En octobre 2021, Jordan Rodas, médiateur des droits de l’homme du Guatemala, déclarait « Les perspectives sont sombres au Guatemala pour ce qui est des objectifs du millénaire pour le développement, en particulier celui de mettre un terme à la faim et de réduire la pauvreté d’ici 2030 ».
Il citait les chiffres suivants : 16% des quelque 17 millions d’habitants souffrent de malnutrition, l’insécurité alimentaire touche gravement 18% des Guatémaltèques, et 45% plus modérément.
Le pays est situé dans le « corredor seco »
« C’est l’une des plus grandes crises Le pays est situé dans le « corredor seco » alimentaires et nutritionnelles, provoquée par le Covid-19 et les phénomènes climatiques comme les ouragans Eta et Iota » qui ont fait des dizaines de morts fin 2020, détruit des cultures de subsistance et endommagé de nombreuses infrastructures, a-t-il ajouté. Le pays est situé dans le « corredor seco » (le « couloir de sécheresse ») d’Amérique centrale, qui va du Chiapas mexicain jusqu’au Costa Rica en passant par le Guatemala, le Salvador, le Honduras et le Nicaragua.
C’est l’un des endroits de la planète où les conséquences du dérèglement climatique se font plus dramatiquement sentir qu’ailleurs. De longues périodes de sécheresse combinées à de fortes pluies constituent une menace permanente pour la sécurité alimentaire, les moyens de subsistance et la production alimentaire des populations les plus vulnérables de la région, qui y pratiquent principalement une agriculture de subsistance.
Habituellement, on considérait que la pauvreté et l’insécurité étaient les principales causes de la migration centraméricaine, mais ces dernières années, le nombre de personnes fuyant les effets du changement climatique a augmenté, avec pour effet visible une migration massive sous forme de caravanes de femmes, d’hommes et d’enfants marchant vers l’Amérique du Nord.
La photographe espagnole Lys Arango a séjourné longuement au Guatemala dans les régions de Huehuetenango et Chiquimula, vivant le quotidien de celles et ceux qui n’ont plus rien pour se nourrir. Elle en a ramené un indispensable témoignage sur la situation dramatique que vivent les populations indigènes déjà sévèrement marquées par des années de conflits meurtriers et une pauvreté plus sévère que jamais.
Entretien avec Lys Arango
En quelques mots, qu’est-ce qui vous a amené à la photographie ?
Lys Arango – « Comme j’ai toujours aimé la peinture, j’avais d’abord pensé étudier les Beaux-Arts et devenir peintre. Mais finalement, comme j’aimais bien raconter des histoires et donc écrire, je me suis dirigée vers le journalisme. J’ai commencé à travailler comme journaliste indépendante et j’ai souvent été amenée à couvrir des crises humanitaires. Si je voulais vendre mes histoires, il me fallait des images pour illustrer mes textes et c’est comme ça que j’ai commencé et que je me suis mise à aimer de plus en plus la photographie, jusqu’à en faire maintenant mon principal métier. »
Comment est née l’idée de ce sujet sur la malnutrition au Guatemala ?
LA – « A partir de 2016, j’ai travaillé dans dix-sept pays plongés dans des crises alimentaires, comme journaliste indépendante, mais aussi parfois comme consultante pour MSF et Action Contre la Faim et toujours à propos de problèmes de malnutrition. Je voulais documenter plus avant le problème de la faim, mais c’étaient toujours des missions de seulement quelques semaines ou un mois tout au plus. Ce n’était pas suffisant pour exprimer tout ce que je voulais raconter et documenter pour expliquer ce qu’il se passait sur place. Quelle était l’expérience quotidienne que vivaient les gens qui n’ont pas assez de nourriture ? Lorsque je suis allée au Guatemala avec une mission humanitaire en 2018, j’ai rencontré des familles qui m’ont raconté que la problématique de la migration n’était pas seulement liée à la violence criminelle des maras[1], mais surtout au manque de nourriture. Il y avait aussi les changements climatiques qui étaient en train de les affecter, les enfants étaient en train de mourir de faim et il se développait une malnutrition chronique. Cet autre aspect de l’histoire n’est quasiment jamais raconté par les médias parce que ce n’est peut-être pas aussi spectaculaire que les colonnes de migrants qui partent de chez eux pour aller jusqu’aux États-Unis. J’ai décidé d’aller sur place et de vivre là-bas avec des familles indigènes afin de raconter leur histoire quotidienne et ce qui se passe quand on n’a rien à manger.
J’ai commencé ce projet en 2019 pendant six mois jusqu’à mars 2020. Avec la pandémie de covid, j’ai dû arrêter pour quelque temps avant d’y retourner pour encore presque deux mois et demi. »
Comment ça s’est passé sur place pour gagner la confiance de ceux qui vous ont accueillie ?
« La première fois que j ‘y suis allée avec une ONG, cela m’a permis d’avoir un début de contact, de comprendre la situation et de connaître les gens clés. Quand j’ai décidé d’y retourner, j’avais déjà fait la connaissance de quelqu’un de la communauté qui travaillait à la mairie et qui était très touché par la malnutrition des enfants et les conséquences que cela avait pour leur vie, individuellement et collectivement. Il m’a beaucoup aidée à trouver des familles dans cette situation. J’ai habité avec eux pendant une longue période et cela m’a permis de raconter leur quotidien. Avec eux, j’ai voyagé sur de longues distances à pied et en bus quand ils cherchaient du travail. Je dormais avec eux et dans la famille avec qui j’ai passé le plus de temps, j’ai été hébergée dans leur petite maison qui abritait déjà douze personnes. »
Qu’est-ce qui a été le plus difficile ?
« J’ai toujours réussi à être bien acceptée par les familles. Cependant, bien que l’espagnol soit la langue officielle du pays, le problème était que dans les villages autochtones, ils parlent des dialectes mayas car ils ne sont pas allés à l’école et beaucoup sont analphabètes. Mais dans la famille où je vivais, il y avait Petrona, une petite fille de 10 ans qui était un peu allée à l’école. Elle comprenait quelques mots en espagnol et est devenue ma meilleure amie et ma traductrice, on était tout le temps collées ensemble. Sinon c’était dur physiquement et j’ai perdu beaucoup de poids à l’époque parce que je n’avait rien à manger moi non plus. Et puis il y avait les piqûres d’insectes, des puces surtout. »
Est-ce que le fait d’être une femme vous a servi ou pas ?
« Comme les hommes sont souvent dehors pour chercher de l’embauche ou travailler dans les champs, ce sont les mères et les filles qui gèrent le foyer. Ça m’a beaucoup aidée d’être une femme pour pénétrer cette intimité et elles m’ont ouvert leur monde. J’étais avec elles tout le temps, je dormais avec les filles et c’était plus facile comme ça. J’ai même vu des femmes accoucher chez elles et je connais de très bons photographes hommes qui, bien que vivant au Guatemala depuis des années, m’ont dit que cela aurait été impossible pour eux. »
Où en est la situation là-bas maintenant ?
« Ça s’est beaucoup détérioré parce qu’avec la pandémie les agriculteurs n’ont pas pu vendre leurs récoltes. Ceux qui se déplaçaient assez loin pour trouver du travail comme saisonniers ont de grosses difficultés dues à la restriction des déplacements au Guatemala et ils ne peuvent plus aller au Mexique pour la récolte des mangues ou au Honduras pour ramasser le café. En plus, il y a eu des cyclones dévastateurs qui ont détruit les plantations de haricots rouges et de maïs et du fait de la crise économique mondiale, il y a moins d’aides qui arrivent au Guatemala alors que le nombre de personnes dépendantes de l’aide humanitaire a quasiment doublé. »
Est-ce que vous considérez que le sujet est terminé ou vous pensez que vous aurez besoin d’y retourner ?
« J’y retournerai sans doute en octobre à l’occasion de la journée mondiale de l’alimentation parce que le Centre Culturel Espagnol du Guatemala veut faire une exposition de mon travail. J’en profiterai pour aller voir les familles que je connais et approfondir quelques aspects du sujet comme par exemple l’accès à la santé parce que ces gens qui sont très éloignés de la ville et de tout les équipements de santé, sont complètement marginalisés. Je ferai ce travail complémentaire bien que, dans cette région, j’ai déjà documenté le plus important de la vie quotidienne des gens qui n’ont pas accès à la nourriture et qui cherchent, souvent vainement, du travail comme saisonniers dans les plantations de café et de canne à sucre. Mon idée maintenant, c’est d’internationaliser ce projet et de développer de nouveaux chapitres. C’est très important parce qu’on parle souvent de migrations, ce qui est évidemment important, mais jamais on en explique les causes profondes, ce qui est vraiment en train de se passer dans les pays d’origine. Je suis en train de me renseigner pour retourner au Tchad et au Niger. J’aimerais aussi travailler dans les régions qui subissent le changement climatique et connaissent des conflits armés comme au Yémen, mais je voudrais aussi m’intéresser à l’Europe pour savoir ce qu’il en est de la sécurité alimentaire en France ou en Espagne. »
Gilles Courtinat
Le travail de Lys Arango sera exposé lors du festival sur l’environnement de Zingst en Allemagne qui aura lieu du 20 au 29 mai 2022.
Le site de la photographe
Le site d’Action Contre la Faim
Le site de la Journée mondiale de l’alimentation
Note
[1] maras : Gangs armés latino-américains, initialement formés par des immigrés clandestins aux Etats- Unis qui, après des expulsions massives, se sont ensuite implantés dans leurs pays d’origine, leurs activités allant du trafic de drogues, au racket, meurtres, cambriolages et proxénétisme. On estime que ces groupes comptent plusieurs dizaines de milliers de membres au Guatemala, Honduras et Salvador.Dernière révision le 8 octobre 2024 à 6:45 pm GMT+0100 par
- Bastien Ohier
Aux âmes bien nées… - 15 novembre 2024 - Paris Photo
« C’est à voir qu’il nous faut ! » - 8 novembre 2024 - Martine Franck
100 photos pour la liberté de la presse RSF - 8 novembre 2024