A mon retour en France, après trois ans d’usine en Allemagne et après avoir loupé l’examen d’entrée de l’école de journalisme de la rue du Louvre à Paris, je me lance dans l’obtention d’un diplôme de conseiller d’éducation populaire. Obtenu ! Mon seul autre diplôme est le BEPC : on ne donne pas de diplôme aux ouvriers spécialisés.
Pour être sélectionné, je me lance dans la rédaction d’un mémoire sur “la femme chez Antonioni et Godard” et, pendant un an, j’écume toutes les salles de cinéma de France et de Navarre, un stylo lumineux à la main pour prendre des notes pendant les projections. Je suis abonné aux Cahiers du Cinéma et à bien d’autres revues spécialisées. Je lis “Théories sur le montage” de Dziga Vertov aussi bien que “L’histoire du cinéma” de Georges Sadoul, les bouquins de Bazin et de Jacques Siclier. Je suis incollable sur Bergman, je connais tout de Murnau ou de Fritz Lang, mais mon idole absolue c’est Jean-Luc Godard… C’est lui qui m’a amené à m’intéresser à “l’échelle des plans” et à apprendre quasi par cœur “Esthétique et psychologie du cinéma” de Jean Mitry (deux volumes).
Je vois tout de Godard depuis son documentaire sur le ciment jusqu’au Mépris… J’en suis dingue au point de voir plusieurs fois “Tous les garçons s’appellent Patrick”, “Une histoire d’eau”,, “Charlotte et son Jules” et tous les titres que tout le monde connait et qui font des succès.
Diplôme en poche me voilà envoyé au Cameroun, pour donner des cours de cinéma et projeter des films en brousse. J’enseigne les trucages au grand séminaire de Yaoundé et lorsque je fais une interrogation écrite sur “Ali Baba et les 40 voleurs” -après projection – l’unanimité des séminaristes se fait pour dire que ce film est réalisé sans aucun trucage ! Loupé ! Un autre jour, après des centaines d’heures de piste dans mon 4×4 pendant la saison des pluies, je projette, en pleine brousse, “Le cuirassé Potemkine” de Sergueï Eisenstein – un autre théoricien du montage – … La séquence de la poussette dévalant les escaliers d’Odessa déclenche des tempêtes de rires, des hurlements de joie : les paysans ewondos n’ont jamais vu ni poussettes ni escaliers ! Loupé ! Pendant les cours de cinéma que je donne dans un collège catholique de filles de Yaoundé, les élèves se rendent compte qu’en ouvrant leur corsage pendant le cours je suis totalement déstabilisé. Elles ont raison. J’abandonne. Loupé !
Quelques mois plus tard je suis nommé à Dakar où je prends la direction d’un centre culturel. Le cinéma en est la principale activité. En Europe, au début des années 60 on doit compter sur les doigts d’une main les gens qui connaissent le cinéma sénégalais. Je fréquente alors les “vieux” Sembene Ousmane et Paulin Vieyra qui participent tout comme moi à une émission de Radio-Sénégal qui s’appelle si ma mémoire est bonne “Ciné-Club” mais je fais surtout les pires conneries avec ceux qui seront des amis intimes Djibril Diop, Ababacar Samb, Johnson Traoré. Je deviens, grâce aux « maquis » dakarois un spécialiste du “cinéma africain” et c’est grâce aux connaissances acquises dans le domaine que, à mon retour en France, je suis invité au Festival de Venise pour parler du “cinéma africain” avec Jean Rouch dont je ne sais pas qu’il avait été ami avec Godard avant de se disputer farouchement avec lui.
Le cinéma que Godard m’a fait aimer ne m’a donc jamais quitté durant toutes ces années africaines. Au point que le cinéma était même devenu la colonne vertébrale de ma vie. C’est lui qui est à la source de cette période. Pourtant, je ne me souviens pas avoir vu ni à Yaoundé ni à Dakar un seul des fims qu’a tourné pendant cette période Jean-Luc Godard.
Un ordre de mission signé Sartre et Clavel
Le 3 mai 1968, le jour même de mon retour en France, je suis au “Champo”, dont Truffaut dira que c’était son quartier général et Chabrol sa seconde Université. Le cinéma programme un “cycle Godard” c’est-à-dire que du matin au soir on projette TOUT ce que le réalisateur a produit du premier au dernier film. Evidemment, j’en suis. Pour ceux qui ne connaissent pas ce cinéma classé “monument historique” il est situé au cœur du quartier Latin à deux pas de l’Université de la Sorbonne.
Rentrant d’Afrique, je ne sais rien de ce qui se passe à Nanterre. Je ne sais rien de ce qui se trame chez les jeunes dans les universités. A 16 h, remettant à plus tard la suite des œuvres de Godard, je décide de sortir… Immédiatement, je suis noyé sous les lacrymogènes et assourdi par les grenades. Je ne vois ni les flics ni les manifestants. L’occupation de la Sorbonne vient de commencer. Je ne connais personne et je me retrouve quelques heures plus tard à l’Ecole Normale Supérieure, rue d’Ulm.
C’est là, avec André Glucksmann comme initiateur que je commence “mon mai 1968”. Je glande pas mal à cette époque où je deviens “mao”… Je milite quelque temps à l’Agence de Presse Libération dont le rédacteur en chef est Jean-Claude Vernier et où sont déjà Claude-Marie Vadrot et Claude Angeli. Je n’y suis rien qu’un militant anonyme puisque je ne suis pas encore journaliste mais seulement “en devenir” et je ne connais personne à Paris. L’idée de cette agence reviendrait, notamment et entre autres, à Jean-Luc Godard qui se réintroduit ainsi de nouveau dans ma vie.
Avec un ami de mon quartier, Michel Sibra, muni d’une caméra 16 mm achetée dans un surplus américain de la rue de Rome et d’un ordre de mission de Sartre et de Clavel pour nous rendre en Palestine, nous partons en 2cv au Proche-Orient. Le bout du voyage sera Beyrouth. Nous ferons le tour de toutes les organisations palestiniennes les plus extrémistes et rentrerons à Paris avec de quoi nourrir un argumentaire solide sur les stratégies divergentes des uns et des autres : en rentrant Jean-Claude Vernier nous annonce que durant notre séjour “le grand timonier” a indiqué que “la Révolution palestinienne ne vaincrait que si elle était unie”…
Pour ce qui me concerne, adieu le film ! Avec la Palestine et les Palestiniens c’est donc une nouvelle fois que mon chemin personnel recroise par hasard celui de Godard. Avec une autre coïncidence : je crois que lui non plus n’a pas terminé ce qu’il avait tourné là-bas !
C’est dire que pour moi, Godard fut largement plus qu’un cinéaste… C’était une sorte de gourou : je suivais – encore récemment – toutes ses interventions dont certaines devenaient – pour moi – de plus en plus obscures. Il a été tout à la fois un moteur, un témoin, un guide… et il le reste ne serait-ce que par le geste qui l’a conduit ailleurs !
Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Nous ne nous sommes pas même croisés. Ça ne m’empêche pas de clamer avec ses autres admirateurs anonymes : merci Jean-Luc Godard et bon voyage !Dernière révision le 23 décembre 2024 à 12:17 pm GMT+0100 par la rédaction
- Jean-Luc Godard
« Merci et bon voyage ! » - 16 septembre 2022