En apprenant la saisie du Tribunal de Grande Instance de Paris par la compagne de Lucas Dolega (voir article) pour interdire – entre autres – la projection du film War reporter au Festival de St-Malo, Michel Le Bris nous a communiqué le texte suivant.
J’aurais aimé rencontrer Me Donnadieu pour parler du film, simplement. Je comprends que les images de son compagnon blessé lui soient insupportables.
Comme elles me le seraient si elles étaient celles d’un être cher que j’aurais perdu dans ces circonstances. Comme le sont je pense les familles ou les proches concernés par telle ou telle images de guerre où l’on voit une victime périr ou être blessée – et pourtant ces images, si elles sont fortes, sans complaisance, nous paraissent aujourd’hui des images irremplaçables, qui portent témoignage.
Il me semble qu’il en va ainsi de ce film. C’est en tous les cas le sentiment de tous ceux, dans notre équipe, qui ont vu ce film.
Notre programmation était connue depuis le 29 avril 2014,
date de notre conférence de presse à la SCAM largement reprise par les médias, prolongée depuis par une multitude d’interviews, conférence diffusée en vidéo et en direct sur notre site, où elle est consultable depuis, et que la plaignante semble connaître puisque c’est sur ce même site qu’elle a pu lire notre programme, mis en ligne depuis une quinzaine de jours.
Si Mme Donnadieu avait souhaité s’opposer à sa diffusion, dès lors, parce qu’elle l’affectait profondément, il aurait suffi qu’elle nous contacte et exprime son désarroi : nous aurions pu nous retourner, et imaginer une autre programmation.
Or, voilà que nous l’apprenons indirectement ce jeudi 5 juin par l’appel d’un ami,
lui même alerté par le réalisateur : nous ne sommes même pas en mesure, par manque de temps, de savoir si cette assignation nous est réellement parvenue, toute l’équipe du festival se trouvant à Saint-Malo depuis mercredi midi, et nos bureaux de Rennes étant fermés, comme cela peut se comprendre pour une manifestation de grande dimension démarrant jeudi par deux journées consacrées aux lycées et collèges, avant les 3 journées « grand public » du 7 au 9 juin. Le choix d’intervenir si tardivement ne peut donc qu’être délibéré et nous met dans une situation impossible :
- la projection de ce film est un moment essentiel de notre programmation
- les délais sont si courts qu’il nous est impossible de trouver un film de remplacement
Comme la lecture de notre programme le montre, la projection de « War reporter » s’inscrit dans un après-midi de réflexion patronné par la SCAM, à l’occasion de la remise du prix Kessel, écrivain et journaliste, sur « comment dire le monde aujourd’hui ? » dans une période d’interrogations et de remises en cause.
A cet après-midi répond un deuxième après-midi sur la crise de la presse aujourd’hui et l’exigence de nouvelles écritures du réel, auquel participeront des journalistes de Libération, du Monde, de Rue 89, de Médiapart, des revues XXI et Long cours.
Aucun voyeurisme là-dedans, ou quête de « sensationnel », mais un questionnement sérieux qui mobilise toute la profession.
Cette projection est pour nous importante : l’après-midi en effet s’ouvre, après la remise du prix Kessel, par la projection d’un film tourné par des réalisateurs syriens ( « Syrie, instantanés d’une histoire en cours » du Collectif Abou Naddara, qui témoigne d’une démarche originale d’acteurs engagés dans le conflit et d’une réflexion proprement artistique, se poursuit par un débat impliquant les écrivains Andreï Kourkov, Khaled El Khamissi, Velibor Colic, les reporters de guerre Jean-Pierre Perrin et Olivier Weber, les réalisateurs Cherif Kiwan et Amine Boukris et se conclut par « War Reporter », qui est sans doute le témoignage le plus fort jamais tourné sur la vie des reporters de guerre : tout l’après-midi s’articule autour de la mise en regard des deux films, des deux pratiques, et des deux esthétiques qui en découlent.
L’interdiction de cette projection nous léserait d’ailleurs doublement,
car nous avons également prévu dans notre grand auditorium ( 1000 places) un après-midi « reporters de guerre » le lundi avec la projection de nouveau de « War reporter » en ouverture, suivi d’une rencontre avec Amine Boukris, Olivier Weber, Alain Mingam, John Morris, Cherif Kiwan, rencontre suivie par « Syrie, instantanés d’une histoire en cours »
L’interdiction de la projection de « War reporter » nous laisserait ce jour sans moyen de proposer une projection alternative, et nous léserait donc gravement. Alertés plus tôt nous aurions pu choisir un autre éclairage, à travers un film comme « Photographes contre l’apartheid : le Bang Bang Club » mais il est maintenant trop tard…
Enfin, nous voudrions insister sur un point: ce film est d’abord un grand film, d’une écriture forte, nouvelle qui tous nous interpelle.
Filmé en son direct, sans commentaires, sans musique, il nous met en face d’une réalité dure, et troublante : en cela, loin de tout voyeurisme, il fait œuvre salutaire.
Mme Donnadieu semble considérer que les termes tels que « film-choc » concernent quasi exclusivement le moment dramatique de la mort de M. Dolega : ce n’est pas exact, ils qualifient d’abord le film en son entier, et son choix esthétique de refuser la médiation d’un commentaire, « Film choc » qualifie ce qui nous est montré, au quotidien, de la vie des reporters de guerre.
En cela, il nous paraît nécessaire. Et c’est pour cela que nous avons choisi de mettre à ce point l’accent sur lui dans notre programmation. Le festival « Etonnants Voyageurs » ce faisant est nous semble-t-il dans sa mission.
Michel Le Bris pour l’équipe d’Étonnants Voyageurs
Texte publié dans le Club Mediapart le 5 juin 2014
Site officiel des Étonnants Voyageurs
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Dernière révision le 21 août 2024 à 11:58 am GMT+0100 par la rédaction