Vingt ans plus tôt, nous sommes en 2003 et Libération va avoir 30 ans. Partout s’écrit une histoire tronquée : Libé a été fondé par Sartre et July. Point barre. Le réalisateur Michel Arowns, Jean-Claude Vernier, Martine Feissel-Vernier et Michel Puech décident de réaliser un documentaire pour mettre la naissance de Libération dans le contexte de l’époque. Le film doit mettre en valeur les événements de 1970 à 1973 qui ont permis la naissance du quotidien. « De l’Agence de Presse Libération à Libé, genèse d’un quotidien. » tel est le sous-titre. Après la note d’intention, nous publions aujourd’hui les témoins prévus à l’époque, en 2003… MP
Ce projet de film avait, naturellement, pour fil rouge Jean-Claude Vernier
« Ce fils d’instituteurs franc-comtois, entre en « militance » dès l’âge de 15 ans par les réseaux d’aide au FLN . Centralien, il devient l’un des cadres du mouvement maoïste français. Au début des années 70, il est au Comité exécutif de la Gauche Prolétarienne, responsable du « front de l’information » ; c’est l’homme chargé de faire connaître les actions des « maos » dans la « presse bourgeoise ». Il est de tous les coups. Dans la foulée de la grève de la faim de la gare Montparnasse et de l’affaire Jaubert, il co-fonde avec Maurice Clavel et Jean-Paul Sartre l’Agence de Presse Libération dont il est l’infatigable animateur. Il a l’idée, avec Jean-René Huleu de créer le quotidien Libération. Il le quittera après la prise en main du journal par Serge July, imposé par la Gauche Prolétarienne comme directeur politique du journal.
Novembre 1970 : La France vient de perdre, avec le Général de Gaulle, une figure emblématique. Une semaine auparavant, l’incendie d’un dancing à Saint-Laurent-du-pont près de Grenoble avait fait 146 victimes. Le lendemain de la mort du Général, l’hebdomadaire satirique Hara-Kiri titre : « Bal tragique à Colombey : un mort ». Le journal est aussitôt interdit à la vente.
Témoin : Raymond Marcellin. (ndlr: ancien ministre de l’intérieur)
Il apporte le point de vue du pouvoir Pompidolien sur cette période faite d’agitation, de censure, de répression.
Quelques semaines plus tard, l’hebdomadaire maoïste La Cause du Peuple est lui aussi interdit pour « atteinte à la sûreté de l’Etat ». La censure est en marche. En réaction, un comité de défense de la presse est lancé par deux journalistes de l’Aurore, Evelyne Le Garrec et Claude-Marie Vadrot, et Jean-Claude Vernier.
Témoin : Claude-Marie Vadrot
Comment des journalistes de la presse dite « bourgeoise » s’impliquent dans le combat pour la liberté d’expression et rêvent d’une nouvelle forme de Presse.
Janvier 1971 : Les vendeurs de « La Cause du Peuple » emprisonnés pour diffusion de journal interdit se mettent en grève de la faim pour obtenir le statut de prisonniers politiques. Un mouvement de soutien avec grève de la faim, est organisé dans les locaux de la chapelle Saint- Bernard dans le sous-sol de la gare Montparnasse. De nombreuses personnalités viennent leur rendre visite, dont Maurice Clavel, Jean-Luc Godard, Yves Montand, Simone Signoret.
Témoin : Jean-Luc Godard
Le seul vrai suisse « pro-chinois » est de tous les combats, de toutes les luttes. A cette occasion il suggère à Jean-Claude Vernier la création d’une « agence d’images » …
29 mai 1971 : Le journaliste Alain Jaubert est passé à tabac dans un car de police pour avoir tenté de s’opposer aux violences policières sur un immigré. Six jours plus tard, six cents journalistes font un « sit-in » devant le Figaro, et certains d’entre eux manifestent à l’intérieur du Palais de l’Elysée pendant le compte rendu du Conseil des Ministres. La Cause du Peuple interdite distribue un numéro spécial consacré à la lutte contre la censure.
Témoin : Claude Mauriac
Résistant, « gaulliste de gauche », journaliste, il participe à la manifestation des 600 journalistes devant le Figaro et à une marche vers le palais de l’Elysée, avec Maurice Clavel. Ils se retrouveront face à Léo Hamon, porte-parole du gouvernement et lui-même « gaulliste de gauche ».
18 juin 1971: L’Agence de Presse Libération est créée, pour assurer la libre circulation des informations interdites ailleurs. On y retrouve les fondateurs du Comité de Défense de la Presse. Jean-Claude Vernier en devient directeur, assisté de deux co-directeurs, Jean-Paul Sartre et Maurice Clavel. Les nouvelles arrivent à l’APL de tous les foyers de révolte. La ronéo, outil de base, installée dans un appartement de la rue Guénégaud, tourne jour et nuit pour imprimer le bulletin, qui s’étoffe de semaine en semaine. L’agence, manquant de place, se transporte peu après dans un bureau de la rue Dussoubs. Les lecteurs se multiplient. Des photographes rejoignent l’agence.
Témoin : Antoine de Gaudemar
Aujourd’hui directeur de la rédaction de Libération, il était à l’époque un jeune militant maoïste bénévole à l’APL. Très proche de Jean-Claude Vernier, il va se consacrer sans compter, dès le premier jour, au développement de l’APL.
Décembre 1971: Studio 102 de la Maison de la Radio, dans l’émission « A armes égales », Maurice Clavel et Jean Royer doivent débattre sur le thème des mœurs. Chacun d’eux a librement préparé un film pour illustrer ses propos. Tirage au sort, le film de Clavel passe en premier. Il a été amputé, à la demande de l’Elysée, de la phrase « à l’heure où le Président de la République confie à un très grand journal américain l’aversion et l’agacement que lui inspire la Résistance française ». Maurice Clavel se lève et quitte le studio sur un retentissant « Messieurs les censeurs, bonsoir ! ». Maurice Clavel venait de faire, en direct, la démonstration de l’existence de la censure : un grand événement de l’histoire de la télévision française. L’animateur de l’émission était Alain Duhamel, Jacqueline Baudrier était responsable de l’information. Le film semble avoir disparu des archives de la télévision, mais l’APL avait demandé à Joris Ivens et Clavel de retourner le film, non censuré cette fois. Cette version existe toujours.
Témoin : Jean Ferniot
Ce journaliste politique, proche du pouvoir gaulliste, va nous livrer l’onde de choc provoquée par la fameuse phrase de Maurice Clavel : « Messieurs les censeurs bonsoir ! »
Début 1972 : Paris-Jour est fermé par sa propriétaire Simone Del Duca qui annonce le licenciement de 33 journalistes. Le personnel se met en grève. Au lock-out répond par l’occupation du journal. En solidarité, quinze jours plus tard, la Presse française se met en grève. Une manifestation envahit les locaux du Parisien Libéré et empêche sa parution.
Témoin : Claude-Marie Vadrot
Fondateur du comité de défense de la Presse, il va nous parler de toutes les actions de ce mouvement durant cette bouillonnante période et des réflexions des professionnels qui amèneront à la nouvelle Presse dont ils rêvent.
25 février 1972. Les maoïstes organisent une distribution de tracts à la porte de l’usine Renault de Billancourt. Un des gardiens tire, sans sommation, sur le groupe, tuant net Pierre Overney. L’APL fournit aussitôt à toute la presse « les photos de l’assassinat », prouvant qu’il n’est pas une réaction à une provocation gauchiste, comme l’annonce l’AFP, mais un crime délibéré. Le soir même, Philippe Gildas et Hervé Chabalier passent les photographies au 20 heures de la première chaîne. La vérité est rétablie. 250.000 personnes accompagneront le cercueil de Pierre Overney au Père-Lachaise.
Témoin : Marin Karmitz
Militant de la Gauche Prolétarienne, photographe, cinéaste, il nous explique l’impact des images de la mort de Pierre Overney sur une grande partie de l’opinion publique.
Pendant les semaines qui suivent, l’indignation est générale. La tension est à son comble chez les militants, qui demandent une riposte à « l’assassinat ». Ce sera l’enlèvement de Robert Nogrette, chef du personnel de Renault, le 8 mars 1972. Les ravisseurs informent régulièrement l’APL, qui transmet leurs communiqués à la presse. Robert Nogrette est séquestré quelques jours sans autre violence, puis relâché, la preuve étant faite qu’il était possible de frapper vite et haut.
Témoin : Olivier Rolin
Dirigeant de la Nouvelle Résistance Populaire, bras armé de la Gauche Prolétarienne, il nous fait entrer dans les coulisses de l’enlèvement de Robert Nogrette et de ses rapports avec l’APL. Il nous parlera de la dérive de certains militants vers la lutte armée.
Fin juin, les bénévoles de l’APL, journalistes et photographes, permanents et correspondants sont à peu près 200. Un an plus tôt, ils étaient cinq ! Le bulletin quotidien de l’APL avait quatre pages, il atteint 80 pages. On y apprend l’état des luttes en France et à l’étranger.
Témoin : Zina Rouabah
La vision d’une militante historique sur les années d’effervescence de l’APL. Cheville ouvrière de l’agence, elle nous racontera la vie quotidienne de tous ces militants au service de l’information.
Mais on commence aussi à y déceler une rage qui pourrait bien un jour dégénérer, comme dans les pays d’Europe voisins. C’est à ce moment en effet que se créent les Brigades Rouges en Italie et au Portugal, la Fraction Armée Rouge en Allemagne. Le danger terroriste n’est pas loin.
Témoin : Benny Levy
Le leader des maoïstes français nous expliquera comment la direction de la Gauche Prolétarienne a renoncé à la lutte armée au bénéfice d’une action politique centrée sur l’information.
L’équipe de l’APL est face à ce problème. Jean-René Huleu lance l’idée d’un quotidien, pour élargir la diffusion de l’information et peut être aussi canaliser les énergies militantes. En octobre, la première réunion d’un comité de rédaction provisoire décide sa création. Jean-Claude Vernier vérifie que le titre «Libération» peut-être utilisé.
Témoin : Jean-René Huleu
Comment ce journaliste hippique et atypique dans le mouvement contestataire a, après sa rencontre avec Jean-Claude Vernier, imaginé entre autres l’idée d’un nouveau quotidien : Libération.
Le 28 décembre, Serge July est embauché. Sans fonds et sans moyens, le pari est fou et pourtant…
Témoin : Benny Levy
Pourquoi lui, responsable de la Gauche Prolétarienne missionne-t-il un militant du nom de Serge July exilé à Bruay-en-Artois, pour prendre la direction politique du futur quotidien.
Le 4 janvier 1973 : Michel Foucault, Philippe Gavi, Jean-René Huleu, Serge July, Jean-Paul Sartre et Jean-Claude Vernier lancent officiellement le quotidien LIBERATION lors d’une conférence de presse à la Maison Verte.
Témoin : Philippe Gavi
Un intrus chez les « maos ». Comment cet anarcho-libertaire a-t-il vécu la période de lancement du quotidien aux cotés de Jean-Paul Sartre ?
18 avril 1973 : Parution du premier numéro de Libération. Le temps des militants n’était jamais compté, ils vont passer de l’action bénévole à un métier rémunéré, une nouvelle ère vient de commencer.
Témoin : Serge July
Quelle était sa vision de Libération à cette époque ? En quoi ce quotidien représentait-il un contre-pouvoir à la « Presse bourgeoise », une nouvelle façon de faire de l’information ?
Avec l’aimable autorisation des auteurs ©Arowns, Feissel, Vernier, Puech
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Dernière révision le 29 octobre 2024 à 12:15 pm GMT+0100 par la rédaction