Dans le dernier livre de l’Ukrainien Andréï Kourkov, Les abeilles grises, une scène imprime sa marque sur les cerveaux, comme qui dirait une marque au fer rouge indélébile. L’auteur s’amuse à remplacer la rue Lénine par la rue du poète Taras Chevtchenko : le Russe contre l’Ukrainien. Un bouleversement total pour seulement des noms de rues qui changent la face de l’Histoire.
Ainsi va le monde qui donne de l’importance à ce qui en a bien peu à condition de se forcer à regarder l’essentiel et à négliger le secondaire. Nous voilà partis de rue en rue, en autre rue, en un entrelacs de rues qui au bout du compte vont nous entraîner à faire le tour du monde. Il y a bien des années j’ai eu une rue fétiche, celle du Prolétaire rouge à Moscou et à la seconde où je tape ces lignes, je regrette de ne l’avoir pas arpentée aux côtés de Serge Assier muni de son objectif perpétuel. Arrêtons-nous y un instant pour voir fixés des visages, des mimiques mais aussi une mode vestimentaire plutôt rustique, une atmosphère aussi que l’on qualifiera de chape de plomb. Et oui, une société privée des libertés élémentaires pose un poids sur les épaules, pas toujours palpable à priori mais qui finit par s’imposer dans tous les pores de la peau. Une chape que l’on ressent même sur les photos. Et le monde de se questionner : pourquoi les Russes ne réagissent-ils pas et ne crient pas leur colère ?
Leur a-t-on inoculé dès l’enfance le poison de la peur. Les frêles silhouettes des images sont devenues des adultes et les photos ont jauni. Mais ces gaillards ont appris à devenir des délateurs, des menteurs pour une poignée de roubles. Ils rapportent à la police les propos de la maîtresse pour être bien vus et ils rêvent de prendre possession de leur kalachnikov pour transformer leur frère d’hier en ennemis du jour qu’il faudra hacher bien menu.
A bien y réfléchir je ne regrette rien car, en feuilletant nos albums de souvenirs je me persuade que nous avons traversé ensemble toutes les rues de la terre. C’est quoi une rue ? Sinon un espace de vie, de visages, de sentiments, de tics et de cliquetis, de silences et de staccatos selon l’heure ou l’humeur du moment. Voilà ce que j’ai appréhendé en cheminant presque une vie entière aux côtés de Serge Assier. Il fixait des sensations sur la pellicule cependant que je leur gravais des mots alors même qu’elles n’étaient pas encore révélées. La magie de l’osmose du mot et de l’image gîte dans cette réalité. Dans notre parcours commun nous en avons tracé, croisé, entremêlé et aussi emberlificoté des sentiments, des amours, des tristesses par dizaines, centaines, milliers. C’est que nous avons cheminé de concert dans les sens. Tous les sens : ceux qui jalonnent les autoroutes de la planète, les routes des cieux et des mers et les ruelles anodines qui enserrent la vie quotidienne des gens, des braves gens et même des salauds qui cachent leur jeu. La rue c’est la vie, street is life. Il suffit de l’écrire pour que l’air du moment devienne évidence. De catalogue en catalogue, d’une exposition à l’autre nous avons jalonné les chemins de la vie.
A travers ses images, j’ai suivi l’artiste et ses sensations à fleur de peau des rues de Marseille -notre ville- à celles de Berlin et de son étonnant soldat russe qui se prépare à rentrer chez lui une fois le Mur tombé, de Pékin et de ses danseuses aux beaux visages tristes, de Rome, de Porto, de Thessalonique et de bien d’autres villes-monde. Trouve-t-on une constante dans ce travail croisé ? Pour moi c’est le respect de l’être humain, le refus de voir les plus humbles englués dans la honte, la misère ou le pire du pire l’humiliation qui donne l’envie de s’enfoncer sous des tonnes de terre pour que personne ne ressente cette douleur. Que ce soit dans nos rapports professionnels, nos confrontations, nos désaccords j’ai toujours senti ce besoin de vénérer l’humain. Et Serge en a fait de même.
Chacun sait que le Serge photographe de presse s’est révélé artiste reconnu grâce à le rencontre sinon au coup de foudre avec l’immense René Char. Le géant a pris le petit Serge sous son aile pour lui enseigner les vertus cardinales de l’artiste : ne jamais abandonner.
Et tout s’est passé comme le poète l’avait prévu. Et les mots se sont faits concepts pour fabriquer pas à pas l’œuvre de l’artiste. C’est qu’il y en a des ingrédients dans une image ! la chose elle-même telle que décrite mais aussi une myriade de détails : l’instant furtif saisi dans un visage, les joies suggérées tout comme les tristesses, la légèreté de l’être comme la fatigue du travail quotidien ou encore l’insolite attirail de l’écrivain public des rues de Barcelone. Inutile d’ajouter à cette panoplie de regards, les mille et uns détails artistiques, ceux qui transforment la photo de presse en photo artistique, ceux qui donnent envie au poète comme à l’écrivain de tremper sa plume dans l’encre sympathique pour révéler, autant que c’est possible, ce qui est invisible à l’œil fugitif. C’est qu’on ne passe pas en coup de vent devant une œuvre d’art parce que le détail le plus inattendu se cache là où personne ne l’attend. Simplement l’œil du photographe a su le saisir. Serge Assier court vers ses quarante étés de présence aux Rencontres d’Arles. D’année en année il est présent en permanence dans ses galeries éphémères. N’hésitez pas à le suivre, à l’écouter, à le questionner. C’est pour lui un plaisir que de vous répondre. Il sait que sans vos yeux, votre perception et vos interrogations son travail n’existerait qu’à moitié. Empruntez tous les contours de ses rues, admirez ce qui est visible et devinez ce qui se cache dans l’a priori invisible. Et si vous n’y parvenez pas l’artiste répondra présent à vos interrogations. C’est qu’il est rodé le bougre. Bientôt un demi-siècle qu’il s’adonne à ce petit jeu et autant de temps qu’il a chatouillé chaque matin la rétine de ses lecteurs avec autant de passion que de sens donné à chaque fait, qu’il soit divers ou de société. Qu’il grave les personnages illustres ou vous et moi, à savoir l’homme de la rue. Et la boucle sera bouclée. Cette année encore.
Jean Kéhayan, journaliste et essayiste
Marseille, mercredi 15 mars 2023
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Dernière révision le 29 octobre 2024 à 12:18 pm GMT+0100 par