Il y a quarante ans, à minuit vingt dans la nuit du 24 au 25 avril 1974, Vasconcelos, animateur de Limite, une émission discrètement contestataire de Radio Renaissance, lit les quatre premiers vers de la chanson « Grandola vila morena » avant de lancer ce qui va devenir l’hymne de la « Révolution des œillets ». C’est la fin de la dictature instaurée par Salazar 48 ans plus tôt. Souvenirs.
Quand le « Santa Maria », c’est le nom de l’appareil, atterrit à Lisbonne, des jeeps et des camions militaires surchargés d’hommes en arme l’entourent.
En avril de cette année là, le quotidien Libération est en kiosque depuis moins d’un an. L’agence de presse Fotolib, une coopérative ouvrière de production créée pour alimenter le quotidien en photographies, vit sa première crise. On est dans les remous de l’enterrement du gauchisme.
Le putsch de Pinochet au Chili en septembre 1973 a douché nos ambitions révolutionnaires. Quand la nouvelle du coup d’état militaire de Lisbonne tombe sur les télex, c’est l’inquiétude qui prédomine.
Mais cette fois, l’actualité est à la portée du jeune reporter photographe que je suis alors. L’agence Fotolib est en grève, qu’à cela ne tienne, je me tourne vers l’agence Hupper. Patrick Souillard, son directeur, m’avance le prix du billet d’avion. En avant pour mon premier et mon dernier grand reportage. J’ai 26 ans et c’est la première fois que je monte dans un avion de ligne !
Pas un bruit dans la carlingue où ont pris place, outre des journalistes, des réfugiés politiques de retour au pays. Nous sommes le 29 avril et c’est le premier vol depuis la réouverture de l’espace aérien portugais. Les visages inquiets sont tous tournés vers les hublots. Quand le « Santa Maria », c’est le nom de l’appareil, atterrit à Lisbonne, des jeeps et des camions militaires surchargés d’hommes en arme l’entourent.
Quelques minutes après cette ultime tension, c’est l’euphorie. Le hall de l’aéroport est envahi de militaires en treillis. La foule des civils les acclame. Ils ont des œillets rouges dans le canon de leurs armes. Soulagement. Pas de contrôle de douane, ni de passeport, je me retrouve propulsé dans la rue avec l’adresse du bureau de presse du Mouvement des Forces Armées (MFA).
« la chasse à la PIDE »
Accrédité, je ressors du bureau pour découvrir au café d’en face, nonchalamment attablés, Henri Bureau de Sygma, Jean-Claude Francolon de Gamma, Gilles Peress de Magnum et j’en oublie un quatrième. Ils sont là depuis deux jours et regardent amusés mon matériel d’amateur, deux Nikkormat, un pour le NB, l’autre pour la couleur. Ils ont pris des vols pour Madrid et de là loué une voiture pour foncer sur Lisbonne et arriver avant tout le monde. Evidemment. (ndlr: en réalité, Henri Bureau et Jean-Claude Francolon ont pris un train à Madrid pour Lisbonne)
La pause bière ne va pas durer. Il y a foule dans les rues. Des cris fusent. On part comme des fusées pour suivre « la chasse à la PIDE ». La dictature qui règne d’une poigne de fer sur le Portugal a établi, comme dans l’Espagne de Franco, un dense réseau d’indicateurs et de délateurs en tout genre qui tout à coup, ne sont plus à la fête. Les militaires s’interposent, embarquent les suspects, dispersent les résistants de la dernière heure comme il s’en trouve dans tous les soulèvements populaires.
Je colle aux fesses de mon aîné, Henri Bureau. Il est expérimenté et je ne suis qu’un jeunot qui débute. On se retrouve sur une petite place où un homme suspecté d’être membre de la PIDE est traqué par la foule. Il se réfugie dans une boutique. Tout à coup des militaires arrivent. Ils l’extraient en l’entourant avec leur fusil. Henri Bureau fait une photo qui va lui valoir le World Press.
L’ambiance est partout à la fois grave et joyeuse. Dans ces premiers jours de la Révolution des œillets, tout le monde veut se réjouir, mais chacun doute un peu… Pourtant c’est l’euphorie qui domine. Particulièrement dans les rédactions où les « révolutionnaires » ont pris les commandes des journaux qui sortent avec des titres énormes. Les quotidiens s’arrachent au coin des rues. De petites manifestations sillonnent la ville. C’est un formidable chaos qui inévitablement fait plus penser à la Libération de Paris en 1944, qu’aux évènements de Mai 68.
Le 1er mai est un jour historique. Je suis debout à l’aube. Il s’agit de réaliser dans la matinée quelques images, puis de trouver un passager à l’aéroport pour rapatrier les films à Paris. Le vol d’Air France est à 11h. Je n’ai aucun mal à trouver des manifestations à mettre devant mes objectifs. Il y en a partout ! C’est une incroyable liesse populaire. Les inconnus s’embrassent. Les femmes sourient aux militaires. Ça chante, ça danse. Ouvriers, étudiants, militaires défilent en rangs serrés bras dessus bras dessous.
« O povo unido… »
Le taxi qui m’amène à l’aéroport a du mal à se frayer un chemin, car tout Lisbonne est dans la rue, et sur la chaussée… Quand, enfin, nous arrivons à l’aéroport, le Boeing 727 d’Air France roule déjà sur le taxiway !
Je m’explique avec les militaires, montre mon accréditation du MFA. Ils m’embarquent dans une jeep et nous fonçons à la poursuite du Boeing 727. La voiture zigzague devant le nez de l’appareil qui s’immobilise. La passerelle de queue descend. Je me précipite. Une hôtesse peu aimable me demande ce que je veux…J’explique, carte de presse en main… Elle téléphone au commandant de bord et me dit : « Désolé le commandant n’est pas d’accord. » La passerelle remonte sous la bordée de jurons que j’adresse à ce commandant qui refuse mes photos de la révolution des capitaines.
Michel Puech
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Dernière révision le 21 août 2024 à 11:58 am GMT+0100 par la rédaction
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