« Pour réussir sa vie, un homme doit faire un enfant, écrire un livre et planter un arbre », aurait dit le chanteur cubain Compay Segundo [1]. Après des années passées comme photographe de guerre, Rita Leistner [2] a choisi de s’éloigner de la ligne de front pour plonger au plus profond de la forêt canadienne.
Elle y réalise les portraits des planteurs d’arbres, celles et ceux qui contribuent à bâtir l’identité et la culture du pays. C’est un travail pénible et intense qui exige à la fois de la précision dans le geste et une endurance mentale et physique exceptionnelle. Le terrain est accidenté, envahi par la végétation et infecté d’insectes.
Un travailleur expérimenté peut planter plus de 2 000 arbres par jour et brûler ainsi jusqu’à 10 000 calories. La photographe a saisi en pleine action ces héroïnes et héros du Grand Nord, qui retourneront chez eux grandis par cette expérience et porteurs d’idées favorisant la sensibilisation à la question de l’industrie forestière du Canada. Ils contribueront ainsi à l’appui populaire pour des lois environnementales strictes et des quotas de reboisement, faisant du Canada le leader mondial en matière d’aménagement forestier et de durabilité des forêts.
« A 15 ans, je voulais être photographe de guerre, influencée par l’histoire de ma famille, mon père et mes oncles venant d’Allemagne de l’Est, et par ce que j’avais entendu sur la Shoah. Très jeune, j’avais dans l’idée que le témoignage pouvait changer l’Histoire. J’étais naïve, et maintenant je pense que le témoignage ne change quasiment rien. Mon approche actuelle de la photo documentaire, c’est de bâtir une œuvre qui parle de la réalité mais où j’utilise la technique pour inventer une histoire en essayant de raconter quelque chose de particulier. De ne pas rester un simple témoin et de ne pas avoir peur d’avoir une opinion tranchée, même si mes racines restent le journalisme. Après une maîtrise en littérature, j’ai trouvé un travail dans l’industrie du film comme éclairagiste, ce qui était rare pour une femme et l’est encore aujourd’hui. Ça a duré cinq ans, et là, je me suis demandé ce qu’était devenu mon rêve de devenir photojournaliste. Je suis alors partie au Cambodge en 1997 puis, quand la guerre en Irak est arrivée en 2003, comme je pensais m’être préparée à ça toute ma vie, j’ai décidé d’y aller sans le soutien d’un magazine ni la moindre commande. Même pendant ma période de photographe de guerre, je pratiquais une esthétique en rapport avec la photo documentaire. Sans doute à cause de ma formation en littérature qui me permettait de regarder le monde avec des yeux de sémiologue, et parce que j’avais aussi beaucoup étudié les croisements entre fiction et réalité. Je voyais comment cela pouvait intervenir sur le monde réel et sur le projet de documenter avec un appareil photo ou des mots. Et j’avais aussi ma formation d’éclairagiste.
Quand j’étais étudiante, j’avais planté des arbres pour gagner un peu d’argent et payer mes études. En zone de guerre, quand on me demandait ce qui m’avait préparé à ce travail, je répondais : la plantation d’arbres au Canada, ce qui surprenait les gens qui n’imaginaient pas que planter un arbre soit si difficile. Sûrement parce qu’ils ne savaient pas comment on plante des arbres dans le nord du Canada, dans de vastes régions très sauvages complètement différentes des forêts en Europe. J’avais fait ce travail pendant des années, je voulais montrer le défi que cela représente, mais aussi comprendre comment cela m’avait préparé à devenir photographe de guerre, non seulement physiquement mais aussi psychologiquement. Au Canada, tout est coupé sans distinction et on ne ramasse que ce qui est rentable en laissant tout le reste sur le terrain. Ça ressemble donc assez à une zone de guerre totalement dévastée. J’avais consacré une partie de mes études à la poésie romantique consacrée à l’univers des bucherons. J’en sais beaucoup sur les idées romantiques et épiques liées à l’histoire des bucherons au Canada et l’idée de construction de la nation. Ça a toujours été une activité noble qui inspire le respect. Pendant longtemps, on a coupé les arbres sans se soucier de préserver cette ressource. Le reboisement n’a commencé que dans les années trente, mais ce travail était alors très peu considéré, et réservé aux individus marginaux, aux prisonniers et aux Amérindiens. A la fin des années soixante, quand les questions environnementales ont commencé à prendre de l’importance, le gouvernement a décidé de planter dix fois plus d’arbres qu’auparavant. Certains ont eu la bonne idée de considérer ça comme un sport, et de payer à l’unité pour aider la motivation. Aujourd’hui, ça attire les gens qui veulent travailler le temps d’une saison, souvent de jeunes urbains qui vont faire cette expérience, en être transformés, revenir chez eux et transmettre de nouvelles idées dans la société. Nous en sommes à la troisième génération ; celles et ceux de la première ont maintenant la cinquantaine ou la soixantaine et sont devenus des gens d’influence : journalistes, artistes, membres du parlement, ambassadeurs, etc. Cela a donc un impact de manière importante sur la société. Mon idée, quand j’ai commencé le travail sur les planteurs, c’était de considérer la place des planteurs dans la culture, l’art et l’histoire du Canada. Les bucherons ont une grande importance dans l’histoire de l’Amérique du Nord mais maintenant, les planteurs y prennent une place de plus en plus grande. Je veux montrer ça, et mon approche esthétique dans la manière dont je les photographie est destinée à les présenter comme des héros à la manière de la peinture classique qui m’inspire. Comme les révolutionnaires de Delacroix ou les saints du Caravage. »
Gilles Courtinat
Un livre a été publié aux éditions Dewi Lewis :
https://www.dewilewis.com/products/forest-for-the-trees
Le site de la photographe :
Notes
[1] Compay Segundo, pseudonyme de Máximo Francisco Repilado Muñoz (Cuba, Siboney, 18 novembre 1907 – La Havane, 13 juillet 2003) est un guitariste et chanteur cubain.
[2] Rita Leistner (Canada, Scarborough, 1964)Dernière révision le 8 octobre 2024 à 6:41 pm GMT+0100 par
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