L’historique photographe de l’agence Gamma, qui s’est notamment illustrée en couvrant avec Raymond Depardon « l’affaire Claustre » au Tchad, ou la campagne électorale de Valéry Giscard d’Estaing, a été condamnée à 1000 euros de dommages-intérêts pour avoir utilisé sur Facebook des photographies scannées aux frais de l’agence Gamma. Une affaire compliquée, tortueuse et envenimée par les ressentiments personnels des deux parties. Explications, décryptage.
Le 16 octobre 2012, un clerc assermenté de l’étude de Maîtres Massoubes & Avoustin à Toulouse, se rend à « La Californie » sur la commune de Rabastens dans le Tarn, où Marie-Laure de Decker a sa maison. Il est porteur d’une assignation à comparaître devant la 3ème chambre du TGI de Paris.
L’attaque vient de l’agence de presse Gamma-Rapho, en la personne de François Lochon son directeur et unique actionnaire. Que reproche-t-il à la photographe ?
Essentiellement d’avoir acquis frauduleusement et diffusé sur son compte Facebook des scans, des fichiers numériques, de ses propres photos !
Un jugement inique ou pathétique ?
A l’innocent lecteur, ce procès peut paraître inique : les photographies incriminées ont bien été réalisées au fil de sa collaboration avec Gamma, entre 1972 et 2009, par Marie-Laure de Decker.
Pourtant, le tribunal, dans son arrêt du 13 mars 2015, juge que Marie-Laure de Decker « en faisant figurer sur son compte Facebook et son site Internet, des fichiers numérisés appartenant à Gamma-Rapho a commis une faute » et la condamne à payer 1000 € à Gamma-Rapho. Le tribunal déboute la photographe de sa demande de restitution de 770 fichiers et d’indemnités pour préjudice de non exploitation desdits fichiers.
Le tribunal la condamne à 1000€ alors que le plaignant, l’agence Gamma-Rapho réclamait 60 000€ de dommages et intérêts et 15000€ pour les frais de justice. « Le tribunal, sans aller à considérer comme moi, que la demande était abusive, a estimé qu’elle était fondée sur une réclamation qui ne s’accompagnait pas d’un préjudice important et qu’il n’y avait pas lieu de payer les frais de justice à Gamma-Rapho. J’ai l’impression que le tribunal n’était pas très sûr d’avoir dégagé la bonne solution.» précise Maitre Levy, avocat de la photographe.
En fait et en droit, le problème ne se présente pas comme l’émotion pourrait le faire croire.
L’article L111-3 du code de la propriété intellectuelle spécifie que « la propriété incorporelle définie par l’article L111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel ». C’est dire plus simplement, que les épreuves sur papier, les contacts de film ou les scans de photographies réalisés aux frais d’une agence de presse comme Gamma, restent la propriété de cette société, qu’elle en ait ou non, les droits d’exploitation.
C’est un des nombreux litiges récurrent des pratiques professionnelles entre agences et photographes. La jurisprudence, s’appuyant sur le code de la propriété intellectuelle tranche toujours dans le même sens : elle donne raison aux agences contre les photographes. Ce qui a été payé par la société lui appartient, même si, en tout état de cause, le droit d’auteur des photographes sur leurs images est, en France, inaliénable.
Du point de vue des patrons d’agences de photo, nous sommes là devant un juste jugement. Le point de vue des photographes est, très souvent inverse. Ils estiment qu’étant auteurs des images, ils ont un droit moral sur les supports, d’autres argumentent sur le fait que les agences étant leurs mandataires contre un pourcentage retenu sur la vente de leur droit d’auteur, ils paieraient ainsi les frais techniques (tirages, duplicatas argentiques ou numériques)…
Si d’un point de vue émotionnel, surtout dans l’époque actuelle où les photographes professionnels peinent à vivre, les tribunaux n’ont à ce jour, pas retenu cet argument.
Il faut dire que le plus souvent, ce type de litige se règle à l’amiable.
L’agence à laquelle le photographe a retiré un droit d’exploitation n’a plus aucun intérêt à conserver des objets numériques dont elle ne peut rien faire. Elle les restitue gracieusement ou contre défraiement. Et si le patron de l’agence veut les conserver pour son plaisir personnel, il a toujours le loisir de les dupliquer ! Restituer des fichiers numériques duplicables à l’infini ne prête à aucune conséquence, sauf dans le conflit entre Marie-Laure de Decker et François Lochon !
D’un autre côté, Marie-Laure de Decker étant rentrée en possession de ses négatifs, elle a la possibilité de les numériser à ses frais. Sauf, et c’est là un point de litige, si les fichiers numériques détenus par Gamma-Rapho représentent des images qui ont été perdues par les anciens propriétaires de Gamma, c’est-à-dire successivement Hachette Filipacchi puis le groupe Eyedea.
La restitution aux photographes par les agences peut se faire moyennant finance, c’est d’ailleurs ce qui est acté dans le jugement du 13 mars 2015, car la numérisation d’images argentiques a un coût assez élevé.
Il faut sélectionner – éditer dit-on dans la profession – les « bonnes » photos, celles qui vont se vendre. Il faut concrètement les scanner, puis les « dépétouiller », c’est-à-dire enlever les poussières incrustées dans le support argentique, effacer les traces de doigts et réparer les accrocs générés au fil du temps sur les supports originaux. On peut parler de restauration. In fine, il faut introduire manuellement des légendes, des mots-clés, des dates, des noms des personnages dans les fichiers numériques (IPTC). Un travail long et fastidieux.
Dans sa plaidoirie, Maître Lagarde, avocat de Gamma-Rapho, a estimé à 60 000 € le coût de ce travail sur les 770 fichiers en question.
Pourquoi, en lieu et place, d’un accord à l’amiable, Marie-Laure de Decker dont le nom reste associé à celui de l’historique agence Gamma et François Lochon, patron de Gamma-Rapho, sont-ils arrivés à se succéder aux barres des tribunaux, tantôt en accusation, tantôt en défense ?
Dans ce dossier, il faut considérer que François Lochon, qui a repris le 6 avril 2010 l’ensemble des agences détenues par le groupe Eyedea en dépôt de bilan (Gamma, Rapho, Keystone, Top, Explorer, Jacana etc. ) a depuis cette date l’ambition de reconstituer l’équipe historique du Gamma de l’âge d’or, agence où il a fait toute sa carrière de photojournaliste.
Dans ce but, avec pour objectif le 50 ème anniversaire de la création de l’agence, François Lochon a plusieurs fois tenté de faire revenir Marie-Laure de Decker, comme il l’a fait pour d’autres avec parfois l’appui d’Hubert Henrotte, fondateur, et de Jean Monteux, ancien directeur. Ceci explique, en partie, le combat juridique.
Mais, ces raisons, comme d’autres plus obscures, échappent à l’entendement des juges, et du commun des mortels fussent-ils membres de la chapelle des anciens de Gamma.
Comme je l’ai écrit dans un précédent article, les personnalités sont opposées en tout point : d’un côté une femme de bonne famille désargentée, d’un autre un fils du peuple qui a fait sa bonne fortune en vendant ses actions de l’agence de Gamma, trois fois de suite. D’un côté, une femme souffrante et hautaine, de l’autre un titi gouailleur, moqueur voire parfois, insultant.
Tout les oppose et plus encore certainement !
La guéguerre des tribunaux
Pour faire un peu d’histoire, mais de la petite, l’assignation le 16 octobre 2012 de Marie-Laure de Decker par l’agence Gamma-Rapho est la réponse du berger à la bergère.
Le 7 juin 2012, soit quatre mois avant l’assignation par Gamma-Rapho du 16 octobre 2012 dont découle le jugement, Marie-Laure de Decker ouvre les hostilités contre l’agence Gamma-Rapho par un référé demandé par Maître Thierry Levy, son avocat. Les demandes sont multiples, et à la suite de l’audience du 18 février 2013, la cour déboute « la demanderesse » aux motifs qu’il n’y a pas lieu à statuer en urgence, donc en référé, et condamne la photographe à payer 5000 € à Gamma-Rapho au titre des frais de justice.
Maître Thierry Levy, qu’on a connu bien plus habile dans d’autres affaires, fait appel en faisant une erreur de droit, celle de modifier la demande entre la 1ère instance et l’appel. De ce fait, Marie-Laure de Decker est à nouveau condamnée par la cour d’appel de Paris à payer 5000 € pour frais de justice.
Résultat de l’attaque, Marie-Laure de Decker qui se déclare « fauchée » doit payer 10 000€ à son ennemi intime. On parle alors dans le milieu professionnel d’organiser une vente de tirages, qui n’aura pas lieu, au profit de la photographe.
S’ensuit une indignation des « professionnels de la profession ». « On me vole mes photos et c’est moi qui doit payer » déclare la photographe à l’AFP. Ses amis se répandent en coups de téléphone pour « défendre Marie-Laure ». «Dans cette histoire, on marche sur la tête. » déclare Jean-François Leroy directeur de Visa pour l’image au journal Libération « Car c’est une grande première : un auteur se retrouve obligé de payer pour utiliser ses propres photos ! »
Certes, la situation est absurde, mais en droit, elle est juste.
Personnellement, contrairement à certains lecteurs de mon premier article qui m’ont jugé partisan, je ne suis ni pour l’un, ni pour l’autre. Je n’ai aucun lien avec les deux parties, sauf que la lecture des actes ne me conduit pas aux mêmes conclusions que nombre de mes confrères sensible au charme de l’une et à la réputation sulfureuse de l’autre protagoniste.
Il ne s’agit pas d’un « micmac », ni d’un « imbroglio » mais d’une simple affaire de droit, rendue absurde par le fait que les parties, loin de se préoccuper de leurs intérêts d’auteur et de diffuseur, se sont lancées dans un conflit d’égo qui ne sert les intérêts de personne.
« Elle veut la guerre, elle l’aura » déclarait François Lochon au lendemain de l’appel du référé lancé contre sa société. Il a tenu promesse et a fait condamner la photographe. Faiblement certes, mais condamné. A cette heure, ni Maitre Levy, ni Maitre Lagarde ne sont en mesure de dire si leurs clients feront appel de ce jugement, appel qui pourrait être beaucoup plus sévère pour les parties.
A la veille du cinquantième anniversaire de la création de l’agence de presse Gamma (novembre 1966), Marie-Laure de Decker et François Lochon se privent de l’honneur d’être ensemble, avec d’autres personnalités historiques de Gamma Presse Image, sur la photo. C’est triste pour Hubert Henrotte, Hugues Vassal et Raymond Depardon les fondateurs, toujours en vie, de l’agence Gamma ou s’illustrèrent de nombreux photojournalistes dont Gilles Caron.
Michel Puech
Lire notre précédent article du 25 mars 2013
Gamma: de Decker versus Lochon
Site web de Gamma-Rapho: http://www.gamma-rapho.comDernière révision le 15 avril 2024 à 10:49 am GMT+0100 par Michel Puech
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