quelques reporters chevronnés ont bravé les risques dans les premiers mois de 2013. Quelques jeunes journalistes freelance basés en Turquie ou à Beyrouth se hasardent à faire de courts allers-retours à travers les frontières. Deux ou trois ont réussi à séjourner chez les Kurdes au nord, notamment William Roguelon qui a publié, dans Le Monde, un reportage sur l’enseignement du kurde …
Mais, comme le confie Jean-Pierre Pappis de l’agence américaine Polaris : « Plus personne ne veut y aller. Et de toute façon, on n’a pas de demande des rédactions. »
Les grandes agences de presse, AFP, AP, Reuters ne font pas exception. Pas d’envoyés spéciaux, donc le seul recours, ce sont les « journalistes-citoyens »…
Le genre n’est pas nouveau, on les appelait « stringer » dans le jargon. Les agences ont de tout temps recouru aux amateurs occasionnels et aux amateurs éclairés, photographes indépendants motivés soit par la cause du conflit, soit par l’envie de devenir journaliste.
Et, c’est un fait, que certain d’entre eux deviennent de vrais professionnels. Ils ont joué un rôle important durant la guerre du Vietnam, pendant la révolution iranienne, la guerre Iran-Irak ou les conflits libanais.
Payés à la photo ou à la journée (entre 70 et 150 dollars), ils n’ont aucun contrat avec les agences. Et au début, aucune garantie. Au fur et à mesure qu’ils se professionnalisent, ils acquièrent parfois un statut de pigiste, ou un contrat de salarié, pour les plus talentueux et les plus chanceux.
« Leur nombre est très aléatoire car nous n’avons aucun contrôle sur eux. » précise Patrick Baz responsable de la photo pour l’AFP au Proche-Orient. « J’en ai formé une quinzaine avec l’aide de IWPR (Institute for War and Peace Reporting) au printemps 2013. Depuis, un a été tué, deux ont fui les Islamistes et se sont refugiés en Turquie. Un autre a été enlevé par les Islamistes, la plupart se sont arrêtés de travailler et ceux qui restent signent sous des pseudos que nous changeons fréquemment. »
Chez Associated Press, Manoocher Deghati, Middle East Regional Photo Editor, assure “Nous avons arrêté d’utiliser des freelance en Syrie en 2013. » Etonnant, d’autant qu’il précise « Je ne veux pas encourager les jeunes pigistes sans expérience à couvrir les zones de conflit. Le conflit syrien est non seulement dangereux à cause de la guerre en cours, mais il y a une grande possibilité d’être enlevé par des extrémistes musulmans. C’est pourquoi nous avons réduit notre couverture de la Syrie mais nous utilisons beaucoup de photos de journalistes-citoyens… »
Chez Reuters, on se tait.
A Lire :
Attentat Express – Caroline Poiron, Sid Ahmed Hammouche, Patrick Vallélian Le Seuil 2013
La mort est ma servante – Jean-Pierre Perrin – Editionss Fayard 2013
Chambre avec vue sur la guerre – Edith Bouvier – Editions Flammarion – 2012
Under the Wire : Marie Colvin’s Final Assignment Hardcover by Paul Conroy Editions Weinstein Books
Liens :
http://www.lemonde.fr/proche-orient/portfolio/2013/12/22/en-syrie-les-images-du-jeune-photographe-tue-a-alep_4338788_3218.html
http://fr.rsf.org/syrie.html » http://fr.rsf.org/syrie.html
http://www.radiofrance.fr/espace-pro/evenements/soiree-de-soutien-aux-journalistes-otages-en-syrie
http://otagesensyrie.org/Dernière révision le 26 mars 2024 à 5:06 pm GMT+0100 par
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