De retour d’Antibes, Gilles Courtinat, envoyé spécial de L’Œil de l’info, nous rapporte les réflexions du monde de l’industrie de l’image. Un reportage qui pose des questions essentielles pour l’avenir de la photographie, en particulier de la photographie de presse. Vos commentaires sont les bienvenus.
Le Coordination of european picture agencies stock, press and heritage (CEPIC), qui regroupe de nombreuses photothèques et agences de photographie, tenait congrès du 10 au 12 mai dernier à Antibes. Si on a parlé de vidéo, d’éthique, de NFT et du marché de l’image, une journée entière était consacrée à l’intelligence artificielle générative d’image, fruit d’une interrogation urgente et légitime qui soulève bien des questions éthiques, artistiques, économiques et sociales auxquelles il a été tenté d’apporter des réponses. Ambiance studieuse bien qu’aux dires des anciens, ce congrès réunissait moins de participants que les éditions précédentes, crises et déboires économiques ayant éclairci les rangs de l’industrie de l’image.
Alors, comment se présente l’avenir ?
À l’évidence chahuté par l’irruption massive et véloce de la technologie qui ne cesse de progresser à un rythme soutenu, ce congrès sent le roussi tant il est évident qu’il va y avoir de sérieux dégâts, aussi bien pour les entreprises que pour les photographes. L’ombre de cette menace a plané sur le congrès ; représentants d’agences, d’entreprises de technologie et photographes se succédant pour exposer leurs stratégie d’adaptation et les solutions de défense envisagées.
L’ouverture de la journée s’est faite avec la conférence de Stefan Britton, directeur new business and innovation solutions chez Shutterstock, qui a présenté la stratégie mise en place par son entreprise qui a rapidement pris conscience du danger et de l’urgence à réagir à la menace. Comme son principal concurrent Getty Images l’a également fait, Shutterstock a noué une alliance avec OpenAI afin de mettre leur solution Dalle-E à disposition de ses clients. L’idée est simple : se connecter à leur site, faire une recherche classique et une fois un résultat obtenu, basculer sur le text-to-image pour améliorer et arriver à ce que l’on souhaitait initialement. Précision : les auteurs des images ayant servi au processus seront rémunérés sans que cela ait été plus précisément chiffré.
Bien que l’on puisse s’interroger sur une stratégie qui ressemble à une alliance avec le diable et se demander si cela sera vraiment suffisant pour limiter les dégâts, Stefan Britton compare cette démarche avec ce qui s’est passé dans l’industrie musicale où la technologie n’a pas tué le spectacle vivant. Rappelant qu’il y a moins de deux ans, la génération d’image grâce à l’intelligence artificielle était inconnue, il a insisté sur le fait que les choses évoluaient très vite, que l’on était à l’aube d’un inéluctable développement en vidéo et 3D et qu’il était largement temps de s’emparer de cet outil (sous-entendu : avant qu’il ne s’empare de nous !).
À ce stade, le monde des agences de stock d’illustrations risque de se scinder en deux. D’un côté celles qui réagissent comme Getty et Shutterstock en choisissant d’intégrer la technologie à leur offre. De l’autre, un nombre non négligeable d’hésitants qui n’ont soit pas les moyens, soit pas le désir d’en faire autant. Cette solution ne garantit cependant en rien que cela soit finalement profitable. À résultat similaire, le choix du client entre banque d’image et utilisation directe de la technologie, se fera en effet logiquement et sans trop d’hésitation sur le coût. La maitrise du texte pour générer une image satisfaisante reste certes encore délicate mais la tentation du moins onéreux sera forte. Et puis cela va encore progresser (vite) vers toujours plus de réalisme et de simplicité d’utilisation tout en restant certainement à des tarifs très bas. Sachant qu’un abonnement professionnel coûte environ 60 $ par mois pour pouvoir produire environ deux cents images, soit moins de 0,30 $ l’unité (!), il faudrait, pour se maintenir à flot, que les stocks fassent un réel effort sur leurs tarifs. Situation semblable à celle qu’a connu le secteur avec l’arrivée des images libres de droits puis des microstocks. Alors, que deviendra la rémunération des auteurs dont les images ont été utilisées par l’intelligence artificielle pour le résultat final ? Elle risque fort d’être encore plus basse qu’actuellement, se réduisant à un montant quasi symbolique, en passant de quelques euros à quelques centimes. On peut douter que cela sauve la profession de photographe déjà bien malmenée aujourd’hui.
Autre sujet et non des moindres : les initiatives technologiques en écho avec l’annonce très récente faite par Google qui va proposer aux utilisateurs de sa recherche d’images un outil de détection de ce qui a été réalisé par une intelligence artificielle. On peut quand même regretter l’absence d’acteurs majeurs comme OpenAI ou Stable Diffusion mais ceux-ci n’avaient pas été invités à participer. Andy Parsons de chez Adobe a présenté les activités du content authenticity initiative (CAI) et du coalition for content provenance and authenticity (C2PA), organisations qui travaillent à promouvoir une norme technique libre d’accès permettant aux éditeurs, aux créateurs et aux consommateurs de retracer l’origine de différents types de médias. Mathieu Desoubeaux de la start-up rennaise Imatag a, quant à lui, exposé une autre solution de protection avec un marquage numérique invisible et indélébile. Des perspectives intéressantes pour identifier les sources mais qui restent des solutions professionnelles éloignées du grand public qui pourrait avoir besoin d’identifier plus facilement ce qui est soumis à son regard.
La position de l’Union des photographes professionnels (UPP)
Il fut aussi beaucoup question de l’approche juridique et réglementaire avec des interventions de juristes anglo-saxons et d’une représentante de l’Union européenne à propos de l’IA Act qui vise à encadrer le développement de l’intelligence artificielle au sein des États membres. Nous avons demandé à une des intervenantes, Stéphanie de Roquefeuille de l’Union des photographes professionnels (UPP), quelle était la position de son organisation par rapport à cette problématique intelligence artificielle et photographie ?
« La position de l’UPP est assez simple. Il est nécessaire que tous les photographes, quelle que soit leur activité et leur sujet, prennent en main l’outil pour en tirer le meilleur, sublimer leur activité et travailler à la manière d’aujourd’hui. C’est un outil comme on en a eu d’autres. Il y a un franchissement d’étapes et, de la même manière qu’on a eu passage de l’analogique au numérique, on a aujourd’hui la photo, disons augmentée. Il faut absolument se saisir de cette opportunité pour transformer le métier, l’améliorer, en tirer le meilleur. Malgré tout, ne pas être naïf, surtout parce que rien n’est encore réglementé, que tout reste à faire. On ne peut pas agir en faisant fi des risques. Être vigilant sur ce qui est publié en ligne, notamment toutes les œuvres faites par ce qui a été récupéré par les intelligences artificielles. Donc, exercer son droit de rétractation et faire aussi attention à ce que l’on publie en gardant en tête que rien n’est anodin dans le monde de l’intelligence artificielle. Donc, prendre ses responsabilités. À l’UPP, nous allons militer pour que chaque utilisation des œuvres protégées par le droit d’auteur soit rémunérée pour les auteurs. Il est évident qu’une utilisation par l’intelligence artificielle d’une base de données pour entraîner les systèmes, doit donner lieu à rémunération. On agit vis-à-vis des gouvernants français, du parlement, mais aussi au niveau européen pour faire en sorte que dans les négociations, les droits des auteurs soient pris en compte.
D’autre part, en terme de « création » (entre guillemets, puisque pour l’instant, on n’a pas encore décidé si c’était de la création ou pas), à partir du moment où la personnalité de l’auteur s’exprime dans la manière dont il va rédiger sa demande à l’outil et (comme il va bientôt être possible), d’entrer ses propres photographies dans une intelligence artificielle et donc de générer des résultats à partir de ses propres images, l’UPP pense que ces productions doivent être protégées par le droit d’auteur. Il en va de la sécurité de la création artistique puisque c’est de l’art. Ce n’est pas parce que tout n’est pas humain dans le processus que ce n’en est pas. Nous militons donc en faveur de la protection par le droit d’auteur de ce qui est créé par les intelligences artificielles.
Pour moi, le risque le plus important, c’est celui de la responsabilité que l’on porte quand on utilise les intelligences artificielles. Sortir une image en disant « Le pape porte une doudoune blanche », ça ne prête pas plus à conséquences que ça. Sortir une image en disant « Mon président est poursuivi pour corruption », ça peut faire rigoler en famille ou au bureau mais c’est une image qui ne disparaîtra plus jamais une fois qu’elle est sur Internet. À partir de là et parce qu’on ne sait pas ce qu’elle va devenir, on porte une responsabilité quand on crée une image. Il faut que les gens commencent à réfléchir à ce qu’on apporte au monde quand on crée. Quelle est ma responsabilité si mon image est diffusée alors même que ce n’est pas moi qui la diffuse ? Même si on n’en tire pas une rémunération, cette image existe. La provenance des images et la responsabilité de celui qui crée doivent être prises en compte. C’est quelque chose sur lequel une éducation doit être faite. Pour nous, c’est un point extrêmement important.
Le dernier point (et il dérive du précédent), c’est celui des fake news. Nous pensons qu’il est nécessaire d’avoir une charte qui s’applique aux créateurs d’intelligences artificielles et qui classe les images en fonction de leurs risques. L’image est certifiée comme une photographie pure, elle est suspecte d’être potentiellement le fruit d’une intelligence artificielle ou elle vient directement d’une intelligence artificielle. Il y a aussi une sorte d’hybridation qui peut se faire avec des logiciels de retouche d’image. Ce n’est pas vraiment du génératif, mais où commence le génératif et où commence l’outil pur ? On n’en sait rien. Tout reste encore à créer, mais je pense qu’il y a une charte d’éthique et une sorte de classification à faire qui permettent de savoir, tant pour les créateurs que pour les utilisateurs, où est ce qu’on met les pieds. »
Au final, des pistes de réflexion, l’ébauche de solutions et un consensus général qui s’est dégagé sur le fait qu’il est plus que temps que les photographes sortent de la position pétrifiée allant de l’effroi au déni où se trouvent beaucoup d’entre eux. En un mot : la peur n’élimine pas le danger. S’emparer de l’outil pour en explorer le potentiel créatif comme les limites s’annonce donc urgent pour la profession.
Sites à consulter : CEPIC, UPP, C2PA, CAI, AI Act
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