Ré-édition du texte original d’un article publié en avril 1976 dans le numéro 109 de Presse Actualité, la revue de l’information écrite, parlée, télévisée dont le rédacteur en chef était Yves L’Hers (Editions Bayard).
Sur un même évènement il est fréquent de rencontrer trois ou quatre photographes français. Ouvrez les grands magazines internationaux et vous trouverez les signatures de Gamma, Sygma et Sipa…
Un visage immobile sur l’écran de télévision à 20h. Et puis rien, ou, quelquefois, un copyright au coin d’une photo dans un magazine. Michel Laurent de l’agence Gamma est mort au Vietnam pour « trois photos et trente lignes »[i]
Avant lui, il y eut Gilles Caron, disparu au Cambodge. Et combien d’autres ? Un instant, la mort les arrache à leur anonymat.
Pour alimenter la machine à informer
Ils sont quelques centaines, en France à ramener, jour après jour, leurs films pour alimenter la machine à informer. Mais cette image du grand reporter, baroudant avec la mort pour compagne dans la poussière des fronts, est erronée.
Si, « faiseurs d’images », ils courent après l’événement, leur vie, c’est aussi la conférence de presse routinière, la grève dans une banlieue lointaine, la « planque » pour le fait divers et la préparation de leurs reportages. Cette vie là, les difficultés quotidiennes pour trouver l’information, ses débouchés, l’argent des reportages et surtout l’organisation que cela suppose, sont méconnus.
C’est le petit monde des agences photos.
Laissons de côté, dans cet article, les agences d’illustration pour nous intéresser à celles dites d’actualité. La ligne de partage est de plus en plus lâche, tangible uniquement au niveau de l’organisation de ces entreprises un peu spéciales. Au sein même de ce groupe d’agences d’actualité, éliminons aussi les services photos des grandes agences comme l’AFP, Reuters, UPI, AP qui fonctionnent très différemment, essentiellement pour les quotidiens et par belin[ii] . Ces soustractions faites, reste l’image des évènements de chaque jour, du Conseil des ministres à la guerre angolaise.
La télévision s’est imposée
Cette photo là, d’actualité, a connu son heure de gloire et son apogée vers les années 1960 dans des magazines comme Paris Match, Look et surtout Life. Puis vient la télévision. En quelques années, le photojournalisme, dont la capitale était alors New York, a descendu les échelons de la gloire et… de la rentabilité.
La télévision s’est imposée, modifiant profondément la conception des magazines et de leurs illustrations. La maxime des rédacteurs en chef est devenue : « Donner à comprendre et non à voir ».
« Un jour » raconte René Burri de Magnum Photo, « j’avais terminé les prises de vues d’un reportage sur les événements à Chypre et je préparais mon envoi de films. Quand, tout à coup, j’ai levé les yeux : là, dans le hall de l’hôtel, la télévision donnait des images de ce que je venais de faire. J’ai compris qu’il se passait quelque chose d’irréversible ».
1967 : la naissance de Gamma
C’était la fin d’une épopée (ndlr : celle des années 1950/1960) que les photojournalistes ne finissent pas de raconter et voudraient tant revivre. En 1967, à Paris, un nouvel épisode commence. Ils sont quatre : Raymond Depardon, Hugues Vassal, Hubert Henrotte et Léonard de Raemy. Ils créent l’agence Gamma, une agence qui va changer la vie quotidienne des photographes.
Bien sûr Magnum existe depuis 1947, mais c’est un club où il n’est pas facile de se faire inviter. Les autres agences meurent (Dalmas, Reporters Associés) ou exploitent les photographes à qui mieux mieux. Les salaires sont dérisoires. Gamma utilise tout de suite la formule qui, par la suite, se généralisera jusqu’au vote de la « loi Cressard [iii]» : 50% pour le photographe, 50% pour l’agence sur les recettes et les frais de reportages.
Avec l’équipe de photographes talentueux, ou en passe de le devenir, qui se trouve réunie, bien servie par une actualité ou le Proche-Orient va rapidement le disputer aux événements de Mai, Gamma connaît un essor foudroyant.
A la même époque naît une autre agence d’une conception totalement différente : Sipa press. Le décor actuel (ndlr : en 1976) est presque en place. Nous sommes en 1968 : la photo d’un quart de page dans les hebdomadaires vaut 100 francs (117 euros[iv]), la pellicule noir et blanc 4 francs et les secrétaires sont payées 1500 francs par mois (1750 euros). Outre Atlantique, les grandes agences comme Magnum, Black Star commencent à s’intéresser de plus en plus à l’édition, aux reportages industriels et à la publicité, leurs principales sources de revenus actuelles.
Un divorce douloureux
L’ascension de Gamma ne s’opère pas sans problèmes. Plusieurs petites crises éclatent et, en mai 1973, le conflit entre les actionnaires devient très tendu. La rédaction se met en grève 15 jours durant. Le divorce a lieu. Hubert Henrotte, suivi de la quasi-totalité des photographes et du personnel, quittent l’agence.
Quelques semaines après, cette équipe rachète Apis et s’installe dans ses locaux. Sygma vient de naître.
Rue Auguste Vacquerie, à Paris, chez Gamma, les trois actionnaires restants se retrouvent dans des locaux vides de toute archive. Avec trois employés parmi les rares qui ont préféré rester, et pas des moindres (le chef des informations Floris de Bonneville, le vendeur et le chef des archives), ils entreprennent de continuer, non sans mal et sans perte d’argent. La scission leur coûte environ 350 000 F (300 KE) sur un budget annuel de près de 4 000 000 Francs (3,5 ME)
Les marges se sont amenuisées
Cette fois, le décor est bien planté. Un décor de lutte à mort. Une bataille pour l’information photographique commence mais, aussi et surtout, une bataille commerciale. Le marché de la photographie est stable depuis de nombreuses années. Les titres sont en baisse mais les journaux font de plus en plus appel aux agences. Peu d’entre eux peuvent se permettre d’entretenir un « staff » de photographes.
Autre donnée du marché : les prix des droits de reproduction ont faiblement augmenté par rapport aux frais. Aujourd’hui, en 1976, un quart de page noir et blanc dans L’Express ou Le Point vaut à peine 150 Francs (92 euros), la pellicule coûte 6 francs (3,7 euros) et une secrétaire gagne 1 500 francs/mois (1750 euros). Sans parler de la phénoménale augmentation des produits photos, notamment du papier.
C’est dire que les marges se sont amenuisées et que les budgets s’équilibrent très difficilement. Certaines, comme Viva[v] ont recours, à l’exemple de Magnum, à l’édition et à la publicité, d’autres, comme Sygma cherchent vers la télévision, le cinéma ou le texte, de nouvelles sources de financement.
D’autres comme Fotolib[vi], occupent le plus largement possible un secteur de presse, celui de la gauche et de l’extrême gauche.
Mais toutes font face à des difficultés de trésorerie de plus en plus importantes. 1976 risque fort d’être une année décisive pour certaines d’entre elles.
La concurrence sauvage
La bataille est d’autant plus violente que les agences sont peu nombreuses dans le monde. Magnum et Black Star aux USA, Camera Press et quelques autres en Grande Bretagne, deux ou trois en Italie… Le tour est vite fait de celles qui peuvent prétendre à une couverture et une diffusion mondiale.
Sur un évènement, il est fréquent de rencontrer trois ou quatre photographes français. Ouvrez les grands hebdomadaires internationaux et vous verrez les trois signatures de Sygma, Gamma, Sipa.
Dans ce royaume, où les entreprises sont si rares, où le métier est si particulier, devraient exister des accords… Il n’en est rien. La concurrence sauvage règne. Il y a bien la Fédération Nationale des Agences de Presse, mais ses tarifs appliqués conjointement avec ceux de l’ANJRPC[vii] sont toujours en retard d’une inflation. Et les états généraux de la profession ne sont pas pour demain, Gamma et Sygma refusant de s’asseoir à la même table.
Pourtant la fixation de certaines règles améliorerait rapidement la condition des photographes, le budget des entreprises et par voie de conséquence, la qualité de la « couverture » des évènements. Comme ce n’est pas de l’aide de l’Etat (complètement absent dans ce secteur) que viendra le salut, l’avenir paraît à tous les responsables d’agences fort nuageux.
Ou un accord interviendra pour augmenter les droits de reproduction, ou une ou deux ou plusieurs agences disparaîtront ou se transformeront.
Le « porno du fusil »
Le vrai problème de la concurrence sauvage est bien celui de la qualité. La transformation du marché et la situation des agences ne permettent pas, dans trop de cas, un travail en profondeur du photojournaliste.
On assiste à un phénomène que l’un d’entre eux appelle « la porno du fusil ». Donner à voir la gueule des canons, sans que le public puisse par d’autres photos comprendre le pourquoi du comment.
Le marché se réduisant dans la presse, il faut trouver d’autres débouchés.
Aux USA, les photojournalistes travaillent beaucoup pour l’industrie (bilan annuel, revue interne, publicité et promotion). En France, peu à peu, les agences et leurs photographes y viennent également, de même qu’a l’édition qui, fait nouveau, commande de plus en plus de reportages exclusifs. Mais du côté de l’industrie, les entreprises françaises sont loin d’accorder autant de place et d’argent à la photographie que leurs homologues américains.
Bien malin qui pourrait prédire exactement les mutations à long terme des agences photos.
Une chose est certaine et lourde de conséquences : dans ce contexte difficile, peu de jeunes photographes naissent à la profession. Rien à l’heure actuelle ne leur est favorable et il faut s’inquiéter du renouvellement de l’actuelle génération de photojournalistes.
Il manque assurément en France des structures comparables, mais pas forcément semblables, à ces fondations ou ces industriels américains qui accordent à de jeunes photographes des bourses leur permettant de travailler un sujet.
Mais, hélas, c’est une évidence d’observer que la photographie n’a pas la place qu’elle mérite dans le pays qui la vit naître.
Michel Puech
[i] « C’est moche, m’a-t-il dit, et puis c’est con d’aller se faire tuer pour trois photos et trente lignes… ». Telles ont été les dernières paroles prononcées par Michel Laurent une heure avant sa mort (Extrait de VU, juin 1975, revue de l’ANJRPC)
[ii] Le bélinographe, du nom de son inventeur Édouard Belin, est un appareil de phototélégraphie pouvant transmettre des photographies par liaisons téléphoniques ou radioélectriques. Le bélinographe est considéré comme l’un des ancêtres du télécopieur.
[iii] En France, la loi Cressard du 4 juillet 1974 reconnaît aux journalistes pigistes le Statut de journaliste professionnel et des indemnités de licenciement. Votée à l’unanimité par le parlement français, la loi précise que c’est à l’employeur d’apporter la preuve que le lien de subordination n’existe pas. La jurisprudence, même en cour de cassation, a régulièrement retenu cette notion de charge de la preuve.
[iv] Calculez avec le calculateur de pouvoir d’achat de l’INSEE : Le convertisseur franc-euro mesure l’érosion monétaire due à l’inflation. Il permet d’exprimer, sur la période 1901-2012, le pouvoir d’achat d’une somme en euros ou en francs d’une année donnée en une somme équivalente en euros ou en francs d’une autre année, corrigée de l’inflation observée entre les deux années.
[v] Viva, agence fondée en 1972 par Martine Franck, Hervé Gloaguen, Raymond Dityvon, Guy Le Querrec et Richard Kalvar, disparue en tant que société en 1982, rachetée par La Compagnie des Reporters, a disparu définitivement en 1986 après son rachat par l’agence Rush.
[vi] Fotolib, est une agence de presse fondée en coopérative ouvrière de production en 1973 dans la mouvance de Libération avec lequel elle était structurellement liée. Fermée en 1978.
[vii] ANJRPC : Association nationale des journalistes reporters photographes et cinéastes. Ne se veut pas concurrente des syndicats de journalistes, mai une association de défense.(12 rue Chabannais 75002 Paris).
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