Dès demain matin il sera possible, facilement et à moindre coût, d’illustrer un rapport annuel, réaliser la photo qui cadre bien avec l’article ou produire, pour pas cher, le visuel d’une prochaine campagne publicitaire ; pourquoi alors s’adresser à un photographe professionnel ? On pourra le faire tout seul, rapidement et de manière très satisfaisante ?
(Toutes les images illustrant cet article ont été générées par la technologie text-to-image)
La tentation sera grande, ne serait-ce que pour les raisons budgétaires qui ont déjà bien laminé la profession. La technologie va s’améliorer c’est certain et, c’est un motif légitime de préoccupation pour une corporation qui souffre déjà depuis pas mal d’années.
Une nouvelle bataille d’Hernani [1] commencerait-elle à voir le jour ? D’un côté les partisans de cette technologie qu’ils présentent comme un nouvel outil à haut potentiel artistique, de l’autre ceux qui s’inquiètent d’une uberisation des métiers de la création, voire de leur disparition, y voyant là plus de mal que de bien. Le débat n’est pas nouveau, il y a un siècle et demi, François Arago parlant de la photographie, à l’époque naissante, déclarait:
« Quand des inventeurs appliquent un nouvel instrument à l’étude de la nature, ce qu’ils en ont espéré est toujours peu de chose relativement à la succession de découvertes dont l’instrument devient l’origine.[2]»
Tout le monde ne partageait pas cet intérêt, quand l’un se félicitait d’autres se désolaient notamment Charles Beaudelaire qui aura des mots assez durs à ce sujet :
« Comme l’industrie photographique était le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études, cet universel engouement portait non-seulement le caractère de l’aveuglement et de l’imbécillité, mais avait aussi la couleur d’une vengeance. Qu’une si stupide conspiration, dans laquelle on trouve, comme dans toutes les autres, les méchants et les dupes, puisse réussir d’une manière absolue, je ne le crois pas, ou du moins je ne veux pas le croire; mais je suis convaincu que les progrès mal appliqués de la photographie ont beaucoup contribué, comme d’ailleurs tous les progrès purement matériels, à l’appauvrissement du génie artistique français, déjà si rare. [3]»
L’avenir ne lui donnera pas raison, comme quoi, on peut être bon poète mais mauvais prophète. Alors opportunité à saisir ou arme de destruction massive ? Et quelles seraient les catégories les plus concernées ? Et dans le domaine de l’information, n’y a t’il pas là un risque sérieux d’utilisation à des fins malhonnêtes ?
Jonas Bendiksen avait déjà bien secoué le Landerneau du photojournalisme en présentant sans avertissement sa série The Book of Veles à Visa pour l’Image en 2021 [4]. En utilisant une technologie numérique pour créer des avatars numériques, il avait construit un fake reportage [5] suffisamment convaincant pour duper les professionnels de la profession. Stratégie peut-être un peu maladroite mais qui restait quand même une pertinente dénonciation du risque de désinformation dans le paysage médiatique contemporain.
« Combien de temps faudra-t-il avant de commencer à voir du “photojournalisme documentaire” sans aucun fondement dans la réalité autre que le fantasme du photographe et une puissante carte graphique informatique ? Serons-nous capables de faire la différence ? […] J’étais si effrayé par les réponses, que j’ai décidé de tenter le coup moi-même. [6] »
Les choses bougent vite et des photographes commencent à s’intéresser de près aux possibilités qu’offre cette nouvelle technologie. Dans le déluge d’emprunts aux univers du jeu vidéo, des mangas, de la bédé, du steak punk, des films de SF ou d’horreur, certain(e)s sortent du lot en explorant d’autres territoires nettement plus réalistes.
Par exemple la photographe Siobhán Walker qui a réalisé une série assez convaincante intitulée Glasgow, Scotland in 1985 ou Mario Cavalli avec The Strand and Royal Opera House Covent Garden, London, 1860s et Thanksgiving, Salida, Colorado, 1890 ; qui, bien qu’ayant été postées sur le compte Facebook de Midjouney, en ont trompé plus d’un tant leur rendu est réaliste malgré quelques extravagances comme la reproduction des mains, problème récurrent qu’une bonne maitrise de Photoshop aurait pu régler. Ils sont de plus en plus nombreux à tenter l’expérience avec de plus en plus de succès, chaque jour apparaissant des créations s’éloignant des productions chimériques pour explorer des représentations nettement plus proches du rendu photographique que nous connaissons bien.
Nous avons interrogé trois photographes, le premier est un utilisateur convaincu des avantages de l’outil, le second se pose encore la question et le troisième n’en fait pas (encore?) usage.
Entretien avec Thierry Lechanteur
Vous avez utilisé la technologie tex-to-image pour créer des images très réalistes de mobilier art déco. Le résultat est-il du à uniquement à vos prompts ou êtes vous intervenu postérieurement, par exemple avec Photoshop ou un autre outil ?
Quasiment uniquement les prompts, maintenant pour les images générées avec des groupes de personnes il y a beaucoup, beaucoup de retouches dans Photoshop et dans d’autres moteurs d’intelligence artificielle comme DALL-E2 (pour les mains les yeux, etc)
Comment comptez-vous utiliser cette technologie à l’avenir et peut-elle être un avantage pour vous ?
Outil d’exploration, test lumière, costumes, recherche de style, storyboard , proposition au client avant réalisation (c’est déjà arrivé ,cela permet au client de se rendre compte de ce qu’il obtiendra).
Cela peut il avoir des conséquences sur les métiers de la photo et celui de photographe?
Ceux qui maitriserons ces outils auront un avantage certain, création de preview rapide, costumes, style etc.
A plus long terme, quand la technique s’améliorera pour arriver à un degré de réalisme, un coût et une rapidité de production satisfaisants, n’y a-t’il pas là pour vous un sérieux risque de concurrence ?
Au niveau de la photo ça va être compliqué, mais pour les graphistes oui, comme par exemple la création de logos. La photo a déjà été fortement impactée par l’arrivée des smartphones, le métier est déjà sérieusement touché.
Une technologie très photo-réaliste créant ex-nihilo ne présente t’elle pas le risque de renforcer la crédulité au détriment de la compréhension du monde et au profit d’une représentation chimérique?
Oui, oui et oui ! J’ai tous les jours des messages de personnes qui ne comprennent pas ce qu’ils regardent, ils ne savent pas que nous en sommes là, il y a beaucoup de « haine » ou en tous cas de personnes qui critiquent fortement l’usage de l’IA. L’IA pour moi est comme l’arrivée de la photo au 19e, ça va tout changer, nous entrons dans un monde nouveau. De plus le processus de création avec l’IA est fort addictif, cela ressemble plus aux jeux informatiques ou à la télévision. A terme, d’ici 5 ans max, l’IA en basse définition sera surement en temps réel, ce qui va ouvrir de nouveaux champs d’application encore insoupçonnés.
Entretien avec Jonas Peterson
Vous avez utilisé la technologie tex-to-image pour créer ces images très réalistes. Le résultat est-il uniquement dû à vos invites ou les avez-vous retouchées par la suite, par exemple avec Photoshop ou un autre outil ?
Toutes les images sont basées sur mes mots entrés dans MidJourney, aucune retouche n’a été faite par la suite.
Prévoyez-vous d’utiliser cette technologie à l’avenir et cela peut-il être une opportunité pour vous ?
Je ne pense pas de cette façon. Je l’utilise parce que j’aime l’utiliser et si cela débouche sur un travail commercial, tant mieux, mais ce n’est pas la raison pour laquelle je m’amuse avec.
Comment l’IA peut-elle affecter le secteur de la photographie et transformer le travail du photographe ?
Je pense que l’IA sera extrêmement perturbatrice pour de nombreuses professions créatives, nous n’avons vu que la partie émergée de l’iceberg.
A plus long terme, quand la technique s’améliorera pour arriver à un degré de réalisme, un coût et une rapidité de production satisfaisants, n’y a-t’il pas là pour vous un sérieux risque de concurrence?
Oh, sans aucun doute. Je crois que la photographie commerciale, en particulier, connaîtra une mort atroce.
Une technologie très photo-réaliste créant ex-nihilo ne présente t’elle pas le risque de renforcer la crédulité au détriment de la compréhension du monde et au profit d’une représentation chimérique?
Bien sûr, mais les humains ont toujours apprécié la représentation fictionnelle plus que la vie réelle. Je pense que les humains aimeront le métavers et s’y précipiteront dès qu’il sera suffisamment bon. Pour l’instant, l’art de l’IA est un outil que j’apprécie, il me permet de créer les choses que je vois dans mon esprit en un rien de temps.
Entretien avec Olivier Culmann
Comment vois tu l’arrivée de la technologie text-to-image ?
Ma première réaction, c’est une inquiétude par rapport à la source. C’est à dire que si cela s’est créé sur l’ensemble des images d’aujourd’hui, depuis Google Images où j’ai l’impression que la majorité ont été faites par des occidentaux, cela voudrait dire que la base est déjà biaisée.
On peut avoir exactement la même réflexion si l’apprentissage a été fait sur une base de d’images libres de droits qui ont aussi des sources occidentales ?
Ce qui me questionne beaucoup dans tout ce qui est photojournalisme, photo de reportage, photo documentaire, c’est que depuis un siècle, cette photographie est majoritairement faite par des Occidentaux. Donc ce sont eux qui montrent le monde et principalement à d’autres Occidentaux.
Par rapport à la source du projet tex-to-image, est ce que ces images ne vont pas reproduire les mêmes clichés dominants ? Par exemple un chef d’entreprise, c’est forcement un homme blanc quinquagénaire. C’est valable pour plein d’images qui sont dans les tuyaux d’Internet. C’est vrai que là il y a un risque.
Quand on sera arrivé à un niveau de photoréalisme accompli, que devient le métier de photographe?
Je vais être un peu radical là-dessus, volontairement provocateur, mais la photographie, il faut le dire et le redire, c’est extrêmement subjectif. Quand je prends un classique, Eugene Smith, emblème du photojournalisme, qui noircit ses fonds pour dramatiser ses images, c’est une transformation totale du réel. C’était un journaliste plus qu’engagé, partisan. En fait, il transforme le réel par rapport à un propos politique, pour défendre une cause. Potentiellement, le combat est juste. Mais pour moi, on peut être honnête ou malhonnête, mais la photographie est toujours un regard subjectif. La transformation du monde à travers l’image, à partir du moment où tu appuies sur un bouton, que tu choisis un instant et un cadrage, déjà tu n’as qu’une portion infime du réel. Ce n’est que la proposition du regard d’un photographe. Alors que l’image se transforme, elle n’a jamais été réelle, donc elle le sera encore moins, cela deviendra une espèce d’image totalement fabriquée comme dans la pub. Je ne suis pas sûr que ça remette vraiment en cause la démarche du photographe, si elle est honnête, on considèrera que l’auteur travaille dans le réel, que c’est son regard qu’il nous propose. Il y aura des photos qui seront faites comme ça et d’autres qui seront construites par un ordinateur. Ce seront deux choses différentes. Donc, par rapport à la façon dont je considère l’image, je ne pense pas que ce soit un vrai risque.
A la différence de la peinture pour laquelle notre regard s’est éduqué au fil du temps, la photographie bénéficie encore d’un a priori de véracité dans la représentation du monde. Une technologie très photo-réaliste ne présente t’elle pas le risque de renforcer cette crédulité et comment démêler le vrai du faux ? »
Ce qu’il faudrait d’une façon générale, c’est beaucoup plus d’éducation à l’image. C’est une bonne chose qu’on apprenne à nos enfants à décortiquer un texte pour comprendre comment se construit un propos écrit. Mais il n’y a quasiment aucun enseignement sur la lecture de l’image, alors que nos enfants en consomment dix fois plus que de texte. Si les choses sont claires et que les gens comprennent bien ce qu’il en est de cette nouvelle technologie, qu’elle est construite de façon complètement artificielle, il n’y a pas vraiment de souci. Un peu comme le cinéma, on sait que les films grand public genre science fiction, se font en majorité sur fond vert et avec des ordinateurs. Ça ne nous empêche pas d’apprécier et d’avoir l’impression d’être dans une histoire réelle. Mais on sait au fond de nous que c’est du spectacle et que l’image est fabriquée. Si on le sait aussi en termes d’information, il n’y a pas vraiment de problème.
Une image n’a jamais rien prouvé mais le risque, c’est que ce soit utilisé d’une façon volontairement biaisée et qu’on nous fasse passer pour de l’information quelque chose qui n’en est pas du tout. Mais c’est la continuité de quelque chose. Un journaliste écrit qui allait au bout du monde, pouvait écrire n’importe quoi, c’est arrivé. Toute cette problématique existe déjà pour les réseaux sociaux d’aujourd’hui, ça fait encore une couche supplémentaire mais avec le risque, si tout d’un coup on fait du fake à gogo, que tout le monde remette tout en cause.
Est-ce une technique normalisatrice, créatrice de poncifs esthétiques dans la représentation du monde ?
Quand j’étais en Inde, j’avais découvert une banque d’images indienne qui vend des mises en scène pour l’illustration ou la publicité. Ce qui était assez étonnant, c’est que 98 % des images, représentaient des Indiens très clairs de peau, très occidentalisés. Ce n’était que des winners, toujours en train de sourire le pouce levé, une totale caricature des standards iconographiques du capitalisme occidental. Donc ça ne fera peut être que renforcer plus encore ces poncifs.
Au regard de cette technologique, n’y a-t-il pas une opportunité, pour certains photographes, de se démarquer et de s’affirmer par une œuvre différente ?
Grâce aux nouvelles technologies, on peut faire très facilement une belle image très esthétique, très plaisante. Tout ça a fait très peur à des photographes qui se sont dit « Oh là, si n’importe qui peut faire une belle image, à quoi je sers moi ? » L’histoire de la photo n’a fait qu’évoluer dans ce sens bien avant tout ça. Au début, c’était un privilège de gens qui avaient de l’argent, la connaissance technique et du temps pour apprendre. Et puis ça s’est démocratisé avec Kodak et encore avec le numérique aujourd’hui, 98 % des gens ont maintenant un appareil photo dans leur poche. Cette crainte des photographes, je la comprends, mais ce qui est justement intéressant, c’est que ça va obliger à avoir un propos. Une belle image ne suffit plus et tant mieux, parce que ce que nous pouvons amener en plus, c’est une réflexion, un propos sur ce qu’on regarde. La photo m’intéresse dans le fait qu’elle soit subjective, que ce soit le regard de quelqu’un sur quelque chose.
Si tu photographies ce que tout le monde voit tous les jours comme on le voit, ça n’a strictement aucun intérêt. Par contre, si tu portes un propos et que tu as un regard particulier ou une façon de le photographier particulière, là, tu peux attirer l’attention et ça va devenir intéressant. J’ai tendance à dire que plus la photographie devient facile, plus ça oblige les photographes à se creuser la tête pour justement aller au delà de la belle image.
Gilles Courtinat
Les sites des photographes
- https://www.lechanteur.be/
- https://jonaspeterson.com/
- http://tendancefloue.net/olivierculmann/
- https://www.facebook.com/SiobhanWalkerPhotography
- https://www.facebook.com/groups/395755276049376/user/691531695/
Notes
[1] Bataille d’Hernani : controverse à propos de la pièce Hernani, drame romantique de Victor Hugo, où s’affrontèrent partisans du classicisme et du romantisme.
[2] Extrait de l’exposé de François Arago présentant l’invention de Daguerre, 1839
[3] ) Charles Baudelaire dans « Le public moderne et la photographie » 1859
[4] Lire : https://www.a-l-oeil.info/blog/2021/09/24/larnaque-de-jonas-bendiksen-photojournaliste-chez-magnum/
[5] Fake reportage, en français : reportage bidonné, inventé de toute pièce.
[6] Publié in https://blogs.letemps.ch/nathalie-dietschy/tag/book-of-veles/
Tous les épisodes
Dessine-moi un Doisneau (1/7)
Paroles d’experts (2/7)
Un nouvel outil pour la création? (3/7)
Et les photographes dans tout ça ? (4/7)
Banques d’images et questions de droits (5/7)
Prudence et opportunité pour la presse (6/7)
Qu’en pense l’IA ChatGPT ? (7/7)
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