Après un formidable succès en Pologne, Amour de pierre, le récit de Grazyna Jagielska, traduit en français par Anna Smolar, est sélectionné pour le prix Fémina. La guerre vue de la cuisine par la femme du grand reporter, le sujet est inédit, surprenant, troublant. A lire.
« Il y a trois mois jour pour jour, j’ai été admise en maison de repos. Mon syndrome : le stress post-traumatique du soldat. En réalité, c’est le stress de mon mari, mais il m’a toujours délégué tous ses soucis. » Les trois premières phrases d’Amour de pierre donnent le ton de ce terrible récit autobiographique.
Grazyna Jagielska est l’épouse de Wojtek Jagielski, un journaliste, grand reporter de guerre pour le célèbre quotidien polonais Gazeta, collaborateur de la BBC et du quotidien Le Monde. Ami du grand reporter polonais mondialement connu Ryszard Kapuscinski, Wojtek a « couvert » de nombreuses guerres dont celles de Tchétchénie, d’Afghanistan, d’Asie et d’Afrique.
« Ca fait cinquante-trois guerres… »
« Ca fait cinquante-trois guerres… » dit-il un jour à Grazyna « Mais j’ai l’impression que je n’ai pas tout pris en compte. Il faut que je vérifie les archives. »
« La guerre est un puissant narcotique. » explique Anthony Feinstein, psychiatre canadien « Comme tous les narcotiques, elle peut vous tuer. » Et c’est ce qui a failli arriver, non à son « correspondant de guerre de mari », mais à elle, Grazyna Jagielska, l’épouse du célèbre reporter.
Traductrice de plus de quarante livres, auteur de quatre ouvrages avant celui-ci, Grazyna Jagielska se défend d’avoir écrit un livre d’amour.
« Je crois qu’il traite surtout de la dépendance à l’autre, de la destruction dans les relations fusionnelles » répond-elle à Catherine Boué de France Culture.
Obsession est le mot-clé de ce livre.
Obsession, l’amour de Grazyna pour Wojtek. Obsession, la soif d’information de Wojtek qui, au fil de sa carrière, vit en permanence avec le désir d’être là où s’écrit l’histoire, sur les fronts des guerres.
A lui les obsessionnelles réminiscences de scènes d’horreur, à elle la fréquentation des fantômes surgis des récits de son « correspondant de guerre de mari » et, surtout, la peur permanente d’entendre une voix venue de la rédaction de Gazeta lui annoncer sa mort. « L’obsession de la mort de l’être aimé m’a conduite à ma propre perte. » dit-elle simplement.
Année après année, on assiste au délitement du couple. Au début, « mon correspondant de guerre de mari et moi avions une passion commune : partir à la découverte du monde. Pour moi cela signifiait regarder, savourer et paresser au soleil, rien que de bonnes choses. Pour mon mari l’enjeu était de dissocier la vie et la mort – un travail aussi méticuleux que séparer le blanc du jaune d’œuf. »
Deux visions du monde : l’une « normale », l’autre celle d’un journaliste. Le livre de Grazyna Jagielska est un portrait glaçant du mode de vie – avec ses lâchetés comme ses générosités, plus rares – adopté par la majorité de ceux qui font métier de vouloir être informé avant les autres.
Les comportements en famille de Wojtek sont ceux de n’importe quel journaliste, sauf qu’il est correspondant de guerre et, qu’au tableau, il faut ajouter l’exécrable piment qui consiste à côtoyer l’inhumanité des guerres.
« Comme à chacune de nos discussions (ndlr : avec Wojtek), je sens que mon souci est le sien : la tête coupée de Merab Kakuhava hante nos rêves à tous les deux. Nous n’avons pas fermé l’œil depuis huit mois. Les produits pharmaceutiques ne nous font pas d’effet. Nous souffrons de troubles de la perception. Nous nous délitons. »
« La guerre est pire qu’une drogue » Rémi Ochlik (1983-2013)
« Lorsque vous sombrez dans la très curieuse sous-culture de la guerre, il est difficile de revenir dans la vie normale où tout paraît mort. » explique encore Anthony Feinstein, l’un des rares experts à s’être penché sur le stress post-traumatique des reporters de guerre et de leurs proches.
« Toutes les épouses (ndlr : qui ont répondu à son enquête) ont parlé de difficultés dans leurs relations, et toutes sauf une ont exprimé leur peu d’enthousiasme pour la profession de journaliste de guerre. Sur le ton de la colère, de l’hostilité, de l’amertume et pour quelques-unes avec tristesse et résignation, les réponses consistaient en une litanie de plaintes adressées à leurs partenaires. »
Un jour, après avoir annoncé à l’infirmière qui soignait la main de son fils que son « mari était mort » alors qu’il était à la rédaction de son journal, Grazyna Jagielska s’est retrouvée en hôpital psychiatrique puis en maison de repos.
« Pour ma cure, il a trouvé un bel endroit. C’est un terrain vallonné couvert de forêts denses. Wojtek sait à quel point j’aime les arbres. C’est pourquoi il a choisi cette grande maison blanche. » Là, avec un prétendu meurtrier qui a tué deux fois le même homme, elle parle. Elle écrit ce qui va devenir cet exceptionnel récit.
A son compagnon de cure elle explique : « Wojtek me refile les saletés qu’il attrape à travers le monde. Il y a la peur. Mais aussi les doutes surgissant vers trois heures du matin : les récompenses journalistiques et les bonnes critiques dans la presse internationale sont-elles aussi importantes qu’on le croit ? Wojtek sent confusément que non. Et puis il y a les souvenirs de guerre détestables. Il va même jusqu’à me transmettre son inquiétude au sujet de son insensibilité devant les images de guerre. Elles ne lui font presque pas peur. Mais puisque moi, elles m’effraient, tout est en ordre. »
Les récits de reportage écrits par des journalistes ne sont pas rares. C’est même un genre littéraire en soi.
Les récits de correspondants de guerre sont moins nombreux mais ces dernières années des « Pompes de Ricardo Jésus » de Patrick Chauvel aux « Cercueils de toile » de Marc Charuel, en passant par « Reporter de guerre » de Yan Morvan ou « Jusqu’au bout » d’Eric Bouvet, les auteurs ont – un peu – fendu la cuirasse du reporter-héros.
« J’ai plongé dans la nuit très vite »
L’un d’eux, Jean-Paul Mari, grand-reporter à L’Obs avait déjà ouvert le bal en 2008 avec « Sans blessures apparentes ». « Trente ans que je couvre les guerres du monde. Au début je ne savais pas ce qui m’attendait. Massacres, charniers, tortures et viols… J’ai plongé dans la nuit très vite, j’ai remarqué ces hommes que la guerre a rendu fous : héros terrorisé par ses cauchemars, ancien commando soudain muet ou vétéran qui se tire une balle dans la bouche. Ce mal, étrange, est aussi répandu que tabou. » .
Depuis, Sorj Chalandon, dans « Le quatrième mur » a raconté son difficile retour à la vie « normale » après avoir couvert le massacre de Sabra et Chatila pour Libération, Jean-Pierre Perrin a narré dans « La mort est ma servante » les difficultés du grand-reportage quand on souffre d’une hernie discale et Edith Bouvier a fait dans « Chambre avec vue sur la guerre » le récit de son séjour à Homs en Syrie après avoir survécu au bombardement qui a tué la journaliste du Sunday Times Marie Colvin et le jeune photographe Rémi Ochlik.
J’en oublie, mais chaque nouveau livre, nous en apprend un peu plus sur les invraisemblables conditions de reportage et, surtout, sur les sournoises conséquences pour les reporters et leurs proches. Sans parler des trop nombreux cas où la femme du reporter devient veuve ou la maman perd son enfant chéri. Une pensée pour elles.
« Cela fait vingt ans que je me prépare à la mort de mon mari, et je suis presque prête. Encore quelques tentatives et on peut y aller. Je ne peux pas permettre qu’on me dérange, alors que je touche presque au but. Je me suis préparée à toutes les versions possibles : un tir de fusil automatique, dans la tête ou dans la poitrine, un éclat de missile – nous savons ce que ça donne – et enfin l’explosion d’une mine. C’est là que le corps est le plus déchiqueté. »
Grazyna Jagielska a brisé un tabou encore plus tabou que les autres : ce n’est plus le héros qui parle mais la femme du héros. Celle qui traditionnellement se taisait. Son regard sur le métier de correspondant de guerre fait date et peut être médité par les lecteurs de journaux, les auditeurs et les téléspectateurs. Le reportage est un jeu très dangereux.
« Si tu veux, je peux te parler de Marah Kakuhava » dit Grazyna Jagielska à son compagnon de cure. « Un éclat de missile arrache la tête du Géorgien, elle se détache avec le col de sa chemise, c’est plutôt une bonne histoire, non ? »
« Après ça, le corps reste un instant debout et continue même de bouger, il peut faire quelques pas, soulever une main. Mais soyons précis, je ne sais pas si c’était le cas de Merah. Possible qu’il soit tombé immédiatement, un-deux et puis plus rien. Wojtek n’en est pas sûr. Il était juste à coté, il tout vu. Il dit qu’une image pareille dure moins d’une fraction de seconde, le temps d’un clin d’oeil; et on n’enregistre même pas toutes les pensées qui affluent; on peut se souvenir d’un détail, par exemple du col arraché ou de la blessure, dont les contours sont inégaux.»
Epilogue : Wojtek a renoncé à son travail de reporter pour Gazeta. « Il manifeste tant de bonne volonté à mon égard, et tant d’amour, que je suis incapable de dire s’il regrette ce à quoi il a renoncé. Si c’est le cas, ça ne se voit pas à l’extérieur. »
Michel Puech.
AMOUR DE PIERRE de Grazyna Jagielska
Traduit du polonais par Anna Smolar
Éd. des Équateurs, 238 p., 20 €
A lire également
- Reporter de guerre d’Anthony Feinstein – Editions Altipresse janvier 2013
- La grande table de France Culture :
- Sans blessures apparentes de Jean-Paul Mari – Editions Robert Laffont
- Le quatrième mur de Sorj Chalandon – Editions Grasset 2013
- La mort est ma servante de Jean-Pierre Perrin – Editions Fayard 2013
- Chambre avec vue sur la guerre d’Edith Bouvier – Editions Flammarion 2012
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