Journaliste à la retraite, aujourd’hui agé de 76 ans et aveugle, Maurice Achard témoigne de son bref passage à Libération en 1988, époque à laquelle il n’était que malvoyant. Extrait de son livre « Mais 68… » publié en 2018.
15 février. Premier jour. July m’entraîne dans un tour du propriétaire en commençant par le haut du bâtiment, ancien garage recyclé en journal mais qui ressemble à un paquebot. J’ai aperçu des hublots. Hallucination optique ? Non. Il y a même des coursives, moquettées d’un gris clair. Plans légèrement inclinés que l’on arpente pour passer d’un niveau à l’autre comme si on ne se souvenait plus où l’on a garé sa voiture.
Arrêt à chaque étage, correspondant à un service différent dont July me présente le responsable et quelques-uns de ses collaborateurs. Parvenus au seuil de l’espace « Culture », qui me concerne au premier chef, il me dit subitement « Bon, excuse-moi, il faut que j’y aille maintenant, je suis à la bourre, tu n’as qu’à t’installer là, on se revoit tout à l’heure » et me lâche. Stupéfait, muet, je m’empresse de repérer le bureau vide qu’il m’a sans doute désigné d’un mouvement de menton, ou du doigt, avant de s’enfuir.
Je reste assis, comme ça, un moment, dans l’indifférence générale, cherchant encore à comprendre ce que j’ai déjà compris : July n’a prévenu personne de mon arrivée dans le service, personne de ce service-là, justement, contrairement à ce qu’il m’avait assuré.
Je prends le temps de me faire un plan de cet espace que je découvre, pour ne pas avoir l’air hésitant, puis décide d’aller vers eux, qui ne viennent pas à moi. Je commence par Bayon, le fameux critique rock, connu pour la sonorité illisible de ses solos de mots.
– Bonjour, lui dis-je arrivé à son bureau.
– C’est gentil de passer nous voir, me répond-il sans relever la tête.
– Je ne fais pas que passer, je m’installe, je viens d’être engagé. Ça va ?
Ça n’a pas eu l’air. Il a aussitôt quitté son siège et disparu…
On me rapportera qu’il s’était précipité dans le bureau de July afin de protester contre cette embauche « illégitime ».
J’étais l’intrus… Je me tourne alors vers Gérard Lefort, autre incontournable à la plume acérée, qui maîtrise aussi bien la rubrique cinéma que la rubrique télé, et le salue à son tour. Lui aussi, je l’ai déjà rencontré, ici ou là, quelquefois. Il se montre moins impulsif mais son regard est d’un noir qui promet.
En fait, la messe est dite, même si je n’ai pas l’intention de m’agenouiller, de m’incliner. Je n’ai pas l’habitude de perdre sans m’être battu. J’ai voulu m’offrir ce voyage au pays de Libé. J’y suis, j’y reste.
Je l’ai voulu pour voir, tout en sachant que ce ne sera pas évident. Tout voir, bien voir.
Le pays de Libé… Je le connaissais, comme lecteur, c’est-à-dire en touriste. Maintenant, je suis l’étranger, je n’ai pas les papiers qu’il faut, enfin, les certificats, les attestations. Ni ceux d’ancien soixante-huitard actif, ni ceux d’ancien de la Gauche prolétarienne ou de la Ligue communiste révolutionnaire , ni ceux d’ancien rédacteur à La Cause du peuple, à J’accuse ou à Rouge . Ni même ceux d’ancien militant associatif – mises à part quelques virées chez des alternatifs du trou des Halles pour revendre des disques reçus en service de presse, et encore moins ceux de membre historique de Libération, qui serait de retour. Rien
Tout au plus une réputation en guise de laisser-passer délivré par July. D’ancien de Combat, d’ancien du Matin, d’amateur de Godard et de rock’n roll, mais du Godard première période, d’À bout de souffle à Week-end, pas du Jean-Luc ex-Godard, comme disait Michel Cournot, celui de Vent d’est et autres films-tracts, idem pour le rock, plutôt celui des Beatles que celui des Rolling Stones, bref, une réputation de journaliste passionné par son époque, par l’air du temps, à condition qu’il soit vivifiant et léger, l’air, alors qu’ici ça souffle dur.
Une réputation de cousin éloigné, en quelque sorte, mais trop éloigné, trop sage, trahi par le manque de stigmate, celui des luttes sans merci, trop gentil, quoi, incapable de faire du mal à un réac, alors qu’ici, ça flingue.
Je n’en suis pas mort mais ce voyage, je l’ai payé cash
Extrait de « Mais 68… »
Editions Cent mille milliards (2018)
Web de l’éditeur : https://www.centmillemilliards.com/