En 1990, mon ami et confrère Luc Bernard alors membre de l’équipe de L’Evénement du Jeudi publie aux Editions Le Centurion, un pavé de 755 pages titré « Europe 1, la grande histoire dans une grande radio ». Le résultat de trois ans d’un travail acharné et minutieux, qui ne le rendra pas riche. Cette incroyable somme n’a jamais été rééditée. Nous en publions ici des extraits, à l’occasion des 50 ans de Libération Libération, histoire de se remettre dans l’ambiance de cette année 1973, qui, on le saura plus tard, marque un changement d’époque pour le journalisme et le photojournalisme. Michel Puech
Alexandre Fronty fait ses valises pour Besançon, les ouvriers de Lip sont en grève. Ajax gagne sa troisième coupe d’Europe de football en battant la Juventus et le Washington Post, le prix Pulitzer (le Goncourt des journalistes) pour son enquête sur le scandale du Watergate. Olivier de Rincquensen, chargé d’une revue de presse internationale, a suivi pas à pas l’enquête des limiers américains, il en mesure toute l’importance, il alerte Jean Gorini – Newsweek fait de l’affaire sa cover-story -, mais celui-ci n’y croit pas. Un président Richard Nixon qui fait placer des micros chez ses adversaires démocrates.
À peine croyable en effet. Reste que maintenant Europe 1 s’interroge : en France, est-ce possible ? Le principe est interdit, puni par la loi, mais la pratique de l’écoute téléphonique est courante. Quelques noms d’ « écoutés » sont révélés au micro d’Europe 1 : Rocard, Edmond Maire, Mitterrand mais c’est aussi arrivé à Poniatovski, Albin Chalandon ou Jacques Chirac, à droite, ils ont eu également leurs lignes sous surveillance, de même que plusieurs journalistes, Jacques Derogy de L’Express, Philippe Bernert de L’Aurore, Claude Angeli du Canard Enchaîné…
Je t’écoute, tu m’écoutes, on s’écoute… Ce n’est plus le 22 à Asnières de Fernand Raynaud, ni Mlle Maillot 36-37 de Franck Alamo, mais tout Paris ne parle plus que de ça, comme du dernier film « La grande bouffe » de Marco Ferreri ou de « La maman et la putain », signé Jean Eustache, qui a obtenu un prix à Cannes.
Dans les kiosques, on trouve maintenant un nouveau quotidien Libération, ça fait plus de neuf mois qu’on en parle, un manifeste a été lancé par les gauchistes, puis une souscription populaire. 100 000 personnes donnent 10 Francs, et ça suffit pour que démarre un journal d’un ton nouveau redonnant « la parole au peuple ». L’Agence de Presse Libration (APL) a servi de matrice au journal. Jean Paul Sartre a donné sa caution, mais le capital de 100 millions prévu au départ n’a pas entièrement été réuni quand l’équipe décide de paraître quand même…
À Europe 1, en 1973, il n’y a qu’un seul journaliste qui lise Libération, c’est Alexandre Fronty. Serge July, croisé à Bruay-en-Artois en reportage alors pour La Cause du Peuple, lui en a beaucoup parlé. Fronty aime Libération, comme les manifs, les antimilitaristes et les femmes en lutte. Aux conférences de rédaction, il est toujours celui qui propose des enquêtes sur ce qu’on appelle en 1973, « la France des luttes ». Il se passionne, ce mois de mai 1973, pour la grève qui s’étend à l’usine des montres Lip de Palente abandonnée par son propriétaire. Il partage l’enthousiasme des jeunes reporters de Libération pour le trésor de guerre des ouvriers cfdtistes – il est lui-même à la CFDT. Cette grève imaginative, cette audace de tous les instants le font s’investir complètement du côté des ouvriers qui remettent en route les chaînes de fabrication des montres. Charles Piaget, le n°1 de la CFDT devient un « PDG sauvage ». L’usine est autogérée.
« C’est l’une des rares fois où j’ai eu des pressions », raconte aujourd’hui Fronty (ndlr : en 1990). Jean Gorini l’appelle: « Dites donc Fronty on en a marre de vos couplets ouvriéristes, parlez-nous un peu des cadres, parlez-nous des autres. » …/…
Violence ! Vous avez dit violence ?
Une autre affaire, en ce début 1973, suscite l’indignation de tous les commentateurs : la violence des affrontements entre gauchistes et forces de l’ordre, dans la soirée du 21 juin, à Paris, autour du Palais de la Mutualité où le groupuscule d’extrême-droite Ordre Nouveau tient meeting.
73 policiers blessés. Le conseil des ministres ouvre le dossier de cette affaire controversée. Certains dans la police même se demandent si tout cela n’était pas voulu… Europe 1 apporte une information décisive dans le débat : alors que 2000 à 3000 gauchistes casqués et armés étaient déjà en ordre de bataille – ils voulaient interdire le meeting Ordre Nouveau – un message a été diffusé en phonie sur les ondes de la préfecture de police qui disait: « rien à signaler sur l’ensemble du secteur. Le calme règne. Aucun affrontement n’est à craindre. » Alors n’y a-t-il pas eu provocation ?
Eddy Merckx – encore lui – remporte le Giro, Nantes, champion de France de Football s’incline en finale de la Coupe devant Lyon 2 à 1; Israël – pour la première fois – reçoit un chancelier allemand: Willy Brandt s’envole pour Jérusalem.
Le 13 juillet Europe 1 fête la prise de la Bastille avec un jour d’avance et avec les pompiers de Paris qui installent sur une rame de la ligne n°1 Vincennes-Neuilly (qui passe par la station Bastille) sept voitures de pompiers, dont la plus ancienne était utilisée sous Louis XIV, en 1699.
Ah! si Europe 1 était une télé, quel pittoresque reportage cela ferait-il, mais tant pis, le poste a toujours cru bon soigner sa publicité auprès du public, et ce soir-là, on ne lésine pas sur les moyens, bal sur l’aire de la station RER-Défense avec Maxime Saury, Mike Brant est de la fête, et on tire même un feu d’artifice dont les fusées s’envolent en cadence sur le thème musical de l’opéra rock « La révolution française. »
Jean-François Kahn ne voit pas tous ces beaux efforts, il s’envole, le même jour, pour un tour du monde de deux mois. Il a convaincu Jean Gorini qu’il lui est indispensable pour ne pas se couper des réalités d’aller observer – de prés – les cris et chuchotements de la planète. C’est fifty-fifty, Europe 1 paie le voyage que Kahn fait pendant ses vacances ; Dakar, Buenos-Aires, Santiago, Lima, Papeete, Tokyo, SaÏgon, Phnom Penh, Bangkok, Karachi, Le Caire, Tripoli et Alger. A chaque escale, il envoie un reportage et sacrifie à l’usage de la publicité-maison, les journaux publient sa photo au bas des avions d’Air France.
– « Allo, Alma 5-6-7-8, je vous signale qu’un commando d’hommes armés, sans doute des Palestiniens, ont tiré à l’aéroport d’Athènes sur un groupe de voyageurs, c’est la panique, il y aurait plusieurs morts et de nombreux blessés ».
Cet auditeur d’Europe 1 qui vient d’appeler ce 5 août – et permettre à la station de révéler avant tout le monde l’attentat palestinien en Grèce est sûr de recevoir la prime de 500 francs (ndlr : 487€) qui récompense, chaque semaine, la meilleure information au « Téléphone rouge ». La nouveauté de l’été 1973 sur Europe 1. On la doit à Jean Gorini qui a adapté le principe d’une radio locale américaine offrant des bons d’essence à ses auditeurs chasseurs de scoop. Cette initiative de payer l’information suscite des réticences à l’intérieur de la rédaction. Ralph Messac, le premier président de l’Union nationale des syndicats de journalistes est franchement contre, pour des raisons déontologiques. Mais « le téléphone rouge », simple expérience de vacances est devenue une véritable institution.
© Luc Bernard avec l’amicale autorisation des ayants-droits.