Le cimetière domine la vallée du Rhône, perché tout en haut du vieux village. La circulation dAe la nationale 7 et de l’autoroute du sud n’est que rumeur. Il fait chaud. Ce mois de mai se souvient d’un vieux printemps de leur jeunesse.
Le trou, il n’y a pas d’autre mot pour cette fosse sans apparat qui semble creusée sans raison, mais quand l’œil s’est acclimaté à l’ombre qui emplit l’excavation, il distingue un cercueil. Celui des parents du défunt ? La mère sûrement décédée bien après le père. La mère qui confiait peu avant sa mort à Michel « Gérard n’a pas beaucoup d’amis. Je compte sur vous et Danielle ». Les employés municipaux et ceux des pompes funèbres n’ont pas l’air très convaincu qu’il s’agit de la bonne concession.
Celle achetée en 1936 et dans laquelle doivent reposer d’autres membres de la famille. Mais lesquels ? Nulle plaque, nul monument, rien qu’un trou dans la terre qui attend son nouvel hôte dans un simple cercueil de pin. La bande d’amis et de parents a gravi péniblement les dernières marches pour arriver sur ce terre-plein. Ils ont tous plus de soixante ans, voire soixante-dix. Francis et Michel ont entonné sans ardeur L’Internationale…. Le cœur n’y est pas. Il fait chaud. Ils sont essoufflés par la pente des années.
Les hommes des pompes funèbres font glisser le cercueil dans le trou. Personne ne parle. L’homme des pompes funèbres tient une corbeille de pétales de fleurs. Ils en jettent chacun à leur tour une poignée dans la fosse. On entend le bruit mat d’un déclencheur d’appareil photo.
La petite troupe papote sans se décider à bouger pour aller boire un coup à la mémoire du défunt. Finalement, les cousins, leurs femmes, l’aide-ménagère et son mari, les voisins s’éparpillent. La veuve est absente et a délégué son frère, Pierre.
Retour à la maison du défunt. « Il va nous falloir une benne. » constate Pierre alors que la poignée d’amis se désaltère enfin à l’ombre dans le jardin. De fait, tout le monde constate que vu l’état de la cuisine et des couloirs tous envahis de cartons, il va peut-être bien falloir se résoudre à jeter.
Pour l’heure il s’agit de savoir où dormir. Le défunt n’a pas prévu la venue des fidèles amis. La chambre bureau du mort est à peu près accessible. Francis se souvient qu’il y a deux autres chambres à l’étage. L’exploration révèle qu’il faut déjà évacuer quelques dizaines de cartons de déménagement avant de songer à trouver des draps propres pour faire des lits.
Pierre, le représentant de la veuve, prend la direction des opérations. Francis, Michel et Christian s’activent tandis que Anne, Anne-Marie et Danielle reprennent la route direction leur foyer à Montpellier. Marie et Christian, les cousins drômois, rentrent chez eux. Francis, Pierre et Michel restent sur place et font un premier bilan. « Il était bien atteint notre ami. » dit l’un. L’autre enchaine « Je n’imaginais pas à ce point … » Le silence retombe sur le groupe qui, peu à peu, réalise l’étrangeté de leur ami défunt, qu’ils ont fréquenté pendant cinquante ans.
Il faut se rendre à l’évidence, le photographe Gérard-Aimé, collaborateur de plusieurs agences de presse (Apis, Europress, Fotolib, Sygma, Rapho, Gamma-Rapho), co-fondateur du collectif de photographes Boojum Consort, co-fondateur et principal dirigeant de la première agence photo du quotidien Libération, l’agence Fotolib, était atteint du syndrome de Diogène. Toute sa vie, il a accumulé des archives dans divers appartements et caves parisiens !
600 cartons de déménagement,
des trésors et des déchets
A l’âge de la retraite, retourné dans sa maison natale à Livron dans la Drôme, il a rassemblé tous ses trésors épars : une vieille 2 CV Citroën, une Dauphine Renault, une Alpine en ruine, un Solex, des dizaines de milliers de photographies (épreuves, négatifs, contacts), les siennes et celles d’agences diverses (APL, Mag Press, DFP, Blason etc.) ; ainsi que des milliers de documents…. 600 cartons de déménagements entassés dans une maison de près de 200 m2, dans un hangar de 200 m2, et même un garage de 20 m2…
Mais au-delà de la logique de sauvegarde des photographies, Gérard-Aimé a réuni une cinquantaine de vieux Macintosh, imprimantes, scanners et autres objets informatiques… Tout cela mélangé avec des cagettes remplies d’emballages de baguette de pain soigneusement pliés en quatre, accompagnés de dizaines de boites vides de La Vache qui rit, de cagettes d’étuis de papier à cigarette OCB vides, etc… Sans compter l’accumulation liée à la vie de trois générations de Bois, le nom de famille de Gérard-Aimé.
Durant les jours suivants, la petite troupe a trié, jeté mais également extrait de l’incroyable masse d’objets, les négatifs, les épreuves, les diapositives, les factures, les relevés de piges, les comptabilités, le maximum de documents pour permettre aux futurs chercheurs d’identifier les photographies, leurs auteurs et les circonstances de leur utilisation par la presse.
Des fonds photographiques sauvés,
mais à valoriser
Happy end, la Ville de Paris a accepté d’accueillir les 10 m3 d’archives à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (BHVP) où Bérengère de L’Epine, Responsable du département des Photographies, et son équipe ont fait merveille pour mettre à l’abri les fonds, et recevoir la petite équipe d’amis du défunt pour réaliser un pré-inventaire.
Dans La naissance de l’agence photographique Fotolib, entre militantisme et professionnalisation 1971-1974, le mémoire de Master 2 d’Histoire de la photographie, sous la direction de Michel Poivert, Marine Narcisse a identifié les différentes sources : le collectif Boojum Consort, l’Agence de presse Libération et d’autres photographes indépendants parmi lesquels Pierre Abramovici (Lire Retour d’archives).
La suite logique, idéale, est l’établissement d’un inventaire complet de ces archives, leur numérisation et leur exploitation gracieuse par les chercheurs via la BHVP. L’espoir est également que l’agence Roger-Viollet, concessionnaire de la Ville de Paris, diffuse pour la presse et l’édition ce vaste fonds photographique sur les années 1960/70 riches en mutations sociales.
Cette année, le décès de Louis Grivot, connu comme photographe sous le pseudonyme d’Horace, autre compagnon de route de Gérard-Aimé, co-fondateur du Boojum Consort, dont les archives sur les jazzmen et l’incroyable collection de graffitis couvre la même période historique vont compléter à la BHVP le don des archives de Gérard-Aimé.
Pour éviter que les fonds photographiques du demi-siècle passé ne disparaissent, il faut bien sûr une volonté politique, telle que celle en œuvre à la BHVP, mais pour valoriser ces images, ces auteurs et les situer dans l’histoire du photojournalisme du XXème siècle, il faut aussi que des intérêts se manifestent et en premier lieu ceux des auteurs ou de leurs ayants droit.
C’est pourquoi, A l’œil sera heureux de recevoir les contributions, les suggestions, de tous ceux que l’actualité des années 1960/70 passionne qu’ils fussent acteurs ou professionnels des medias.
Enfin, fort de cette expérience, on ne peut que conseiller aux photojournalistes du siècle dernier de s’occuper activement, tant qu’ils en ont la force, de l’avenir de leurs images et des documents y afférant.
Il est impotant d’avoir témoigné en son temps, encore faut-il s’assurer de la pérennité de son travail, pour l’Histoire. La transmission est un devoir.
Michel PuechDernière révision le 8 octobre 2024 à 1:30 pm GMT+0100 par
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