1980 : après six mois en Angleterre, où j’ai pris l’habitude de boire comme un trou au pub local fréquenté par des bikers angéliques, je décide de rentrer en France.
En attendant le train, je claque mes dernières livres en conneries à Portobello Road et lorsque j’arrive à la gare je n’ai plus un rond pour acheter le billet. Je me pose dans un coin et avec une craie écris : « I’m a frog please help me to cross the sea » Et j’attends. Au bout d’une heure, un jeune gars se pointe et m’adresse la parole :
– Je vais en France. Je te paye la traversée et tu m’aides à aller jusqu’à Paris ?
L’offre est honnête et puis je n’ai pas trop le choix. J’accepte donc cette main tendue.
Sean m’explique qu’il vient d’Inverness [1], une petite ville du nord et que sa journée à Londres l’a fait flipper. Trop grand, trop de monde pour un gars tranquille comme lui. Il achète deux tickets jusqu’à Calais, nous prenons le train, puis le ferry.
Pas de tunnel en ces temps anciens, pas plus que de TGV transmanche.
Nous traversons le channel sans histoire et nous voici au petit matin sur le sol français. A moi de jouer. Coup de bol, une voiture s’arrête au bout d’un petit quart d’heure. Une 4L rouge immatriculée à Rome. Au volant, Mauro, barbu et chevelu nous assure qu’il nous emmène jusqu’à Paris, mais précise aussi qu’il ne prendra pas l’autoroute par économie et qu’il préfère les petites routes où l’on voit mieux le pays traversé et où l’on peut s’arrêter quand on en a envie.
Nous grimpons, Sean à l’arrière et moi à l’avant, Mauro débraie et nous voilà partis sur les routes de France.
Quelques minutes plus tard, Mauro, à qui je demande d’où il vient, me répond avec un petit sourire qu’il arrive tout droit d’Amsterdam et que d’ailleurs, comme il a les deux mains sur le volant, si je pouvais ouvrir la boite à gants ce serait une bonne chose. Je m’exécute et découvre toute une série de pochons et même un petit cactus en pot.
Peyotl, précise sobrement Mauro.
A la bonne heure ! Voilà un voyage qui s’annonce sous d’heureux auspices. A la demande de Mauro je roule un premier pétard. Il y a le choix : trois variétés de shit et deux sortes d’herbe, le cactus étant réservé pour un de ses potes italiens.
On chope une radio audible et roulez jeunesse sur les départementales tranquilles du Pas-de-Calais. Mauro prend une bonne latte, me refile l’engin sur lequel je tire à mon tour avant de le passer à Sean, toujours silencieux à l’arrière.
– J’ai jamais fumé, confesse-t-il un peu honteux.
Il y a un début à tout et pour lui le jour est arrivé. Il tire deux taffes et se rencogne dans le fond de la banquette, contemplant les champs qui défilent derrière les vitres de la voiture.
En 4L on ne risque pas l’excès de vitesse et Mauro est plutôt du genre à faire des pauses régulières dès qu’il voit un coin tranquille. Et chaque pause appelle son pétard. Nous nous approchons de la capitale, de plus en plus envapés. Sean nous explique que c’est la première fois qu’il quitte Inverness. Il a décidé de retrouver une amie à lui qui vit vers Vesoul et est très content que nous puissions ainsi lui tenir compagnie jusqu’à Paris.
Il est sympa, mais un peu perdu et je lui propose de l’aider à trouver un hébergement à Paris où j’ai quelques amis. Il me remercie et nous continuons notre route entrecoupée de pause fumeurs. Il est maintenant quatre heures de l’après-midi et la ville approche. Sean s’agite derrière et demande avec insistance si Paris est aussi grand que Londres.
– Non c’est plus petit, lui dis-je pour l’apaiser.
Cette réponse semble lui convenir. Mais au bout de dix minutes, il recommence :
– Plus petit mais grand comment ?
Mauro me fait un clin d’œil et me demande de le guider à l’approche de la capitale. Pontoise est là et nous prenons l’autoroute, gratuite jusqu’à Paris. Tout le monde est bien fatigué dans la voiture et seul Sean parle encore. Toujours pour tenter de comprendre si Paris c’est grand.
– Un peu plus qu’Inverness je pense… Mais ne t’inquiète pas. J’ai promis de t’aider. Tiens, si tu veux, demain je fais la route avec toi jusqu’à Vesoul.
Je peux le faire, n’ayant aucun projet immédiat à Paris. Sean me remercie et nous avançons sur l’autoroute. Le trafic est raisonnable et sans l’ombre d’un bouchon, nous passons Sannois pour déboucher sur le pont autoroutier qui surplombe le port de Gennevilliers et offre un panorama exceptionnel sur Paris, la Seine, la Défense et la tour Eiffel…
Je me retourne vers Sean :
– Tiens regarde, c’est Paris ! Pas mal hein ?
Sean ne dit mot. Il est au fond de la voiture et serre son sac à dos comme un parachutiste son ventral. je le sens un peu crispé.
– Mortacchi tua ! E una pazzia ! lâche Mauro devant le spectacle.
Nous arrivons Porte de Clichy et entrons dans la ville à proprement parler. Sean est collé aux vitres et ne perd pas une miette du tourbillon urbain…
Nous arrivons Place Clichy. Sean s’agite et demande où se trouve la gare où il devra reprendre le train pour Londres.
Nous passons donc Pigalle, Anvers, Barbès où nous enquillons le boulevard Magenta. Je ne suis pas pressé, Mauro non plus. Arrivés devant la gare du Nord, Sean, de plus en plus inquiet, nous demande de lui montrer le guichet où il devra acheter son billet de retour
Arrivé là, il nous crache le morceau : la ville lui fait peur, il ne parle pas un mot de français et veut retourner en Angleterre.
-Là ? Maintenant ? Tout de suite ?
– Oui. Tout de suite.
– Arrête. C’est con. T’es juste trop stoned. Reste avec moi et demain matin on part pour Vesoul retrouver ta copine.
Mais Sean ne veut rien savoir. C’est clair il flippe et rien ne lui fera entendre raison. Je suis désolé pour lui qui m’a aidé à traverser la Manche et j’insiste, fais de mon mieux pour le remettre sur pied mais rien à faire.
Au bout d’une demi-heure de discussion, je l’aide à acheter son billet Paris-Londres, pensant que nous n’aurions jamais dû passer par le pont de Gennevilliers. J’accompagne Sean jusqu‘au train où nous nous séparons.
Je suis un peu triste pour lui mais après tout c’est peut- être le mieux pour lui. Je sens que l’idée de repartir et retrouver Londres puis Inverness, le rassure et l’apaise. Je lui dis au revoir et retrouve Mauro dans sa 4L rouge qui me demande si je sais où l’on peut fumer en paix.
J’ai quelques idées à ce sujet et en discutant, nous constatons que nous sommes tous deux désolés de la réaction de Sean…. Un jour j’irai à Inverness. Peut-être.
Richard Walter
[1] Inverness est le centre administratif du Council Area du Highland. Elle est la plus grande ville et le pôle d’attraction de toute la région des Highlands. Inverness est située à l’embouchure de la rivière Ness, au nord-est de l’Écosse.Dernière révision le 8 octobre 2024 à 6:42 pm GMT+0100 par
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