C’est un sujet rarement montré sur les cimaises, un monde un peu oublié, celui des ouvriers, des prolos et autres « pue-la-sueur » auxquels la galerie Lumière des roses de Montreuil rend un bien bel hommage dans une exposition couvrant une période allant de 1880 à 1940, riche en images et instructive…
A la fin du XIXème siècle, la photographie est l’apanage de la bourgeoisie qui seule a les moyens et le temps nécessaires à sa pratique. La représentation de l’univers du travail industriel reste principalement limitée à des prises de vue des manufactures mais les premières images représentant des travailleurs d’usine vont faire leur apparition vers 1880-1890. Destinées à appuyer la promotion des entreprises, ce sont des mises en scène où les ouvriers prennent la pose en groupe, certains d’entre eux tenant des outils signifiant leurs fonctions.
En y regardant de plus près, on se rend compte que les personnages ne portent pas toujours leurs tenues de travail mais sont proprement habillés et que des enfants sont présents dans l’image. Tout laisse à penser que la photo a été prise un jour chômé et que l’on a emmené sa famille pour assister à l’événement. Loin de la réalité du moment, réunis en albums, ces clichés paternalistes étaient supposés donner une image socialement apaisée d’une entreprise dynamique et bien organisée où on exhibait son personnel comme ses machines.
Sur ces images, l’immobilité est requise et le regard rivé sur l’objectif, parfois une main est posée sur l’épaule de son compagnon de labeur en signe de camaraderie, les postures sont dignes et fières. Mais l’ouvrier reste un simple figurant et à aucun moment il n’est envisagé comme le destinataire de ces photographies, par ailleurs trop coûteuses pour qu’il puisse les acquérir.
Pour accéder à sa propre représentation, il lui faudra attendre l’arrivée d’un nouveau type de photographie au début du XXème siècle, la carte-photo, petit tirage argentique bon marché qui lui permet d’acheter la photo de groupe où il apparait entouré de ses camarades, souvent à la sortie de l’atelier ou de l’usine. Du même format que la carte postale devenue alors familière, on pourra ainsi la montrer ou l’envoyer à sa famille et ses amis.
… comment ouvrières et ouvriers
se sont progressivement affranchis
de la représentation patronale …
Les poses sont devenues plus spontanées, les gestes amicaux sont plus nombreux, on s’autorise des postures blagueuses. Jusque-là, le travailleur n’existait qu’en groupe, rarement seul si ce n’est pour donner l’échelle d’un équipement ou indiquer l’interaction homme/machine. Peu à peu, il va devenir le sujet principal, nouveau client des photographes ambulants et de quartier qui s’adaptent à un besoin grandissant. On s’éloigne du lieu de travail pour poser dans la rue, à la terrasse d’un café voire même dans le studio d’un professionnel.
Livreurs, ramoneurs, maçons, terrassiers, couvreurs et mille autres métiers peuplent les cités et seront l’objet des premiers travaux documentaires comme la série « Petits métiers de Paris » d’Eugène Atget. Dans les années 1920, l’offre de plus en plus large d’appareils photos simple d’utilisation et peu coûteux va faciliter l’accaparement de sa propre image par l’ouvrier maintenant libre de produire ses propres images.
Apparait alors une production populaire enregistrant les moments forts de la vie que ce soit au travail, avec des camarades, en famille, pendant les loisirs et autres instants heureux dont on veut garder trace. Les grandes grèves de 1936 vont permettre à la photographie de rentrer dans les usines occupées, espaces jusque-là très contrôlés. Professionnels et amateurs vont enregistrer les meetings, bals improvisés, ravitaillements des grévistes, militants syndicaux, collègues de travail, et autres témoignages de ce moment historique.
À travers cette multiplicité de visages, l’exposition, fruit d’une collecte débutée il y a plus de 15 ans, s’attache à montrer comment ouvrières et ouvriers se sont progressivement affranchis de la représentation patronale pour conquérir, par le biais de la photographie, un espace d’expression de leur propre culture.
Visages du monde ouvrier
Exposition du 13 octobre 2021 au 29 janvier 2022
Commissaires : Philippe & Marion Jacquier, Zoé Barthélémy et Céline Assegond (auteure d’une thèse en histoire de la photographie à l’École du Louvre intitulée : « La photographie du travail : chantiers, usines et mines (1850-1915). Analyse des modalités de représentations »)
Galerie Lumière des roses, 12-14, rue Jean-Jacques Rousseau, 93100 Montreuil
du mercredi au samedi de 14h à 19h
Dernière révision le 8 octobre 2024 à 1:30 pm GMT+0100 par
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