A la demande de la compagne du photographe Lucas Dolega, tué pendant la « Révolution de Jasmin » à Tunis en janvier 2011, le Tribunal de Grande Instance de Paris statuera en référé d’heure à heure, ce vendredi 6 juin 2014 sur l’avenir du film War reporter. La projection de ce film est au programme le dimanche 8 juin 2014 du festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo.
Lettre ouverte à Madame la Présidente du Tribunal
A l’heure où j’écris, ni Monsieur Amine Boukhris, réalisateur du film, ni la société de production n’ont encore, faute de relations parisiennes et surtout de moyens financiers, chargé un avocat de leur défense.
C’est pourquoi je me permets respectueusement de vous faire part de mon témoignage, non par la voie judiciaire, mais de la façon la plus naturelle pour le journaliste honoraire que je suis depuis plus de quarante ans (carte de presse 29 349).
Dans sa requête, Maître Guillaume Henry, avocat de la plaignante, cite deux articles publiés sur mon blog A l’œil diffusé dans le Club Mediapart, en particulier celui du 14 janvier 2011 (pièce 3.1 du dossier) relatant le week-end tragique où ce jeune photojournaliste est mort des suites d’un tir de grenade lacrymogène. Un évènement qui m’a profondément marqué.
A l’appui de sa requête concernant l’atteinte à la dignité humaine, l’avocat cite également deux phrases de mon article titré « War reporter, un film au cœur du journalisme » publié les 4 et 8 mars 2014 dans le Club Mediapart et L’œil de la photographie et écrit après que j’eus visionné trois fois le documentaire dans sa première version.
Citation : « Les minutes durant lesquelles Lucas Dolega est déjà en train d’agoniser dans la voiture qui le conduit à l’hôpital ce 14 janvier 2011 sont insupportables pour tout spectateur qui, comme moi, n’a pas connu Lucas Dolega. Que dire pour ses parents, sa compagne, sa famille, ses amis ? » (pièce 10 du dossier).
Cette citation hors de son contexte dénature totalement le sens de mes écrits car la phrase suivante est :
Citation : « Face à Hollywood, il y a Tunis, Homs etc. Il y a tant d’autres lieux où sont tombés les reporters. Les jeunes gens, en mal de baroud, apprentis reporters ne doivent pas être bercés d’illusions. Ils doivent voir la réalité. Ce film doit être projeté dans tous les festivals et les écoles de journalisme. Et, évidemment, il doit être montré au grand public, à la télévision. »
Madame la Présidente, j’ai écrit ces lignes motivé, entre autre, par deux expériences professionnelles
De 1991 à 1998, j’ai été journaliste-enseignant dans deux écoles de journalisme reconnues par la profession, le Centre de Formation et de Perfectionnement des Journalistes et l’Institut Pratique de Journalisme.
Sensibilisé par la mort de Lucas, je me suis attaché à me faire l’écho des conditions de travail des jeunes photojournalistes. C’est ainsi que j’ai connu Rémi Ochlik qui trouva la mort en Syrie. Et que, pas plus tard qu’au début de cette semaine, je m’entretenais avec un tout jeune photographe blessé en Ukraine.
Trop de jeunes gens sont attirés par ce métier passionnant qu’est la correspondance de guerre sans en connaître, ni les misérables conditions financières, ni les risques qu’inévitablement cela implique.
Ces risques dans les films sont toujours héroïsés, par contre la séquence contestée du film d’Amine Boukhris les montre dans leur crudité. Et c’est pourquoi je soutiens ce film qui donne lieu à d’indispensables débats.
Maître Guillaume Henry ne cite pas non plus ce « grand reporter chevronné », également un cadre responsable de photographes d’une des grandes agences mondiales, qui m’a déclaré sous couvert d’anonymat :
Citation : « C’est la première fois que l’on montre le métier crûment. C’est ça qu’on se prend en pleine gueule avec ce film ! En général, même quand on a des images, les rédactions nous censurent s’il s’agit des nôtres. Dans ce film, les reporters qui parlent, ce sont des gens simples qui rentrent chez eux le soir. Ils ne vont pas décompresser ! C’est chez eux que ça se passe ! Ils ne rentrent pas à Paris, ni à New York. »
Témoignage anonyme, car trop souvent l’omerta règne sur les conditions d’exercice de ce métier, surtout quand il est question de journalistes « freelance », des « stringers », des «locaux ». Or dans ce film, ce sont les soutiers de l’information qui témoignent, par les stars des festivals.
La grande majorité des journalistes, en particulier ceux d’images ont un grand respect de la dignité humaine. Chaque jour, ils se posent la question : comment montrer l’atrocité, en respectant les enfants, les femmes et les hommes.
Mais comment montrer la réalité sans montrer l’horreur ?
Durant les festivals et/ou expositions de photojournalisme, le public peut voir des images qui, si l’on suit le raisonnement de Maître Guillaume Henry, portent atteinte à la dignité humaine.
Sauf que dans les festivals, les photographies exposées ou projetées proviennent le plus souvent de contrées lointaines. Et les familles de Syriens, de Centrafricains, de Soudanais ou d’Ukrainiens tués ou blessés, n’ont pas accès aux tribunaux.
Madame, c’est au Tribunal que vous présidez qu’il convient de dire si la dignité humaine est à géométrie variable, s’il y a une dignité pour les gens « ordinaires », et une autre pour les journalistes, de dire si les documentaristes peuvent montrer l’horreur, sauf quand il s’agit du sort tragique d’un journaliste.
Vous avez également entre vos mains, la vie ou la mort d’un film résultant de trois ans de travail d’un réalisateur tunisien de 28 ans.
Michel Puech
Précisions
Maître Guillaume Henry, avocat de la plaignante demande au Tribunal de :
1- Dire que la scène représentant M. Lucas DOLEGA dans un véhicule le transportant à l’hôpital ainsi que son entrée à l’hôpital, est contraire à la dignité humaine et qu’elle porte atteinte à la mémoire et au respect dus aux morts, ainsi qu’à la vie privée de la plaignante,
En conséquence,
Interdire, sous astreinte de 50.000 € par infraction constatée, la diffusion sous quelque forme que ce soit (par représentation, sur tout support, sur internet, etc.) sur le territoire national du documentaire « War reporter » de M. Amine BOUKRIS, comportant la scène représentant M. Lucas DOLEGA dans un véhicule le transportant à l’hôpital ainsi que son entrée à l’hôpital (images et son) et de manière générale la diffusion de cette scène sous quelque forme que ce soit,
2 – Dire que Mme DONNADIEU n’a jamais donné son accord pour l’exploitation de son image et de sa voix dans le documentaire WAR REPORTER
En conséquence,
Interdire, sous astreinte de 50.000 € par infraction constatée, la diffusion sous quelque forme que ce soit (par représentation, sur tout support, sur internet, etc.) sur le territoire national du documentaire « War reporter » de M. Amine BOUKRIS, comportant les scènes représentant la plaignante (image et voix) ainsi que la mention de son nom au générique.
Condamner la société RIVES PRODUCTIONS et M. Amine BOUKHRIS in solidum à 15.000 € de dommages-intérêts,
Les condamner à 4.000 € au titre de l’article 700 CPC. (ndlr : frais de justice)
Lire la réaction de Michel Le Bris des Étonnants Voyageurs
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Dernière révision le 21 août 2024 à 11:58 am GMT+0100 par Michel Puech
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