Les statuts de la société Magnum Photos Inc. sont déposés le 22 mai 1947 à New York avec sept actionnaires. Contrairement aux idées reçues, l’agence de presse Magnum Photos est à sa création une société américaine au statut classique, incorporel, où les associés n’ont pas le même nombre de parts. Nous publions ici une contribution à l’histoire de cette agence. (Lire la 1ère partie)
« Soudain, l’âge mûr nous avait rattrapés. » écrit John G. Morris « Le dernier jour de juin 1954, les membres de Magnum se réunirent dans l’appartement de Henri Cartier-Bresson, rue de Lisbonne, pour envisager l’avenir. Magnum n’était plus l’enfant arriviste de son fondateur, Robert Capa, dont le jeu consistait à gagner un pari impossible. Capa n’était plus là ; nous étions seuls et ce n’était plus si amusant. Margot Shore, responsable du bureau parisien, était ravagée par le chagrin …/… Selon mes notes rédigées à la main, le meilleur rapport ayant subsisté de cette réunion, nous ne nommâmes aucun président, mais trois vice-présidents, Chim accepta d’être celui chargé des finances …/…George Rodger consentit à être le vice-président pour les affaires parisiennes, bien qu’il habitât Londres, Cornell Capa, quoique nouveau membre, fut nommé vice-président pour New York. Aucune des fonctions n’était rémunérée, bien entendu. Les cinq photographes membres (les nouveaux vice-présidents, plus Cartier-Bresson et Ernst Haas) votèrent pour m’offrir, en ma qualité de directeur de la rédaction, une parité de capital avec eux par le biais de l’achat de dix parts d’actions qui n’avaient en fait jamais été émises. Pour ce privilège douteux, je devais verser mille dollars. Ces titres en soit n’avaient pas d’importance, ce qui comptait c’était l’égalité de principe avec les photographes. [1] »
Après la mort de Capa, Margot Shore qui dirige le bureau de Paris démissionne et un certain Trudy Feliu est nommé directeur sans qu’il laisse beaucoup de traces…
« Durant l’été 1954, le problème le plus pressant de Magnum était le bureau parisien. Sans Bob, il manquait d’orientations et de dynamisme. Nous laissâmes George Rodger se débrouiller comme il le put. Margot donna presque aussitôt sa démission, mettant George au désespoir. Paris n’a aucun sens, écrivit-il, proposant que l’on ferme les locaux ou qu’on les déménage à Londres. Nous devons prendre une décision immédiatement sur la question essentielle, à savoir, fermer ou ne pas fermer. C’était un peu extrême et je m’empressais de suggérer que nous parlions avec Charles Rado, le Hongrois fondateur de l’agence de photo Rapho, d’une éventuelle fusion, afin de partager les frais généraux. Heureusement, cette idée n’alla pas plus loin,[2]»
Autre idée du moment, demander à Jean Riboud, le frère de Marc, d’être président de Magnum. Mais il refusa et deviendra le Président de la prospère société Schlumberger qui passera un nombre considérable de commandes aux photographes de Magnum.
« Entré en fonction depuis le 1er Octobre 1957 » Michel Chevalier qui signe European editor écrit au SNAP :
« J’ai orienté la production de Magnum dans le sens des reportages d’actualité propres à satisfaire la demande du marché européen des magazines illustrés. Dans cette perspective, tout ce qui concerne les événements retient notre attention, et je revendique pour Magnum tous les avantages (Pool, tour de rôle de certaines accréditations, etc.) habituellement consentis aux agences de presse françaises. Notre système de distribution s’appuie d’une part sur nos agents à l’étranger (Allemagne, Italie, Suisse, Belgique, Hollande, Belgique, Danemark et Grande-Bretagne) et les rapports directs que nous entretenons avec les magazines français et les magazines étrangers possédant des correspondants à Paris, et d’autre part sur notre bureau de New York qui a lui-même une distribution nationale et un réseau d’agents à l’étranger (Canada, Japon, Brésil.) En plus du marché de la presse, nous touchons celui de l’édition, mais pas celui de la publicité.[3]»
Cette dernière affirmation est quelque peu contradictoire avec les propos précédents de Robert Capa, mais est justifiée en France par l’existence de l’ordonnance de 1945 qui interdit toute production publicitaire aux sociétés bénéficiant du statut d’agence de presse. Dans ce même courrier, Michel Chevalier [4] décrit l’organisation de Magnum, peaufinant la vision qui a toujours cours actuellement :
« Magnum est une coopérative dont les porteurs de parts sont les photographes membres de l’organisation, plus certains membres du personnel de direction. Les photographes de Magnum ne sont donc pas des employés, ils ne reçoivent aucune rétribution qui, de près ou de loin, puisse être assimilée à un salaire. Leurs revenus sont uniquement constitués par le volume total des ventes de leurs reportages, qui sont édités et diffusés par les soins des bureaux de New York et de Paris. Les frais généraux de ces bureaux sont couverts par un certain pourcentage retenu sur les ventes. Il y a actuellement dix-huit photographes à Magnum. Ce chiffre comprend tant ceux dépendant plus spécialement du bureau de Paris, que ceux dépendant du bureau de New York. Néanmoins, il n’y a pas de séparation entre ces deux groupes de photographes, les uns comme les autres pouvant parfaitement, au cours de leurs voyages dans le monde, tomber sous l’autorité de tel ou tel bureau. D’autre part, les reportages produits par les bureaux de Paris et de New York sont également distribués en Europe et aux Etats-Unis. A ce propos, je voudrais savoir dans quelle mesure chacun des photographes de Magnum, quelle que soit sa nationalité, ou quel que soit le bureau dont il dépend, pourrait bénéficier d’une carte professionnelle de presse délivrée en France. A ces dix-huit photographes membres de Magnum en tant que porteurs de parts, il convient d’ajouter un certain nombre d’autres ayant un statut différent. Il s’agit des photographes associés, travaillant exclusivement avec nous, bénéficiant de tous les avantages d’un membre de Magnum, mais qui ne sont pas porteurs de parts dans la coopérative. »
En 1961, Michel Chevalier, « a démissionné pour créer sa propre agence Visa. Il est mort dans un accident de la route peu avant sa création. Formidable force de vente, Michel Chevalier avait coutume de passer au-dessus des responsables photo pour faire des deals, ce qui ne se faisait jamais auparavant. Il discutait et négociait directement avec les propriétaires des journaux et magazines. [5]» Après sa mort, son épouse confie alors à Franck Horvat le soin de développer l’agence Visa, mais cela ne réussira pas et l’agence ferme. Cette même année, John G Morris démissionne de son rôle de rédacteur en chef international mais reste encore un an à Magnum qu’il quitte l’année suivante.
Le 1er avril 1961, William de Bazelaire [6] succède à Michel Chevalier à la direction « pour l’Europe » de l’agence à partir du bureau de Paris. Il a 33 ans, et déjà une belle carrière derrière lui. Il a débuté à UPI ou il a couvert la guerre d’Indochine. « Il entré ensuite à Match, puis à Jour de France ou il fut le directeur du service étranger, hebdomadaire qu’il a quitté en mai 1956 …/… Après un séjour en Allemagne, il est revenu à Paris Match pour la préparation d’un magazine européen, plusieurs fois ajourné. Depuis 22 mois, il était chargé de la promotion et des relations publiques du Comité international de la rayone et des fibres synthétiques. [7] » Il a l’avantage de parler parfaitement anglais, mais comme beaucoup d’autres ne restera pas longtemps à Magnum. Il démissionne en1964.
Peu avant, en 1963, Marc Riboud est élu vice-président européen et Burt Glinn vice-président américain. En 1965, Georges Ninaud démissionne de la gérance de la Sarl Magnum Photos et est remplacé par Marc Riboud, arrive également Pierre de Fenoÿl archiviste à l’agence Holmes Lebel et également l’archiviste personnel d’Henri Cartier-Bresson. Il va diriger les archives de l’agence jusqu’en 1968 et quittera Magnum pour collaborer aux Editions Rencontre où il fait la connaissance de Charles-Henri Favrod avec qui il fondera en 1970 l’agence VU qui deviendra VIVA. Joseph Morhaim succède à William de Bazelaire comme chef du bureau de Paris, c’est un scénariste de cinéma qui sera remplacé en 1966 par Russell Melcher [8], un photographe américain installé à Paris.
Pierre de Fenoÿl [9] quittant Magnum, il appelle Anna Obolensky [10] pour prendre le relais aux archives. Russel Melcher l’embauche. « Avant d’entrer à Magnum, elle travaillait chez Holmes-Lebel qui était une petite agence où elle avait remplacé un ami berlinois de Bob Capa. » précise Jimmy Fox[11] qui ajoute « Je l’ai connue à New York où elle venait voir sa famille. Une fois, elle m’a dit qu’il fallait que j’achète un truc avec un nom très compliqué pour écrire lisiblement les sujets des reportages sur les boites et les contacts… Je n’ai jamais trouvé ça à New-York ! » Jeanine de Graverol, responsable à cette époque de la diffusion des photographies, rit des propos de Jimmy Fox « Oui, c’était une travailleuse acharnée. Elle a réorganisé toutes les archives de Magnum par thème, par pays, par personnalité et tout écrit au trace-lettre ! Elle était sympathique, souriante, agréable et aussi une très bonne vendeuse de photos[12] ». « Anna avait une très bonne culture générale, et il en faut dans le métier de la photographie… » précise Russel Melcher. « J’ai vraiment connu Anna Obolensky et travaillé avec elle quand elle est devenue directrice du bureau de Paris de Magnum. » raconte Marc Riboud[13] « J’étais alors ce qu’on appelait Vice-Président de Magnum pour l’Europe. Ce dont je me souviens c’est qu’elle a vraiment donné un nouveau souffle à l’agence. Magnum était encore à cette époque une petite entreprise un peu familiale, si l’on peut dire. Elle a mieux organisé le travail. Je me souviens particulièrement qu’elle a restructuré complètement les archives. Cela a rendu la diffusion beaucoup plus efficace et les ventes ont beaucoup augmenté. »
Comme les autres agences de presse, Magnum se heurte aux difficultés de l’époque. Deux exemples : le téléphone et les expéditions de photographies. En janvier 1969, Marc Migliano qui est coursier à l’agence, vient d’emménager à Sevran, non loin de l’usine Kodak qui développe les films Kodachrome très prisés à l’époque. Le Ministère des Postes & Télécommunications ne peut opérer le transfert de sa ligne téléphonique avant quatre mois ! Russel Melcher sollicite Christian Loyauté de la Fédération Française des Agences de Presse pour qu’il intervienne auprès du Ministère [14]. Autre intervention auprès d’Air France au sujet d’une amende pour transfert de diapositives entre Paris et New York. La compagnie aérienne veut savoir à l’avance le nombre de diapositives, et par ailleurs un douanier en a estimé arbitrairement le prix ! Le même Christian Loyauté qui dirige la Fédération assure à Russel Melcher avoir saisi, rien moins que « Monsieur Raymond, chef adjoint du service juridique et technique du secrétariat d’Etat à l’information [15]» !
Magnum ne se heurte pas qu’aux difficultés techniques. Depuis le début des années 60, l’agence est en proie à des conflits internes consécutifs aux choix éditoriaux des différents membres. Le 4 juillet 1966 Henri Cartier-Bresson adresse une lettre [16] , pleine d’humour mais lourde de sens :
« Chers collègues, Étant depuis de nombreuses années en profond désaccord avec la tournure que prenait Magnum, et en tant qu’un des deux fondateurs survivants, je vous ai demandé de vouloir bien m’accorder le statut de contributor, espérant, en prenant mes distances, créer un choc purificateur dans l’organisation. Vous m’avez répondu d’attendre mes soixante ans pour devenir contributor mais je ne sais quand j’atteindrai cet âge, et non plus ce que vous entendez par soixante ans. Entre-temps, j’ai constaté que l’écart va s’amplifiant entre l’esprit de Magnum que nous avons créé et l’actuel, pour une certaine partie de mes associés. Je respecte profondément les raisons personnelles et les contingences qui les motivent, mais je ne désire pas que notre passé serve à couvrir un esprit photographique qui n’est pas celui qui a présidé aux grandes activités de Magnum. Je suis donc dans l’obligation de vous demander de créer deux groupements, qui mettraient fin à l’actuelle ambiguïté et à la situation malsaine dont nous souffrons tous : un petit groupe artisanal voué, dans l’esprit initial, à la photographie vivante, au reportage éditorial et industriel ainsi qu’à la photo souvenir, et d’autre part, une organisation dédiée à la photographie apprêtée, plus inventive, glorieuse et de poids – le nom de Magnum devant être réservé au premier groupe, et un nom du genre de » Mignum » ou » Mignon » (voir Paris I et Parly II), pour l’autre, des liens amicaux liant ces deux filiales. Ceci nous permettrait de nous respecter les uns et les autres, les photographes cooptant, et j’entrevois même le cas de deux photographes qui, à mon avis, pourraient – s’ils le désirent – appartenir dans une proportion à définir à l’un et l’autre groupe. Nos avocats et services administratifs et comptables s’assureront que le petit groupe ne va pas dévorer le grand – ou la réciproque. Au cas où ce système – qui préserverait à mon avis l’esprit des fondateurs et d’un certain nombre de photographes – ne pourrait être accepté, je me verrais dans la bien pénible obligation de me retirer purement et simplement, immédiatement et suavement, avec toutes mes salutations, félicitations et condoléances. Vôtre, Henri Cartier-Bresson »
En 1969, au départ de Russel Melcher, Anna Obolensky qui est très proche de Marc Riboud prend la direction du bureau à une époque où de jeunes photographes arrivent. Le bureau va déménager 2 rue Christine à Paris, sur la rive gauche de la Seine. C’est une autre époque de l’agence Magnum Photos qui va s’ouvrir avec les années 70. Une époque où les rivalités entre le siège social de la Magnum Photos Inc. à New York et le bureau de la Sarl Magnum Photos à Paris vont entrainer des conflits et des départs, dont celui de sa directrice.
Michel Puech (à suivre)
Histoire du bureau de Paris (1ère partie)
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Notes
- [1] Des hommes d’images, une vie de photojournalisme de John G. Morris – Editions de La Martinière 1999
- [2] Des hommes d’images, une vie de photojournalisme de John G. Morris – Editions de La Martinière 1999
- [3] Michel Chevalier lettre du 17 juin 1958 à Madame Huneau du Syndicat national des agences de presse (SNAP). Archives FFAP
- [4] Michel Chevalier, journaliste né en 1927, titulaire de la carte de presse n°15 700 jusqu’en 1961.
- [5] Russel Melcher, courriel à l’auteur en décembre 2020
- [6] William de Bazelaire de Lesseux (France, Saint-Dié, 27 juillet 1927 – France, Villejuif 7 décembre 1980) est un journaliste qui a collaboré à Paris Match.
- [7] Correspondance de la Presse de mars 1961. Archive FFAP
- [8] Journaliste photographe américain vivant en France, Russel Melcher est né 24 septembre 1930. Il a débuté juste après la seconde guerre mondiale à l’agence de presse Dalmas. En août 1966 il devient associé dans l’éphémère VIP Press Agency puis devient directeur du bureau parisien de l’agence Magnum Photos (1966-1972). En mai 1972 il entre dans le groupe Hachette Filipacchi, est éditeur photo à Paris Match et dans divers magazines du groupe. A partir des années 80 il devient freelance et travaille pour de nombreux magazines et agences.
- [9] Pierre de Fenoÿl (France, Caluire-et-Cuire, 14 juillet 1945 – Castelnau-de-Montmiral, 4 septembre 1987), photographe, iconographe, commissaire d’exposition, acheteur d’art, fondateur de la galerie Rencontre et de l’agence Vu (devenue Viva), il est en 1977 le premier directeur de la Fondation nationale de la Photographie au Centre Pompidou.
- [10] Anna Obolensky née Anne, Yvonne Fialkovsky (France, Paris 21 avril 1934 – France, Neuilly-sur-Seine 17 janvier 1999), iconographe, directrice d’agence de presse, a épousé à Paris le 25 septembre 1961, Michel Obolensky né à Hyères (Var) le 8 novembre 1935 descendant d’une famille des plus illustres de Russie
- [11] James A. Fox, dit Jimmy Fox a été picture editor de Magnum Photos pendant trente ans, entretien avec l’auteur en 2009 publié dans A l’œil le 9 juin 2009
- [12] Jeanine de Graverol, entretien avec l’auteur, publié dans A l’œil le 9 juin 2009
- [13] Marc Riboud, entretien avec l’auteur, publié dans A l’œil publié le 9 juin 2009
- [14] Russel Melcher courrier du 31 janvier 1969. Archives FFAP
- [15] Christian Loyauté courrier du 31 décembre 1968
- [16] Cartier-Bresson, l’œil du siècle de Pierre Assouline Editions Plon page 289
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