Il a vécu le 6 juin 1944 à travers les yeux de Robert Capa, dont il était l’éditeur. A 97 ans, il publie « Quelque part en France », souvenir d’un voyage de cinq semaines en France libérée. Photos et lettres d’amour : un « vrai livre » !
« Quelque chose me réveilla de bonne heure le mardi 6 juin 1944. En tirant le rideau du black-out, je vis que c’était encore un jour gris, maussade, plus froid même que le printemps anglais.
Il n’y avait pas un chat dans les rues et j’étais seul dans l’appartement de Upper Wimpole Street que je partageais avec Frank Scherschel[i], dans le West End de Londres. Frank était parti quelques jours plus tôt; il s’était envolé, sans un mot, pour rallier son poste de combat, un aérodrome camouflé d’où il effectuerait des vols de reconnaissance sur la Manche dans le but de photographier la plus vaste armada jamais assemblée.
En ma qualité de directeur photo du bureau londonien de Life, ma tâche consistait à rester à l’arrière, afin de faire une sélection de ses photos et de celles des autres correspondants. »[ii]
4 photographes débarquent avec les troupes
Ce 6 juin 1944, àLondres, John attendait les photos de Frank Scherschel, de David Scherman[iii] de Georges Rodger[iv], de Ralph Morse, de Bob Landry[v] et de Robert Capa.
Quatre photographes seulement devaient débarquer sur les plages dont deux pour le célèbre magazine Life : Bob Landry et Robert Capa; les deux autres photographes[vi] étaient Peter J. Carroll pour Associated Press et Bert Brandt pour l’agence Acme Pictures.
Bob et Robert devaient débarquer avec la première vague… « Notre mission consistait à fournir des photos de combat pour le prochain numéro de Life qui devait être bouclé samedi 19 juin. » précise John G Morris.
La pression du « bouclage » est à son maximum en ce jour historique. Elle va conduire au fameux accident de laboratoire qui détruisit trois films sur les quatre que Robert Capa avait pris la veille à l’aube. D’autant que s’ajoute une autre catastrophe, la perte de la totalité des films de Bob Landry.
Qu’importe ! Nous ne gardons pas en mémoire tous les clichés publiés lors d’un évènement, un seul surnage dans l’inconscient collectif et finit, au fil du temps, par devenir l’icône du moment. Encore faut-il que l’éditeur l’ait vu sur les planches contact du reporter !
La photo floue du soldat américain à plat ventre sur la plage de Normandie résume à elle seule l’horreur de la situation.
La couverture photographique d’un évènement comme le D-Day, et d’une façon général la correspondance de guerre, exige que les photographes, qui sont par nécessité en première ligne, disposent d’une base arrière où œuvrent des journalistes non seulement expérimentés, mais en empathie avec les reporters.
Les picture-editors comme John G. Morris, les « chefs des infos », les rédacteurs en chef photo ont pour mission, non seulement de proposer des objectifs, mais de s’assurer que les projets des reporters sont bien « ficelés », que tout a été mis en œuvre pour une bonne réalisation du reportage, y compris sur le plan de la sécurité.
Un poste qui fait aujourd’hui souvent défaut aux reporters freelance et que les gestionnaires de groupe de presse, au nom de la rentabilité, ne trouvent pas indispensable. Ce n’était pas le cas dans les années 40. John devait rester à son poste, et « la direction ne voyait pas d’un bon œil que j’aille rejoindre les photographes sur le front » [vii].
« Je ne m’étais jamais considéré comme un photographe. J’avais toujours travaillé avec eux et je les laissais faire le boulot. Si vous travaillez avec Robert Capa, Bob Landry ou encore Frank Scherschel, tous photographes pour Life, vous ne vous promenez pas à droite et à gauche en prenant des photos, au risque de vous mettre en travers de leur chemin. »
« Ma collaboration avec les photographes se faisait de plusieurs façons. Quelquefois, j’étais leur patron, quelquefois, leur assistant. C’est-à-dire que je portais le matériel. Cet été là, lorsque j’ai sorti mon appareil pour prendre des photos, ils n’ont pas fait attention à moi. Je n’essayais pas de rivaliser avec eux. »[viii]
« Je ne m’étais jamais considéré comme un photographe »
« Bonjour ma souris, il serait lâche, paraît-il, de quitter Londres ces jours-ci pour la Normandie. Dans ce cas, je suis un lâche. Marrant, mais c’est presque comme partir en vacances, ces préparatifs de voyage vers le front. »[ix]
Cette phrase, écrite il y a 70 ans, résume l’état d’esprit de John G. Morris : humour et souci de dédramatiser la situation pour « Dèle », sa jeune épouse et leurs deux enfants. La phrase dit aussi beaucoup du personnage. John G. Morris est un monsieur malicieux, dont l’œil pétille toujours à 97 ans.
En 1944, il n’a pas trente ans et est amoureux, il écrit sept lettres à « Dèle ». Publiées dans « Quelque part en France », elles font de ce livre publié par Marabout, un « vrai livre », comme le qualifie le libraire de Le Préambule à Bayeux. Entendons par là, un livre fabriqué par la vie à l’inverse des ouvrages nés de services marketing.
Le 16 juillet 1944, à Utah Beach, John G. Morris débarque, à marée basse, d’une barge en compagnie de William Johnson de Time et de Ned Buddy qui faisait le même travail que lui mais pour les agences cinématographiques. Lui est équipé d’un appareil photo, un Rolleiflex au format 6×6 et une douzaine de films de douze vues.
En jeep, l’équipe fonce vers le château de Vouilly où se trouve le camp des correspondants de guerre. John occupe une tente avec Robert Capa, Ernie Pyle, Bob Casey du Daily News de Chicago et Gault MacGowan du Sun de NY.
En tant que coordinateur du pool des photographes de Life, John G. Morris a l’intention de faire des sorties avec les uns ou les autres. Le 24 juillet, il accepte l’invitation de Bede Irvin, un photographe d’Associated Press d’aller le lendemain sur le front de Saint-Lô.
Heureusement, Frank Scherschel avait d’autres projets pour lui. Il avertit Bede Irvin que John n’ira pas avec lui. Bien lui en a pris car Bede Irvin trouva la mort sous les bombes larguées par 2000 avions de l’Air Force et de la RAF. Plus de cent soldats furent victimes de ce «dégât collatéral».
Le lendemain, pas un mot dans la lettre qu’il écrit à son épouse : « Mon amour, Depuis mon arrivée j’ai visité un grand nombre de villes que tu connais par les journaux : Bayeux, Carentan, Sainte-Mère-Eglise, Valognes, Cherbourg. En dehors de Bayeux restée intacte (Ndlr : où il dormira à l’Hôtel du Lion d’or) toutes les autres offrent une image de dévastation que tu aurais peine à imaginer. Pourtant leurs magnifiques habitants français se débrouillent pour sourire, saluer et faire le V de la victoire à chaque passage de jeep…/… Je m’amuse beaucoup en essayant de parler français et dans l’ensemble ça marche plutôt mieux que ce à quoi je m’attendais. »
70 ans plus tard, à Bayeux, il confie : « Il y avait des réfugiés partout. Le manque de nourriture tout comme la faim était patent. Je me souviens encore d’un homme à qui j’avais donné un morceau de sucre. Il l’a porté à sa bouche, passant à peine la langue dessus avant de le ranger, comme s’il s’agissait d’un bien trop précieux pour être consommé »[x].
Le 5 août 1944, il écrit à son épouse : « Juste un mot pour te dire que je suis sain et sauf mais que je travaille beaucoup. Suis resté jusqu’à cinq heures du matin à transpirer sur un récit à la première personne de la libération de Rennes pour Life et s’il n’est pas publié cela renforcera ma piètre opinion de la rédaction. Avec Landry et un autre photographe, nous étions les premiers correspondants à entrer dans la ville hier. »
Deux jours auparavant, il était au Mont Saint-Michel. « Quand nous sommes arrivés, nous avons vu un paysan qui nous a demandé ce qu’il pouvait faire pour les américains… Capa lui a répondu : peut-être un dîner… La femme du paysan nous a fait un très bon repas avec Ernest Hemingway et Robert Capa. Mais si je raconte ces histoires, je ne voudrais pas que l’on croit que la guerre n’est pas terrible. Il y avait beaucoup de morts. Et je suis pacifiste, même si je pensais que cette guerre là, il fallait la gagner. »[xi]
L’histoire d’un livre d’Histoire
« L’Histoire ne se résume pas à des dates » écrit Robert Pledge, concepteur de l’ouvrage et directeur de l’agence Contact Press Images, une célèbre agence américaine de photographes. C’est lui, qui a découvert les photographies de John G. Morris. Tout de suite, il est frappé par la qualité des prises de vue.
Mais John G. Morris est d’abord hostile à l’idée de Robert Pledge consistant à proposer à Jean-François Leroy, directeur du festival Visa pour l’image de les exposer à Perpignan. « Je ne suis pas photographe !» répète John G. Morris.
Pourtant, il va finir par accepter et Jean-François Leroy sera très heureux de les présenter en septembre dernier à Perpignan. Ce sera la stupéfaction chez les professionnels du photojournalisme où tout le monde connaît le nom et la silhouette de jeune homme de John G. Morris. Il est célèbre dans la profession comme picture-editor de Life, du Washington Post, du New York Times, du National Geographic… Un palmarès où ne manque pas la direction de l’agence Magnum. Mais personne n’avait jamais vu des photos prises par John !
« Tes photos sont meilleures que celle de Capa » lui lancera publiquement à Perpignan son ami le photographe David Douglas Duncan « Elles sont remarquablement composées, très bien choisies. John a travaillé sans faire d’effets et sans se mettre en avant. »[xii]
Quand on a, comme John G. Morris, travaillé avec tous les grands photographes de son époque, on apprend à cadrer, à choisir ses sujets. Regarder attentivement les photos des autres est le meilleur moyen d’apprendre. Il reste que, durant ces quelques semaines – les seules de sa vie – où il a photographié, John G. Morris a su magistralement capter l’ambiance de la libération de la Normandie et de la Bretagne. Sur la dizaine de films impressionnés, près de la moitié des clichés est publiée dans le livre. C’est un score rare, car en général, les professionnels sont contents quand ils trouvent une ou deux vraies bonnes photos par film. Là c’est près de 50 % !
De l’exposition à Visa pour l’image, au livre que John G. Morris signe de Bayeux à La Gacilly ou Saint-Malo, il y a un gros travail de conception et d’édition. Dominique Deschavanne, la directrice du bureau français de Contact Press Images, Robert Pledge et Hélène Gédouin des Editions Hachette-Marabout n’ont pas chômé. Il a fallu retrouver les lettres de John à son épouse, les dépêches d’information envoyées à Life, les notes et croquis … On peut voir dans les annexes du livre les fac-similés des documents.
Le résultat est un « vrai livre » avec des photographies qui ont ému les habitants de Bayeux venus assister à la conférence de John G. Morris au Musée de la Bataille de Normandie. Certains reconnaissaient les lieux photographiés, d’autres les gens…
A 97 ans, John G. Morris est in fine très heureux de la publication de cet ouvrage qui lui a donné une autre idée : publier pour ses cent ans, un livre souvenir sur son siècle de photojournalisme ! Une formidable leçon de courage et d’obstination professionnelle. Merci Monsieur !
Michel Puech
Article publié dans le Club Mediapart
Rectificatif : John séjourna en France non pas cinq semaines comme indiqué, mais un peu plus de trois ou un peu moins de quatre (du 20 u 21 juillet au 14 août 1944) soit environ 24 jours) ! précise Robert Pledge dans un courriel en date du 3 juin 2014
Tous nos articles concernant John G. Morris
En Librairie
Quelque part en France, l’été 1944 de John G. Morris, éditions Marabout Hachette, 168 p., 19,90 €. Conception et préface de Robert Pledge.
Get the Picture: A Personal History of Photojournalism. Autobiographical Book by John G.Morris. First Edition, Random House,1998. Traduit en français sous le titre « Des hommes d’images, une vie de photojournalisme » Editions de La Martinière 1999.
Expositions
Jusqu’au 30 septembre 2014, les photos de John G. Morris sont exposé au festival de La Gacilly. Informations : www.festivalphoto-lagacilly.com – Voir également l’article de Ouest France.
Dimanche 8 juin 2014, rencontre avec John G. Morris à 17h45 au festival des Etonnants-Voyageurs de St Malo. Débat animé par Alain Mingam. Informations : http://www.etonnants-voyageurs.com/
Signature du livre le samedi 14 juin à la galerie Polka à partir de 16h – Informations : http://www.polkagalerie.com/fr/contact.htm
De juin à octobre 2014, exposition au Musée de la Bataille de Normandie de Bayeux dans le cadre du Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre. Informations : http://www.mairie-bayeux.fr/index.php?id=230
Liens
Dossier de Life sur le « D-Day and after »
Le site officiel de l’agence Contact Press Images : http://www.contactpressimages.com/
Fiche Wikipedia de John G. Morris : http://en.wikipedia.org/wiki/John_G._Morris
Notes
[i] Frank Scherschel (1907-1981), photographe américain travaillant pour Life. Voir :
[ii] Get the Picture: A Personal History of Photojournalism. Autobiographical Book by John G.Morris. First Edition, Random House,1998. Traduit en français sous le titre « Des hommes d’images, une vie de photojournalisme » Editions de La Martinière 1999.
[iii] David E. Scherman (1916-1997), photographe et journaliste américain collaborateur de Life. Il est connu pour avoir photographié la photographe de Vogue Lee Miller dans la baignoire d’Adolf Hitler à Munich au printemps 1945.
[iv] George Rodger (1908-1995), photographe britannique connu notamment pour ses photos du camp de Bergen-Belsen. Il fut l’un des fondateurs de l’agence Magnum.
[v] Bob Landry, photographe américain de Life. Il fut le seul photographe professionnel présent à Pearl Harbor
http://content.time.com/time/photogallery/0,29307,2101677_2326567,00.html
[vi] « Les premières publications des photos de Robert Capa sur le débarquement en Normandie » par Patrick Peccatte in Culture visuelle http://culturevisuelle.org/dejavu/1463
[vii] Conférence de John G. Morris au Musée de la Bataille de Normandie à Bayeux – Mai 2014
[viii] Interview de John G. Morris in L’Histoire mai 2014
[ix] Lettre de John G. Morris à son épouse adressée de Londres en date du 18 juillet 1944 in « Quelque part en France » page 13
[x] Interview de John G. Morris in Télérama 28 mai 2014 http://www.telerama.fr/scenes/john-g-morris-en-44-les-francais-nous-accueillaient-a-bras-ouverts-malgre-nos-bombardements,112878.php
[xi] Conférence de John G. Morris au Musée de la Bataille de Normandie à Bayeux – Mai 2014
[xii] In préface de Robert Pledge.Dernière révision le 21 août 2024 à 11:58 am GMT+0100 par Michel Puech
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