Depuis 2011, le photographe Emin Özmen documente la « crise migratoire ». En Syrie, en 2013, il photographie les premières décapitations. L’an dernier le public de Bayeux lui décerne le Prix Photo-AFD. Cette année l’International Photography Award (IPA) le distingue.
« A Bayeux, samedi 11 octobre 2014, le public, constitué de 120 habitants de la ville, a décerné le Prix Photo-AFD au reportage du photographe Emin Őzmen de l’agence Le Journal relatant l’une des premières décapitations de « traîtres » en Syrie en août 2013. Ce vote du public s’est fait à l’opposé de celui du jury des professionnels qui a décerné le Prix Photo-Nikon à un reportage beaucoup plus soft du pigiste de l’AFP à Bahreïn, Mohamed Al-Shaikh. » (Lire son intervention)
C’est ainsi qu’Alain Le Gouguec, alors Président de Reporters sans frontières (RSF), résumait quelques jours plus tard, aux Assises Internationales du Journalisme et de l’information à Metz, ce qui avait secoué les journalistes réunis l’an passé à Bayeux.
Un prix contesté par certain professionnels qui l’avaient accusé un peu vite d’être un agent de la propagande djiadiste, tandis que d’autres, plus modérés, se contentaient de regretter qu’il ait diffusé ses images pourtant publiées par Paris Match… (Lire notre article de 2014)
Emin Özmen, malgré deux World Press Photo, était peu connu des reporters présents à Bayeux.
Qui est-il ? Comment a-t-il vécu la 21ème édition du Prix Bayeux-Calvados, et surtout qu’a-t-il fait depuis, c’est ce qu’A l’œil a voulu savoir en reprenant contact un an après, au moment où les jurys, professionnel et public, vont à nouveau se réunir.
« Je continue, du mieux que je peux, à documenter ce conflit »
« Avant toute chose, je veux rappeler que ce reportage a été l’un des pires moments de ma vie. Les mois qui ont suivi ont été très difficiles. Et je continue d’essayer de ne pas trop penser à ce que j’ai vu ce jour-là. »
Ainsi s’exprime Emin Özmen dans le courriel qu’il nous a adressé en réponse à nos questions. Les propos tenus ont été traduits à Istanbul par Cloé Kerhoas qui, pour être General coordinator & Cultural projects manager de l’agence Le Journal fondée par Emin Ozmen en 2013, n’en est pas moins normande !
« A Bayeux, en 2014, avant la remise des prix, j’ai passé une bonne semaine. J’étais plutôt serein et honoré d’être présent pour cet événement de grande qualité. Puis est arrivé le soir de la remise des prix, et le moment de monter sur scène. On m’a rapporté que beaucoup de personnes avaient été marquées par mon air abattu ce soir là. »
« En effet, abattu et choqué, je l’étais. »
« Mais pas uniquement parce que je me remémorais ce terrible reportage. Si j’étais dans un tel état c’est parce que je venais d’apprendre la réaction du jury professionnel. Cela m’a profondément blessé. »
« Quand j’ai appris les propos de certains membres du jury, je me suis dit qu’il fallait absolument que je m’exprime sur scène pour témoigner de ce que j’avais vu. Heureusement que j’étais présent pour faire entendre ma voix. »
« Que le jury ait dit que mes photos étaient des photos de propagande m’a beaucoup blessé. »
« Ce jour d’août 2013, quand je suis arrivé sur les lieux et que j’ai compris ce qui allait se passer, je me suis senti responsable. En tant que photojournaliste, je devais témoigner de cette réalité. C’est une guerre, et nous avons besoin de preuves pour ne pas oublier. »
« Après les propos de certains membres du jury, je me suis demandé quelle aurait été leur opinion devant certaines photos prises pendant la seconde guerre mondiale. Je pense notamment aux photographes qui témoignent des horreurs perpétrées par les nazis. Devons-nous cacher une vérité, une réalité ? «
« J’ai été très surpris de recevoir ce prix de la part du public. Savoir que la majorité d’entre eux semblait avoir compris mon reportage m’a réconforté. »
« Quand je suis monté sur scène, j’ai raconté le plus honnêtement possible ce que j’avais vécu et ce dont j’avais été témoin. Mais quand j’ai su que les parents de James Foley étaient présents, cela a rendu les choses encore plus difficiles. »
« Je n’oublierai jamais ce moment, c’était très fort, très éprouvant. Tous ces éléments : la polémique, la présence des parents de James Foley, le terme de “propagande” utilisé, etc. Tout cela a rendu ce moment douloureux, déprimant, choquant et triste. »
« Après ce discours, certains membres du jury sont venus me voir pour me remercier pour ces explications. Ils avaient fınalement changé leur point de vue ».
« Certains peuvent continuer de penser que faire ce reportage ne relevait pas du travail d’un photojournaliste mais j’espère que le temps leur montrera que ces photos étaient et sont des témoignages importants dans cette guerre. »
« Mais ce chapitre est derrière moi et je continue, du mieux que je peux, à documenter ce conflit, notamment du point de vue des civils. »
Plus de dix reportages en Syrie depuis 2012
« Après les photos d’exécution en 2013, j’ai essayé de me tenir éloigné de la Syrie. Pour des raisons de sécurité, il était préférable que je n’y retourne pas. On m’a proposé plusieurs fois des commandes mais j’ai toujours refusé. Jusqu’en mai dernier. »
« Der Spiegel souhaitait faire un reportage sur deux prisonniers afghans détenus à Alep (Photo du début de l’article).»
L’histoire m’a vraiment interpellé, je ne pouvais pas ne pas m’y rendre. C’est difficile à expliquer. Je me suis dit qu’il fallait documenter ce qu’il se passait là-bas car depuis un moment, plus aucun journaliste ne s’y rendait. »
« Toutefois, je dois avouer que j’étais effrayé à l’idée d’y retourner. En deux ans, la situation là- bas avait beaucoup évolué, de nouveaux groupes s’étaient formés. »
« Je ne savais pas ce qui m’attendait. Mais j’ai bien réfléchi, je me suis battu avec moi-même et j’ai considéré qu’il y avait assez de garanties de sécurité dans l’organisation de ce reportage. J’ai finalement décidé d’y aller. J’y suis resté six jours. »
« J’ai rencontré ces prisonniers afghans mais j’ai aussi documenté la vie quotidienne à Alep dans la partie contrôlée par l’Armée Syrienne Libre. La ville est totalement défigurée. Elle subit de plein fouet les bombardements du régime de Bachar el-Assad. Ces bombes barils sont dévastatrices. »
Le photojournaliste a d’ailleurs failli y perdre la vie : une bombe est tombée à 200 mètres de lui. Et, c’est malheureusement une école qui a été touchée provoquant la mort de plusieurs enfants.
« J’aurais souhaité y rester plus longtemps mais pour des raisons de sécurité, c’était impossible. Être vu dans la rue avec un appareil photo était trop risqué. »
« Maintenant, je ne peux m’empêcher de penser à ces gens qui vivent là-bas, dans cet enfer. »
Propos recueillis par Michel Puech
Biographie
Un photojournaliste concerné et récompensé
Emin Özmen, 30 ans, est né le 11 janvier 1985 à Sivas en Turquie. Il commence par étudier la physique mais décide assez rapidement de se consacrer à sa vraie passion, la photographie, qu’il étudie durant quatre ans à la Faculté des Beaux-Arts Marmara d’Istanbul.
En 2008, il publie deux livres de photoreportage : Humans Of Anatolia puis Microcredit Stories in Turkey, un travail dans vingt-six villes de Turquie sur des femmes qui ont pu bénéficier d’un microcrédit.
Parallèlement, il obtient un diplôme en photographie documentaire à l’Université́ d’Art et de Design de Linz en Autriche.
En 2011, son travail sur la sècheresse en Somalie est publié. La même année, il se rend au Japon pour couvrir le séisme qui secoue la côte Pacifique. Il couvre également les grandes manifestations en Grèce.
C’est en 2012 qu’il commence un long travail sur la guerre en Syrie, où il s’est rendu à de nombreuses reprises.Parallèlement il réalise un travail de fond sur les questions migratoires.
En 2013, il fonde l’agence de presse Le Journal diffusée par Sipa Press
En 2014, il documente la crise liée à l’Etat Islamique en Irak.
Ses reportages sont publiés par TIME Magazine, The New York Times, BBC, CNN, Der Spiegel, The Guardian, Le Monde, Paris Match, Libération, Telegraph, Bild, etc.
Récompenses
- 2015, IPA International Photography Awards / 2eme
- Prix catégorie guerre et conflit.
- 2014, World Press Photo Multimedia Contest – 1er Prix.
- 2014, Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre – Prix Photo-AFD du public.
- 2014, Turkey Photojournalists Association – Prix spécial.
- 2014, RIFF Rome Independent Fılm Festival, ‘Witnessing Gezi’ – Mention spéciale.
- 2014, New York Press Club – Prix spot news.
- 2013, World Press Photo Contest – Spot news singles 2eme Prix.
- 2013, Frontline Club Photojournalism – Finaliste.
- 2013, Turkey Photojournalists Association Mention spéciale.
Livres
Somalia; Worst Drought ın 60 years, Turkuvaz Books, 2011
Microcredit Stories From Turkey, HSBC, 2008
Humans Of Anatolia, HSBC, 2007
- Site personnel : http://www.eminozmen.com/
- Site de l’Agence Le Journal : http://www.agencelejournal.com/
- Site de Sipa Press : http://www.sipa.com
Toutes nos informations concernant Emin Özmen
Toutes nos informations concernant le Prix Bayeux Calvados
Dernière révision le 21 août 2024 à 6:12 pm GMT+0100 par la rédaction
- William Klein & François Missen
Kinshasa 1974, le combat du siècle
in Polka Magazine n°66 - 8 novembre 2024 - Micheline Pelletier
Les Açores : « Toute la beauté du monde » - 25 octobre 2024 - Micheline Pelletier
La première femme au « staff » de Gamma - 25 octobre 2024