J’ai fait connaissance avec la guerre en débarquant en 1976 à Beyrouth lors de mes débuts professionnels avec l’agence Sipa-Press avant de rejoindre Gamma en 1977. Parmi tous les reportages réalisés sur les purulences de l’âme humaine que sont tous les conflits « couverts » de Kolwezi à Kabul, Téhéran ou Bagdad, l’ampleur du massacre de Sabra et Chatila est avec l’exécution d’un traître en Afghanistan celui qui occupe une place à part dans ma mémoire de photojournaliste .Voici pourquoi.
Liban , Beyrouth Samedi 18 Septembre 1982 .
Dans la nuit du 17 au 18 Septembre 1982, je suis sur le toit de l’Hôtel Alexandre à Achrafieh, quartier Est de Beyrouth. Jacques Douay, cameraman d’Antenne 2 et moi sommes en train d’observer depuis une heure du matin la pluie de traçantes qui éclairent le ciel étoilé de Beyrouth. Il n’est point difficile de les localiser sur la zone de Sabra et Chatila. Dans l’après-midi même, j’avais été rôdé autour du stade qui borde le camp de réfugiés palestiniens le plus important de la capitale libanaise. J’y avais été surpris de découvrir dans sa jeep le général Ariel Sharon. Ministre de la Défense entouré de quelques officiers de son état-major .Il semble s’enquérir de quelques repérages. Les tragiques journées qui vont suivre le confirmeront quand seront rassemblés par les troupes de Tsahal les survivants de Sabra et Chatila dans feu l’enceinte sportive.
Auscultant le ciel zébré par les fusées éclairantes et les traçantes, nous décidons avec Jacques Douay d’attendre les premières lueurs de l’aube, pour plus de sécurité et nous rendre sur place. Il est aux environs de cinq heures quand nous longeons la corniche en direction de l’aéroport pour emprunter à gauche devant l’ambassade du Koweit la rue qui descend vers Sabra. Un char israélien, posté au coin même du carrefour attire notre attention dans une circulation étrangement réduite même à cette heure matutinale.
Juché sur la tourelle de son Merkava, un soldat israélien balaye avec ses jumelles le camp de Sabra, à ses pieds, avec une attention que ne distrait pas notre passage. « Bizarre », soulignons-nous en stéréo pour couper un silence pesant qui s’installe avec le pressentiment de plus en plus fort que quelque chose d’anormal vient de se produire. Tout à l’entrée de la ruelle principale de Sabra et Chatila, nous quittons notre taxi, boîtiers autour du coup et caméra à l’épaule. Aucune vie n’est visible, contrairement aux habitudes matinales du Moyen-Orient.
Marchant avec impatience, je me dis « c’est un silence de mort », et je me fais immédiatement en mon for intérieur le reproche d’avoir osé ce cliché de cinéma.
Mais la réalité qui nous attend sera bien pire.
Car à peine avons-nous parcouru une cinquantaine de mètres, que sort d’une maison détruite une femme totalement désemparée, en proie à une terrible douleur. Bras levés vers le ciel qu’elle implore, avec des pleurs, des cris de terreur, des exhortations mêlant appels à la pitié et incantations religieuses, elle s’avance vers nous. Une envie de la prendre dans nos bras, en éprouvant comme maintes fois par le passé et dans l’avenir, le regret de ne pas parler sa langue pour déjà comprendre et mesurer l’horreur vécue.
Je recule, nous reculons devant elle pour mieux saisir ce premier témoignage d’une image qui fera le tour du monde. Nous ne sommes qu’au tout début de nos émotions difficiles à maîtriser. J’ai saisi comme par réflexe le 28 mm pour inscrire dans le cadre de mon viseur le premier témoin, jusque dans sa chair vécue, d’un massacre qu’annoncent déjà les toutes premières destructions visibles dans un environnement de scènes de rue qui puent la vengeance dans toute son implacable cruauté.
« Fais gaffe, me dit Jacques, ils ont peut-être piégé et miné cadavres et maisons.»
Mon vieil ami et compagnon de route aura raison quelques centaines de mètres plus loin. Sur la gauche, les premiers cadavres apparaissent, femmes et enfants empilés les uns sur les autres par la soudaineté de l’attaque, ou lovés comme ultime tentative de survie dans les décombres de leurs masures détruites.
Un cheval blanc, mitraillé sur son flanc couché, présente sur son cuir maculé une corolle d’impacts de balles comme une couronne funéraire qui dit la fureur, la hargne de tuer des assassins de Sabra et Chatila. Presque en face de cette scène, à la Goya, nous apercevons de nouvelles victimes exécutées devant un mur de briques.
Sur le sol leur sang n’est pas encore coagulé, sauf à la périphérie à peine noircie des tâches funestes qui souillent une fois encore la terre libanaise.
Jacques et moi, nous nous regardons d’un oeil complice qui nous laisse à penser simultanément que les tueurs viennent juste de quitter les lieux du crime *.
Nous avançons vers ce qui nous semble être une fosse commune, à quelques dizaines de mètres, comme une tragique morgue de plein air. Un bulldozer skrapper, toutes pinces géantes levées vers le ciel, a été abandonné comme dans l’urgence par son croquemort dissimulateur. Je fais la photo en prenant bien soin de positionner le char israélien aux premières loges.
Revenus vers la ruelle principale de Sabra, nous découvrons l’horreur à chaque instant. Entassées les unes sur les autres, les victimes sont mêlées à des morceaux de béton effondrés d’où émergent des tiges d’acier tordues ou rompues. Pas une trace de vie dans ce cimetière béant de corps mutilés : ceux des jeunes et moins jeunes, des femmes et des enfants, yeux clos ou grand ouverts comme miroir définitif d’une frayeur vécue.
Il est là ce silence de mort que nous pressentions, dans toute son horrible pesanteur, qui interdit toute parole de trop. Nous avançons lentement, Jacques à gauche, moi à droite ou inversement. Dans le dédale des ruelles, vague labyrinthe à l’architecture de casbah sauvage, des familles entières ont été surprises et visiblement « raffalées », la tête et le corps affaissés sur la table du petit-déjeuner familial. Le soleil déjà levé fait une cruelle lumière sur la torture qui a précédé la mort : pieds et mains liés, mères de famille, fils et filles mais aussi vieillards * gisent souvent face contre terre ou visages exorbités comme une dernière imploration à leurs bourreaux sans pitié.
Au milieu de l’artère principale du camp, dans un alignement morbide se succèdent en effet victimes de tous âges. Un homme, bras ligotés dans le dos, gît de tout son long. Reliée à ses mains enlacées, une grenade est à peine dissimulée à la ceinture de cordes de son pyjama rayé. Le côté du visage exposé contre ce qui suggère la bordure d’une idée de trottoir ou de tout à l’égout de plein air, il semble attendre le coup de grâce que pratiquaient tous les nazis sur chacune des victimes des pelotons d’exécution. Leurs assassins n’ont pas tous eu le temps de ce dernier outrage. Soudain apparaît un cheval hors de lui, effrayé et désorienté, comme traumatisé. A notre vue, il revient sur ses pas, et avec une nervosité mal contrôlée, il veut nous entraîner vers les ruelles plus étroites de Sabra. De son museau fébrile, qu’il abaisse et relève avec furie, il essaie d’ouvrir les fenêtres closes des minuscules demeures qui n’ont pas été détruites. Le cheval y parvient parfois, et c’est le spectacle insupportable de familles gisant à même le sol de leur cuisine ou de leur chambre ou de l’espace qui fait le plus souvent office des deux.
Jacques filme à la caméra cette séquence poignante qui « ouvrira » le journal de 20 heures à Paris. Daniel Bilalian, arrivé sur place, quelques heures plus tard, aura bien du mal, à coups de plusieurs « prises », à maîtriser l’émotion sincère qui l’envahit lorsqu’il tente de commenter la quête du cheval apeuré et présente à la caméra les douilles des armes assassines.
Je m’investis plus encore en profondeur dans ce lacis de ruelles bordées de maisons de fortune, de bric et de broc. Je passe de la couleur au noir et blanc avec la farouche volonté de traduire par l’image l’exceptionnelle gravité du moment. Consoeurs et confrères ont fini par arriver sur les lieux. Les échanges sont plutôt brefs, pudiques, tout en questionnement sur le nombre présumé des victimes et l’origine des coupables. Je croise un concurrent ami qui malheureusement ne mesure pas l’ampleur du drame, le poids tragique de l’histoire en train de se faire. Je l’invite à pénétrer plus avant dans le camp mais juste arrivé de la guerre civile au Salvador, il n’y voit là que la répétition fataliste de morts annoncés dans tout conflit. Pour causes la fatigue, un excès de routine face à la souffrance humaine qui le fait quitter Sabra et Chatila sans réel reportage. Le massacre dont je suis témoin est aussi le signe indirect du danger qui guette le métier face à la banalisation de l’horreur, à l’accoutumance pernicieuse et toujours insupportable aux scènes de barbarie constatées de guerre en guerre recommencée
Je garde de cette anecdote le clignotant rouge d’un état de vigilance à maintenir permanent pour ne jamais devenir blasé devant « les noirceurs de l’âme humaine »dénoncées par Norman Mailer.
J’ai à peine le temps d’y penser que j’aperçois une mère et sa fille qui viennent vers moi en se pinçant le nez devant un amas de cadavres baignant dans leur sang. Je les suis pour entrer dans la cour intérieure de la demeure d’une famille effondrée à même le carrelage de ciment. Des femmes pleurent et vitupèrent avec fougue Haddad, Haddad*. Un homme est là, d’un âge certain qui s’appuie avec une ancestrale et noble posture sur sa canne et regarde la scène avec un regard vide. Il semble en état de choc, résigné, blême et comme prostré dans une colère rentrée. Sous son keffieh qu’il porte avec la prestance des vieux palestiniens, une réelle tristesse nimbe ses yeux que je sens comme au bord des larmes. Il m’observe avec respect, mais je projette dans l’intensité de son regard perçant, comme un soupçon de reproche vers les Occidentaux dont je suis la première apparition depuis la fin du massacre. Héritiers involontaires de Lord Balfour mais fils spirituels d’Albert Londres ou d’Albert Camus, il nous faut chercher dans l’essence du journalisme les raisons et la force de témoigner des Guernica de l’existence.
Règle d’or de tout photographe d’agence :tout « scoop » ne vaut que la poubelle pour le recevoir s’il n’arrive pas à temps pour les bouclages des journaux.
Avant d’y revenir dans la journée et plusieurs fois dans les jours qui suivirent, j’ai quitté Sabra et Chatila ce samedi 18 septembre 1982 vers neuf heures pour organiser l’expédition de mes films vers Paris, via Damas.
Arrivées à temps pour les bouclages des principaux magazines, mes images ont cohabité avec celles de l’AFP , d’AP et d’UPI pour traduire l’horreur et marquer dans l’opinion publique internationale la trace indélébile de ce nouveau massacre perpétré contre le peuple palestinien.
J’ai refusé de vendre la photo du cheval blanc à une Lady anglaise qui, la trouvant « superb, indeed », était prête à payer une coquette somme pour un tirage. J’ai pris la décision de ne pas mettre mon reportage en compétition au World Press Photo Contest, qui est au photojournalisme ce que le prix Nobel est à la littérature ou le Festival de Cannes au cinéma Je l’ai parfois regretté pour espérer un « award » qui aurait souligné à nouveau la dimension historique de la tuerie . Mais aujourd’hui encore, je trouve dans ce poème de Mahmoud Darwich les dignes et simples raisons supplémentaires d’être heureux de ma décision : n’avoir fait que témoigner sur un génocide avéré .
« Je suis le témoin du massacre,
Le martyr de la cartographie ,
L’enfant des mots simples.
J’ai vu les gravats, ailes,
Et vu la rosée, armes.
Lorsqu’ils ont refermé la porte de mon cœur,
En moi dressé les barrages,
Instauré le couvre-feu,
Mon cœur est devenu une ruelle,
Mes côtes, des pierres.
Et l’œillet est apparu,
Apparu l’œillet. »
L’œillet de ma conscience de Sabra et Chatila est à jamais gravé dans ma mémoire de journaliste.
Notes
- 1- « À ce jour, une seule enquête officielle a été menée, celle de la commission israélienne dirigée par le juge Itzhak Kahane, président de la Cour suprême, rendue publique en février 1983. Il en ressort que l’organisation chrétienne des Forces libanaises porte seule la responsabilité directe du massacre. Ariel Sharon, alors ministre de la défense, porte une responsabilité indirecte pour n’avoir pas prévu le comportement des Phalangistes libanais. »
- 2-« Haddad » cité comme responsable par quelques femmes survivantes est le nom du Major Saad Haddad- commandant « l’Armée du Liban Sud » milice chrétienne créée par Israël dans la zone frontalière du Sud Liban entre Metoula en Israël et et Mar-el-Yaoun au Liban.Milice accusée d’avoir été dans le camp la seconde vague de tueurs après les Phalangistes chrétiens d’Elie Hobeika.
- 3- Cette image sera utilisée dans le cadre de la commission d’enquête présidée par le juge Itzhak Kahane, président de la Cour suprême d’Israel*.
Dernière révision le 9 octobre 2024 à 9:43 am GMT+0100 par la rédaction
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