Novembre 74. Vautrés sur la banquette en moleskine du Louis XVI, un café de la Porte de Vincennes, où nous passons nos journées devant un café, au grand désespoir de Jean, serveur qui croit aux vertus du travail
et nous hait car nous nous faisons entretenir par les lycéennes d’Hélène Boucher ou de Maurice Ravel, deux gloires passées, qui ont eu l’honneur de donner leur nom à un établissement scolaire et encadrent le café. On glande sans conviction depuis le matin. Mon pote Christian, un grand maigre tout en angles, cheveux bouclés et œil noir, m’interpelle :
– « Alors, qu’est-ce qu’on fout ? On s’arrache d’ici ? »
Les élèves sont en classe. Nous sommes seuls dans la grande salle et Jean tourne autour de nous comme un vautour.
– « Les gars, vous prenez quoi ? les consos sont renouvelables toutes les heures. Vous allez pas passer la journée devant un café ? »
Le ton sarcastique du loufiat horripile Christian.
– « Mais ta gueule, valet du capital ! »
Christian est anar. Il vénère Léo Ferré autant qu’il déteste les bourgeois. Une fois, il m’a amené à Vigneux où il avait grandi. Quelques barres de béton balancées sur une pelouse rachitique. Des gamins l’avaient reconnu et s’étaient approché. De la discussion il ressortit assez vite que ceux qui n’avaient pas fini une seringue dans le bras étaient en prison. C’était triste et pathétique, tous ces destins sans issue. Au bout d’une demi-heure nous sommes remontés sur Paris. Au Louis XVI. Retour à la glande.
Jean n’insista pas et disparut avec son plateau et son mauvais sourire.
« Alors, qu’est-ce qu’on fout ?
On s’arrache d’ici ? »
Christian insiste :
– « Allez on se tire sur la route. Il paraît que t’es bon à ça. Alors ? Porte d’Orléans ou Porte de la Chapelle ? «
Orléans c’est le sud, l’Espagne ou l’Italie, le soleil et les filles. La Chapelle c’est Amsterdam, la ville de la liberté, les putains et la drogue. On réfléchit un peu. Inspection désabusée de nos poches. Combien de fric avons-nous ? Bon dix francs à deux. On ne risque pas de faire des folies avec ce viatique. Christian se lève et va se faire une petite manche à la sortie des bahuts. Huit balles de plus. C’est décidé, on s’arrache en mode zonard, les mains dans les poches pour voyager léger. Direction La Chapelle. On gruge le métro par principe, car nous militons pour les transports gratuits. 25 minutes plus tard nous sortons au terminus de la ligne 12, au début de l’autoroute du Nord, et nous nous mettons en position, pouce en l’air. C’est l’hiver. Pas trop de monde à part un couple de vieux hippies.
– « T’as vu les poubellards ? » crache Christian. Je vais leur taxer un peu de tabac.
Il est impressionnant mon coéquipier quand il en a envie et il revient rapidement tout sourire.
– « Ils m’ont filé tout un paquet, les mecs. J’crois qu’ils ont un peu flippé. »
Je les comprends les pauvres. Il se fait tard et c’est assez sombre sous le pont. On risque bien de ne pas nous voir. Et à deux c’est moins facile. L’attente reprend. Pas longtemps. Une caisse s’arrête. Au volant un minet nous annonce qu’il monte jusqu’à Anvers. J’hésite avec le mauvais souvenir d’un voyage précédent qui avait fini en eau de boudin sous une pluie froide. Christian s’énerve.
– « Ouais. Fais pas chier on y va. »
Et nous voilà partis. La litanie des panneaux, la ligne blanchet les norias de camions qui montent vers le nord industriel. Christian allume une tige.
– « euh les gars, c’est une voiture non-fumeur. »
– « Putain, tu vas pas nous faire chier pour un peu de fumée », s’agace Christian en ouvrant en grand la vitre côté passager. Un air glacé s’engouffre dans la voiture mais personne n’ose contredire mon pote qui, dans un silence de mort, fait des ronds de fumée sur la banquette arrière.
Quelques heures plus tard nous arrivons à Anvers. Il fait froid et c’est la nuit mais il ne pleut pas et le moral est là. Un camion nous amène jusqu’ à Rotterdam et nous pose dans un quartier tout neuf. Je n’ai aucune idée de l’endroit où nous sommes. C’est grand Rotterdam. Christian beugle du Ferré. Les anarchistes. On marche sans trop savoir où aller jusqu’à un immeuble en construction.
– « on va dormir sur le balcon du premier étage », décrète mon équipier
Sitôt dit sitôt fait. Il me fait la courte échelle et, un fois installés là-haut, après une dernière clope, nous nous endormons enveloppés dans nos manteaux. Faudra juste se lever tôt et décamper avant l’arrivée des ouvriers.
A SUIVRE (évidemment)
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