J’ai rencontré Germain sur une pièce de théâtre avant-gardiste où, déguisés en Tritons, nous trimballions les spectateurs sur des radeaux à travers une usine inondée à dessein. Germain était un bon vivant qui aimait faire la fête après le travail, soit de minuit au petit matin. Il vivait avec son amie et la sœur de celle-ci dans un appartement composé par la réunion de trois chambres de bonnes. Et je fus rapidement invité à finir les nuits dans l’une d’elles. La pièce terminée, Germain et des deux amies décidèrent de partir dans le sud pour se changer les idées et, bien naturellement, il me proposa d’habiter les lieux en leur absence.
– « Je te demanderai juste de bien arroser les plantes. »
Ce coquin de Germain avait planté des graines de je ne sais trop quelle herbe mais les pieds montaient vers la lumière au lieu de faire des branches et des têtes. Ses plants ressemblaient à des bambous bien feuillus aux extrémités. Le soir, Germain choisissait les feuilles les plus sèches pour les émietter et nous fumions ce cannabis plutôt light en rêvant sous les toits du 17ème arrondissement.
« Pas de problème, mec, je serai aux petits soins pour ton jardin ».
Le jour dudépart arriva et je me trouvai seul dans les trois chambres avec les plants d’herbe. Paris en août c’est bien mort et je fus bien heureux d’avoir la visite de Christophe, un autre ami. Thé, bavardages, petite collecte sur les plantes et mini pétard pour attaquer l’après-midi. Et Christophe sort un Mars de sa poche.
« On partage. Chacun la moitié. »
Nous mâchouillons chacun notre Mars. Un coup de barre et ça repart, selon le fameux slogan. Un petit quart d ‘heure plus tard, effectivement, ça repart, même sans coup de barre. On discute, c’est de plus en plus animé, l’atmosphère s’électrise et nous décidons de sortir. Dehors, c’est le calme habituel.
– Allons au ciné, propose Christophe.
Bonne idée. Nous redescendons vers les Champs et arrivons devant un cinéma qui affiche « Mad Max 2 ». Dire que le film me plait est un mot faible. Dès le premier plan – la route qui défile à fond – je suis emballé, embarqué dans les bagarres entre Mad Max le gentil ex-flic et les ignobles méchants, prêts à tuer pour un plein. Le film se termine en explosion de violence et nous rentrons tranquilles, moi dans mon abri temporaire, Christophe dans sa banlieue lointaine. Je me sens vidé, fatigué et en arrosant les plants, me fais ma petite récolte du jour afin de retrouver un peu de calme car je me sens anormalement nerveux.
Des mois plus tard, Christophe, à qui je reparle du film me dit :
« T’aurais vu comment t’étais dans la salle ! Complètement allumé !!! »
« Ah oui ? J’espère que je n’ai pas trop déconné… »
Christophe sourit.
« Ben, j’étais avec toi pour contrôler au cas où l’acide dérape. »
« Attends, j’ai mal entendu. Pour contrôler quoi ? »
« Tu n’as rien senti de bizarre ce jour là ? » Le sourire s’élargit : « Je t’ai fait bouffer un trip avec le Mars et … »
« Mais t’es vraiment inconscient ! T’aurais pu me prévenir, espèce de fou ! »
« Ouais mais je t’ai suivi tout du long. Je t’ai pas laissé tomber… »
Soit. Pas de quoi gâcher une amitié. Et puis c’est plutôt un bon souvenir, cette éclate en Technicolor sur grand écran… Je ronchonne un peu pour le principe et nous restons copains malgré cette embuscade.
Sinon, le vrai souci, c’est que j’ai en poche les clés d’un trois pièces, du temps libre pour fumer les petites feuilles racornies mais… pas un rond, pas une thune et rien à bouffer. Les placards sont vides de toute denrée comestible. Je tiens quelques jours et un soir, après ma cueillette, trouve dans un placard jusqu’ici inexploré deux gros bocaux à l’ancienne, bombés, mafflus avec un joint caoutchouc, comme chez mes grands-parents. Des conserves de viande, du pâté à ce que j’en vois.
Affamé, je tire l’élastique d’un de deux bocaux et, muni d’une fourchette, en extraie une première boulette que je me balance derrière la cravate afin de calmer mon appétit. Ce sont bien des boulettes de viande, mais pas terribles et un peu granuleuses. Je m’en tape quelques-unes et rassasié, remets le bocal au frigo afin de le conserver.
Pendant dix jours, je subsiste grâce aux deux bocaux. Je trouve ça assez dégueulasse pour être honnête et n’en mange que lorsque j’ai trop faim. Le côté granuleux est rebutant et le goût assez fort et bien particulier. Je me demande quelle tête a la grand-mère qui fabrique cet étrange pâté maison…. Je l’imagine avec une tête de sorcière…
Dix jours plus tard, Germain est de retour. Il râle un peu :
« Merde, toujours pas de têtes ! Et il n’y a presque plus de feuilles…. Il me fixe, l’air soupçonneux. T’aurais pas lourdement tapé dedans ? Dis-moi.
« Euh…Ben…C’est-à-dire que… »
Un cri nous déchire les oreilles : la compagne de Germain hurle dans la cuisine.
« Mais qui est le con qui a mangé la bouffe du chat !!!Il ne reste plus que la moitié d’un bocal… »
Germain me regarde alors fixement avant d’éclater d’un rire énorme. Moi, je n’ai pas trop envie de rire et me sens d’un coup très très couillon. J’ai de soudaines et violentes aigreurs d’estomac. Je sens les boulettes remonter… Je proteste faiblement :
« Mais quelle idée de mettre ça dans des bocaux ! Et sans étiquette en plus »
Et je repense à « Cat’s food » cette chanson de King Crimson qu’aujourd’hui encore je ne peux entendre sans avoir l’estomac qui se soulève.
Richard Walter
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