Le week-end de la Pentecôte est, chaque année, l’occasion pour Mélanie et Michel Le Bris, de réunir, à Saint-Malo, une horde de pirates, de corsaires, d’aventuriers, de voyageurs maniant la plume, la caméra ou l’appareil photo. En commun une volonté de « dire le monde ».
Le festival des Etonnants Voyageurs, c’est 60 000 visiteurs, 300 invités, 300 débats, une centaine de films à voir, regarder, entendre, écouter, savourer. Pendant trois jours une éruption d’intelligence aux retombées émouvantes et fraternelles. Parmi tous les thèmes proposés à la voracité de toutes les catégories de lecteurs, de cinéphiles, d’amateurs de beaux sentiments et de belles intelligences, le destin m’en a imposé un :
« Demain la guerre ? »
Sous ce titre provocateur et inexorablement prémonitoire, le jovial Michel Le Bris avait inscrit au programme de la 25ème édition du festival, des films comme l’inédit « 14-18, la grande guerre en couleur », « Syrie, instantanés d’une histoire en cours » du Collectif Abounaddara ou le controversé « War reporter » du jeune réalisateur tunisien Amine Boukhris.
Pour débattre et s’interroger sur comment « Ecrire la guerre » et qui s’en fait le rapporteur, Michel Le Bris a rassemblé une compagnie d’écrivains et de journalistes, de grands reporters et de photojournalistes, de documentaristes et d’éditeurs…
Citons, entre une foule d’autres dont Jean Marie Le Clezio : John G. Morris, photojournaliste américain, éditeur de Robert Capa, Olivier Weber écrivain, grand reporter et diplomate, Farida Hachtroudi, historienne, Alain Buu, photojournaliste lauréat du Prix Photo AFD, Andreï Kourkov journaliste et écrivain ukrainien auteur du célèbre « Pingouin », Vélibor Ćolić, écrivain bosniaque réfugié en Bretagne, Khaled Al Kamissi, producteur, réalisateur, écrivain et journaliste égyptien, Patrick de Saint-Exupéry de la revue XXI, Jean-Pierre Perrin, grand reporter à Libération qui a publié récemment « La mort est ma servante » un récit analyse sur le Proche-Orient, etc.
« Pourquoi aime-t-on la guerre ? »
« Je sais, nous voulons tous la paix. Mais nous nous faisons la guerre. Nous n’en finissons même jamais de nous faire la guerre. Et nous mettons un tel acharnement à nous entretuer, malgré nos protestations pacifistes, que le moins que l’on puisse faire est de s’interroger. En sortant une bonne fois du rabâchage des (faux) bons sentiments et des pensées édifiantes. Alors, oui, quitte à choquer : pourquoi aimons-nous la guerre ? » lance Michel Le Bris en ouverture de ces débats.
« Au risque d’être aussi cynique et politiquement incorrect que Michel Le Bris, je dirai que sans guerre, je ne serai pas ici » répond avec humour l’écrivain afghan Atiq Rahimi qui ajoute « aucun tyran n’a tué autant de personnes que les écrivains car les conflits sont les ressorts du récit. » Tout est dit, ou presque.
« Qui a le pouvoir de contenir cette puissance obscure, le sans forme du chaos, dans une forme. De lui donner un visage. » réfléchit Michel Le Bris « En sorte que la tâche de l’écrivain pourrait se définir ainsi, mettre en œuvre (au sens de mettre en action, de manifester) cette puissance première en nous, pour n’en être pas le jouet inconscient, la victime, mais en la mettant en œuvre, autrement dit en la tenant dans une forme, en lui donnant ainsi visage ». C’est la tâche de l’écrivain, du documentariste, du reporter. Dire le monde, c’est lutter contre l’ignorance, la propagande, l’asservissement des esprits.
« Le poème, contre la guerre. Tout contre. »
« Chaque jour j’écris des articles pour les journaux et l’après-midi mes livres, mais en discutant avec mon traducteur en Autriche j’ai décidé de publier mon journal sur les évènements politiques d’Ukraine… J’ai compris que peu de gens savaient ce qu’est l’Ukraine. » raconte Andreï Kourkov, l’auteur du célèbre livre « Le Pingouin » et qui vient de publier son « Journal de Maïdan » (Ed. Liana Levi 2014).
« Ecrire dans les tranchées, c’est comme aller à un enterrement déguisé pour un carnaval » commente Velibor Ćolić, écrivain bosniaque qui a publié son premier livre en 1994. « En fait, je ne croyais pas que je sortirai vivant de la guerre dans l’ex-Yougoslavie. Je suis croate et j’étais dans l’armée bosniaque. Ça énervait beaucoup les nationalistes de tout bord. »
« La chose la plus terrible dans la guerre, c’est qu’on fait les trois huit, comme dans Karl Marx… Une nuit, je tombe sur une équipe de télévision espagnole qui croit qu’elle est à Sarejevo… Mais Sarajevo était à 400 km ! Pourtant le journaliste a fait une présentation en disant qu’il est à Sarajevo ! Là j’ai compris beaucoup de choses ! Et puis, une autre fois, nous étions quatre soldats et un sniper a tué une fillette à côté de nous… J’ai pensé que la télé n’allait jamais raconter ça, alors j’ai commencé à écrire dans ma tranchée. »
Ecrire, filmer, photographier la guerre pour la dénoncer… Mais comment ne pas être aussi fasciné par cette violence, drogué par la peur ? Les reporters, les correspondants de guerre, qui n’aiment pas ce titre, se veulent toujours simples journalistes. Ils constituent néanmoins, qu’ils le veuillent ou non, une caste à part dans le journalisme, un bataillon qui trompe une peur incommunicable. « Quand je suis sur le terrain et que ça chauffe, j’ai parfois l’impression de vivre tout cela au ralenti. » dit le photographe Alain Buu, qui couvrit nombre de guerres pour l’agence Gamma avant de devenir freelance. Lui, comme d’autres, ont du mal à parler de l’état psychologique dans lequel ils sont face au danger, comme ils leur est difficile de dire ce monde d’horreurs, toutes plus incroyables les unes que les autres. Des horreurs qui souvent les hantent, quand ils ont survécu, jusqu’à leur dernier jour.
« Etre professionnel ou être humain » c’est la question que se posent les reporters de guerre, affirme Amine Boukhris réalisateur de War reporter. Mais il ajoute : « J’ai commencé le film par une phrase de Rémi Ochlik (ndlr : tué en 2012 en Syrie) : pour moi la guerre est pire qu’une drogue »
« Reporters de guerre »
Le pire souvenir de John G. Morris, qui vient de publier « Quelque part en France », ce n’est pas son débarquement à Utah Beach en juillet 1944, ce n’est pas non plus l’accident de laboratoire qui détruisit une grande part du reportage de Robert Capa sur le D-Day, c’est ce 25 mai 1954 quand il apprit la mort de Capa en Indochine – il a sauté sur une mine – en même temps que celle de Werner Bischof, dans un accident de voiture au Pérou, un autre membre de l’agence Magnum.
Robert Capa commençait un projet dont le thème était : « Un célèbre photographe de guerre cherche la paix sur terre » quand, à Tokyo, il accepta la proposition de Life : remplacer le photographe Howard Sochurek qui couvrait la guerre d’Indochine. John G. Morris essaya de persuader Capa de ne pas y aller : « Ce n’est pas notre guerre ! ». Mais Robert Capa partit pour un mois, payé 500 dollars la semaine.
« Sochurek représentait une nouvelle génération, mais l’instinct compétitif de Capa était fort et il avait relevé plus d’un défi mettant son courage à l’épreuve. Pire encore, on l’avait salué comme le plus grand photographe de guerre du monde. Une malédiction qui avait commencé avec la parution du « soldat espagnol mourant » qui l’avait rendu célèbre dans le monde entier. »
Un piège où s’est débattu un autre célèbre reporter, Gilles Caron, dont on s’étonnait qu’il fut sur les Champs Elysées alors que la guerre rugissait ailleurs. Un piège, que craignait Rémi Ochlik qui n’aimait pas être interviewé. Un piège auquel Edouard Elias essaye d’échapper après la médiatisation de son emprisonnement en Syrie.
Les reporters, pour beaucoup, n’aiment pas être devant les objectifs ou les micros. « Ma place c’est derrière la caméra » dit le photographe algérien NNNN dans War reporter. Ils n’aiment pas ça, car ils savent qu’ainsi, souvent on trompe le public. Du reportage de guerre, on ne dit que le risque, pas la folie, pas l’horreur de témoigner de l’horreur, et pas le prix des retours douloureux au foyer.
Le public croit qu’une certaine notoriété se conjugue avec « bien payé ». Or on en est loin de cet imaginaire télévisuel et hollywoodien, pour la majorité de ceux qui couvrent les guerres.
« Pour partir en reportage en Abyssinie en 1932, le patron du quotidien Le Matin a mis sur la table l’équivalent de 270 000 euros pour Joseph Kessel qui n’a que trente-deux ans à l’époque.» raconte Olivier Weber, auteur d’une biographie de Joseph Kessel.
Aujourd’hui, les patrons de presse n’ont plus les largesses des patrons des années trente, ceux du « Matin » ou du « Petit Parisien » A cette époque, la presse écrite était riche, pas de radio, de télévision, ni d’Internet. Toute la publicité va au « papier ».
Pourtant aujourd’hui, les coûts de reportage sont toujours bien réels. Le photoreporter Alain Buu explique : « Il faut savoir que lorsqu’on couvre un conflit, ça coûte très cher. Il y a la guerre. Alors, il n’y a plus d’eau, pas d’essence, plus de voiture donc… la bouteille d’eau est à 5,10, 15 dollars. Le litre d’essence c’est pareil…. Il faut une voiture, de préférence un 4×4. Les routes sont défoncées par la guerre… La voiture ? Entre 300 et 500 dollars par jour et on vous la loue pour au moins dix jours… Donc, ça coûte très cher. On peut dépenser plus de 500 euros par jour. »
Le reporter freelance paye tout, son avion, son hôtel, son matériel, son guide, ou « fixeur » . Pour un reportage de dix jours, l’adition peut friser, voir dépasser, 10 000 euros. « Le plus dramatique, c’est que les reporters n’ont déjà pas les moyens pour produire leur travail, alors quand ils vont en zone de guerre, ils ne s’assurent pas ! »
Et au retour, « si vous vendez le reportage dans un seul magazine, ça peut vous rapporter 2000 à 3000 euros. Si vous avez de la chance et que vous faites la tournée des grands magazines comme Paris Match, VSD, Stern, ça peut rapporter 10 000 à 12 000 euros maximum. » conclut Alain Buu.
« Le journalisme, particulièrement l’actualité chaude n’a jamais rapporté beaucoup d’argent. » Quand j’ai commencé à Time Life je gagnais 20 dollars par semaine et quand j’étais à Londres pour Life je gagnais 100 dollars par semaine et Capa 200 dollars.» commente John G. Morris qui ajoute avec un humour britannique « La meilleure manière de gagner de l’argent c’est de faire des photos de mode ou de personnalités, sinon c’est de mourir avec une bonne assurance. »
« Il y a une aura du journalisme qui a disparu » explique Olivier Weber. « Aujourd’hui les journalistes sont des cibles, repérés à cause des téléphones. Vous êtes repéré, ciblé. Je me suis retrouvé à Gaza. Nous étions deux occidentaux au milieu d’un million d’habitants. On s’est retrouvé emprisonnés avec une ceinture d’explosif autour de la taille et un garde qui avait la télécommande… »
« Au commencement, donc, il y a la guerre. » disait Michel Le Bris en ouverture « L’être sombre, dans le mystère de sa fureur » pour reprendre Jakob Boehme, le cordonnier de Gorlitz (1575-1624) théosophe et mystique qui fascina tant Hegel. Le chaos, le grondement de forces premières, tout à la fois et indifféremment créatrices et destructrices, ce que Jack London dira « the call of the wild », l’appel de la force, dont Melville fera le sujet même de son Moby Dick, mais qui pareillement hanta Stevenson, puis Conrad et que tous les écrivains, je crois, ont éprouvé, sinon fait la matière de leurs œuvres.
Mais au commencement est aussi le poème – l’œuvre d’art. Qui n’est pas la guerre. Même si la guerre est son objet. »
Michel Puech
Voir le portfolio de Geneviève Delalot : Quelques Etonnants Voyageurs
Site officiel du festival www.etonnants-voyageurs.com
Retrouvez une grande partie des débats des Etonnants Voyageurs sur WGR, la radio des grands reporters et écrivains voyageurs.
Bibliographie
- « Sur les pas des cavaliers » Alain Buu (Photographie), Joseph Kessel (Auteur) – Récit. Ed. Gallimard 2007
- « La Confession de Massoud » d’Olivier Weber est publié par Flammarion
- « Quelque part en France, l’été 1944 de John G. Morris », éditions Marabout Hachette, 168 p., 19,90 €. Conception et préface de Robert Pledge.
- « Sarajevo omnibus » de Velibor Ćolić, NRF Gallimard 2012
- « Journal deMaïdan » d’Andreï Kourkov Ed. Liana Levi 2014
- « La mort est ma servante » de Jean-Pierre Perrin Ed. Fayard 2014
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