Alors que nous mettions la dernière main à son livre historique, Champs de bataille, Yann Morvan, photojournaliste toujours téméraire sur tous les conflits vécus, avait eu ces mots juste, après les attentats de Charlie et du Bataclan : « Nous n’avons plus besoin d’aller à la guerre , c’est la guerre qui vient à nous. »
C’était en 2015. Aujourd’hui c’est la mort de notre confrère Arman Soldin, tué par un tir de roquettes Grad par les troupes russes à l’assaut de Bakmout, qui nous interpelle au plus profond de nous, dans la raison même de notre indispensable métier, de sa raison d’être.
Car l’évidence est là : le rêve de Robert Capa de voir tous les reporters de guerre au chômage n’a jamais été aussi loin de se réaliser…
Homme apprécié et professionnel très reconnu par ses pairs, Arman Soldin avait, selon le témoignage poignant de sa consœur Daphné Rousseau du HuffigtonPost : « T’sais, Arman, je n’ai juste pas les mots, mon pote, mon binôme. Le meilleur, le plus pro, le plus calme, le plus souriant, le plus humain. Le plus humain pour toujours. »
Le permanent tsunami de ces images (tous conflits confondus) est une nouvelle arme pour engendrer une guerre des images dépassant largement la propagande mise en place par Goebbels et Staline et revenue sous l’effet d’un « poutinisme » qui veut dramatiquement renouveler stalinisme et communisme comme au bon vieux temps (selon lui) de l’impérialisme soviétique. Le décès d’Arman Soldin est aussi le signal, payé au prix fort de sa vie, qu’il faut toujours nous maintenir en état de vigilance et de solidarité à l’égard du peuple ukrainien qui vit l’horreur au quotidien.
Comme la boue aux semelles des hommes qui ont imprégné la terre de leur sang pour ressurgir en fantômes de l’horreur oubliée et mieux nous donner une inédite et grande leçon d’histoire, le décès d’Arman Soldin intervient dans un contexte de pernicieuse accoutumance à la banalisation des images de guerre et son revers de guerre des images qui font qu’une actualité chasse l’autre. Sa mort nous oblige à ne plus seulement voir la guerre mais à regarder en face ce que les reporters de guerre et photographes ont vu dans leurs yeux comme en a témoigné avec le musée de Meaux en 2016. Et ne jamais oublier.
Oui, la guerre vient à nous par la petite embrasure de nos portables ou par la grande porte de nos écrans de télévision qui compensent parfois le manque d’audace d’une presse quotidienne et magazine trop habitée par la peur et la crainte de choquer.
Pour réveiller nos consciences de citoyens du monde, il nous faut toujours le choc salvateur « des photos de la honte » de la petite Kim Phuc, nue, brûlée au napalm sur une route du Vietnam, d’un petit Aslan, noyé, inerte sur une plage de Bodrum, face contre terre , comme nous, Européens, face aux noirceurs de toutes les extrêmes qui menacent.
« Le poids des mots, le choc des photos » selon la fameuse apostrophe de Roger Thérond, alors directeur de Paris-Match, désertent parfois, à leur corps défendant et à quelques exceptions près, la presse magazine, souvent trop supplantée par les réseaux sociaux, outils fallacieux et dangereux de toutes les fake news et de toutes les manipulations.
À l’occasion de scoops au cœur des banales horreurs de toute guerre, telles les décapitations à Raqqa révélées par Emin Ozem, assumant le devoir civique de tout montrer, les menaces et les attentats terroristes ont changé le visage de la guerre et de sa représentation.
Excès de pudeur citoyenne, voire rejet immédiat des images dans les oubliettes du passé, pour préserver l’avenir, sont devenues les pratiques courantes d’un comportement journalistique qui rétrécit, à l’heure de la mondialisation, notre planète à la dimension du village anticipé par McLuhan.
La preuve par la photographie devenue témoignage historique a trouvé refuge et raison d’être dans les musées, les rencontres ou les prix de référence comme celui de Bayeux Calvados des correspondants de guerre, ou de Visa pour l’image à Perpignan, devenus les SAMU de nos consciences saturées.
Les reportages de Goran Tomasevič, de James Nachtwey, de Patrick Chauvel ou de Mc Cullin sur tous les conflits des trente dernières années, de Véronique de Viguerie sur la catastrophe humanitaire du Yémen ou sur l’insoutenable vente des petites filles sur les trottoirs de Kabul, les migrants de Sergey Ponomarev dans des camps abjects, les photos d’Antoine Agoudjan à Mossul, l’armée française au Sahel par Édouard Elias, les catastrophes humanitaires en cours au Soudan, en Turquie ou en Syrie témoigneront combien les belligérants d’aujourd’hui peuvent manier des drones tueurs en menant des guerres souterraines encore plus dévastatrices.
Le lecteur, le téléspectateur, l’internaute se demande souvent : pourquoi les journalistes vont-ils à la guerre ? Pourquoi, les photojournalistes filent ils sur le front dès qu’un conflit se déclenche ? Une seule réponse : témoigner pour l’histoire, pour faire en sorte que nous n’ignorions pas les horreurs que produisent nos sociétés et nos États-nations.
Faire en sorte que nous ne puissions pas dire : « Nous ne savions pas ».
« Quoi de neuf sur la guerre ? » demandait déjà Télérama dans son numéro du 19 septembre 2022. Indispensable interrogation à laquelle va tenter de répondre en octobre prochain la trentième édition du prix Bayeux des correspondants de guerre. Jean -Léonce Dupont, son fondateur, confirme :
« C’est avec une grande tristesse que désormais le nom d’Arman Soldin va se rajouter à la liste des 2998 noms gravés au mémorial de Bayeux des reporters de guerre, d’une liste commencée en 1944 et dont on eût souhaité qu’elle puisse s’interrompre. La disparition d’Arman démontre une fois de plus la nécessité absolue d’une information libre et le combat nécessaire pour la liberté ».
Patrick Chauvel, qui à Bayeux en 2009, dans l’exposition et le film éponyme : « Guerre ici » nous invitait à : « Prendre conscience de la guerre pour mieux profiter de la paix ». De retour de Kiev , dès l’invasion de l’armée russe en 2022, il assumait sur France 2 : « J’ai autre chose à faire que du jardinage pendant que cela se passe »
Douze consœurs et confrères ont déjà payé de leurs vies l’exercice de leur profession et leur passion de témoigner vaille que vaille.
Demain, le nom d’Arman Soldin sera le 2 999e ajouté à la liste de toutes celles et ceux tués sur les terrains de guerre depuis 1944.Dernière révision le 29 octobre 2024 à 12:16 pm GMT+0100 par
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