1973 fut une année charnière. A travers de nombreux évènements politiques et internationaux, la France et le monde ont changé de bases. La France qui après « mai 68 » vivait la fin des « 30 Glorieuses », fut marquée par de forts mouvements sociaux : révolte des lycéens contre la loi Debré, résistance des paysans contre l’extension du camp militaire du Larzac et grève autogestionnaire des Lip.
A l’étranger, l’année avait commencé avec les accords de paix au Vietnam signés à Paris et, se terminait par le tragique coup d’État du 11 septembre au Chili avec la mort de Salvador Allende. Début octobre, la guerre du Kippour déclenchée par les pays arabes contre Israël pour récupérer les territoires perdus au cours de la guerre de 1967, engendra un choc pétrolier qui continue, cinquante ans plus tard, de bouleverser toutes les économies mondiales.
Nous racontons ici le 21 juin 1973, un épisode qui, par sa violence, eut un grand retentissement en France et particulièrement dans l’histoire de l’extrême-gauche française. Ce jour-là, à l’appel de la Ligue Communiste, des milliers de militants casqués et armés voulaient interdire un meeting du groupe d’extrême droite Ordre Nouveau qui se tenait à la Mutualité sur le thème « Halte à l’immigration sauvage ». Les affrontements furent brefs et extrêmement violents avec la police et entrainèrent, quelques jours plus tard, à la dissolution de la Ligue Communiste et d’Ordre Nouveau.
Ce récit est à quatre mains. Le premier au sein de la manif avec Daniel Psenny, lycéen de seize ans à l’époque devenu photographe et journaliste, et le second avec Michel Puech un des rares photographes à avoir pu être présent de manière anonyme à l’intérieur de la salle de la Mutualité au milieu des militants néo-fascistes, puis d’avoir fait les photos de cette manifestation hors du commun.
Vu de l’intérieur
par Daniel Psenny
C’était il y a cinquante ans, le 21 juin 1973. Je venais d’avoir seize ans. Ce premier jour de l’été succédait à un printemps « chaud, chaud, chaud » comme nous l’avions scandé par milliers durant tout le mois d’avril, tous mobilisés lycéens et étudiants contre « la loi Debré ». Une loi, signée par Michel Debré, alors ministre de la Défense de Georges Pompidou, et surtout, l’un des rédacteurs de la Constitution de la Vème République fondée en 1958 par le général de Gaulle lors de son retour au pouvoir. Trop jeune pour avoir participé à mai 68, cette réforme mal fagotée offrait à ma génération une session de rattrapage inespérée.
Cette loi esquissée en 1970 pour mater la jeunesse deux ans après « les évènements de mai », prévoyait l’abrogation des sursis accordés aux étudiants de plus de 21 ans qui devaient effectuer leur année de service militaire avec un départ avancé à 18 ans pour certains. Impensable pour les étudiants qui voulaient s’inscrire en faculté après le baccalauréat et une perspective difficile à accepter pour nous les lycéens en quête de liberté et non pas de discipline militaire.
La mobilisation fut énorme. Le 22 mars, nous étions 200 000 à défiler dans les rues de Paris aux cris de « Les sursis on s’en fout, on n’veut plus d’armée du tout », et nous fûmes plus de 500 000, le 2 avril, à travers toute la France. Les dessinateurs de Charlie Hebdo (Cabu, Reiser, Wolinski, Gébé) qui chaque semaine accompagnaient la révolte, avaient coiffé Debré d’un entonnoir sur la tête pour lui signifier la folie de son projet. L’objet était devenu culte dans les manifs.
A la tête de la révolte, la Ligue Communiste, organisation trotskyste, section française de la IVème Internationale, fondée en 1969 par Alain Krivine (1941-2022), Daniel Bensaïd (1946-2010) et Henri Weber (1944-2020) après mai 68. Durant toute la mobilisation, ses militants « tenaient » les coordinations lycéennes nationales qui avaient lieu dans l’amphithéâtre de l’université de Jussieu, alors totalement accessible à qui le souhaitait.
Dans un grand bordel ambiant, se succédaient sur l’estrade d’illustres militants inconnus à l’époque comme Edwy Plénel, devenu par la suite directeur du quotidien Le Monde puis fondateur de Médiapart ; ou, Michel Field, aujourd’hui animateur de télévision et écrivain. On pouvait aussi écouter de très bons orateurs à la dialectique qui pouvait parfois casser des briques comme Charlie Najman (1956-2016) militant de l’Alliance marxiste révolutionnaire (AMR), petit parti trotskiste de tendance pabliste autogestionnaire, devenu écrivain et réalisateur de documentaires reconnus. C’était euphorique, galvanisant et éducatif. Ce fut ma meilleure école de formation.
Malgré des semaines de mobilisation, la loi fut tout de même votée avec quelques aménagements. Mais, Michel Debré dût quitter le ministère des Armées et emporter avec lui son entonnoir pour apaiser la révolte lycéenne. Le pouvoir avait craint le péril jeune…
C’est dans ce contexte que, quelques semaines plus tard, nous nous sommes retrouvés le 21 juin 1973 à 18 heures au métro Censier Daubenton à l’appel de la Ligue Communiste auquel s’étaient joints divers groupes d’extrême gauche : La Cause du peuple, L’Humanité rouge, Prolétaire-Ligne rouge, et Révolution!. Un rendez-vous casqué et armé qui n’avait plus rien à voir avec la mobilisation lycéenne plutôt bon enfant des semaines précédentes.
Ce soir-là, la plupart des manifestants arboraient un manche de pioche dans une main et un cocktail Molotov dans l’autre. Une manif « offensive » comme on disait dans le langage militant, avec pour but d’interdire la tenue d’un meeting organisé à la Mutualité par l’organisation néo-fasciste Ordre Nouveau sur le thème : « Halte à l’immigration sauvage ! ». La tenue du meeting très protégé par la police, et son intitulé – « Trois millions de chômeurs, c’est trois millions d’immigrés de trop » – n’avait pas posé de problème à Raymond Marcellin, alors ministre de l’Intérieur qui, en revanche, avait interdit la contre-manifestation.
A l’époque, pour les milliers de militants d’extrême-gauche ou de la gauche réformiste qui avait manifesté pacifiquement la veille, il était impensable qu’un groupe néo-fasciste tienne une réunion à la Mutu, temple des grands rassemblements de la gauche qui plus est sur un thème raciste.
Quelques mois plus tôt, le 5 octobre 1972, dans la perspective des élections législatives de mars 1973, Jean-Marie Le Pen, vieux baroudeur de l’extrême droite accusé de tortures en Algérie, et plusieurs membres d’Ordre Nouveau, avaient créé le Front national pour l’unité française, devenu le Front national (FN), avant de devenir le Rassemblement national (RN). Malgré une forte poussée de l’Union de la gauche (PCF, PS, Radicaux, PSU) avec 46,19% des voix et 177 députés, la droite était restée majoritaire à l’Assemblée nationale avec 47,02% et 311 élus. Le Front national était resté dans la marge avec 1,33 % des suffrages. Mais, Le Pen avait franchi tout de même le seuil des 5 % à Paris.
Ce 21 juin donc, vers 18 heures, avec mes copains du lycée Paul Valéry, nous étions arrivés en métro par petits groupes, de rendez-vous secondaires en rendez-vous tertiaires pour semer la surveillance policière. La peur au ventre, nous étions venus pour en découdre avec les militants d’Ordre Nouveau et, bien sûr, les CRS qui protégeaient leur meeting. Avec à la clé, de possibles blessures dues aux coups de matraque des Brigades Spéciales qui, déjà, tapaient aveuglément sur les manifestants, voire une arrestation avec risque de prison.
A défaut de téléphones portables, des mobylettes « estafettes » faisaient le tour du quartier depuis plusieurs heures pour visualiser le dispositif policier et le rapporter aux dirigeants de la Ligue. Parmi eux, sur place, à l’arrière d’un coffre de Renault 4L, Henri Weber distribuait des pieds de table en fer récupérés dans les salles de cours de Jussieu. Quelques heures avant la manif, de très nombreux cocktails molotov avaient été disséminés tout au long du parcours et quelques militants ingénieux avaient bidouillé un dispositif pour écouter la fréquence de la police.
Pour atteindre la Mutu située à deux stations de métro, il suffisait de remonter la rue Monge sur un peu plus d’un kilomètre. « Tout avait été méticuleusement planifié », expliquait en janvier 2023 à Médiapart Michel Angot, un des anciens membres de la « Commission très spéciale », le service d’ordre de la Ligue. « Notre stratégie était de descendre la rue Monge vers la Mutualité : elle présente l’avantage d’être en pente, assez large pour faire une manif de front », racontait-il.
Et, vers 19 heures, nous étions près de 5000, casqués, le visage caché par des foulards, la plupart une barre à la main, à nous élancer en rangs serrés dans cette large rue Monge aux cris de « Ordre Nouveau, ordre nazi ». Malgré la peur, rien ne semblait pouvoir nous arrêter.
C’est à la hauteur du métro Monge où la rue fait un léger coude que nous aperçurent les visières des brigades spéciales. Je me souviens d’un énorme cri de joie qui monta soudain de la rue. En une minute, une immense flamme de dix mètres de haut s’élança vers le ciel. A cet instant, des dizaines de cocktails molotov lancés par des militants postés de chaque côté de la rue pleuvaient sur les CRS qui, totalement surpris, n’avaient visiblement pas été avertis d’un tel déferlement. Certains, gravement blessés, restaient allongés dans le caniveau, l’uniforme en feu. D’autres fuyaient. C’était la première fois que je vivais une telle violence. Selon différentes estimations, près de 400 cocktails molotov furent lancés sur la police durant la soirée faisant 76 blessés dans leurs rangs.
Malgré notre détermination, nous n’atteignirent jamais les portes de la Mutualité où, aux côtés des CRS, nous attendaient des militants d’Ordre Nouveau casqués et armés de hampes de bambou. Un deuxième barrage de CRS tirant des dizaines de grenades lacrymogènes empêcha toute progression nous obligeant à nous disperser dans les rues du Quartier Latin.
Poursuivi par les Brigades spéciales qui avaient repris la maîtrise de la rue, je me refugiais avec un petit groupe de copains dans un immeuble de la rue de la Clef (Les portes n’avaient pas de digicodes à l’époque). Avalant les étages quatre à quatre, nous nous retrouvâmes au cinquième étage où, miraculeusement, une porte s’ouvrit. Un jeune homme nous fit rentrer sans rien demander. Avec nos casques sur la tête et nos visages apeurés, il avait compris. Lorsque les flics tapèrent à la porte, il ne répondit pas.
C’est de sa fenêtre qui donnait sur la place Monge que nous avons assisté à la fin de la manif. Vers minuit, alors que la situation se calmait, notre hôte alla calmement chercher sa voiture qu’il gara devant sa porte pour nous déposer loin des derniers affrontements. Je n’ai jamais su son nom. Mais, dans les années 90, à chaque fois que je passais en scooter devant son immeuble (habite-t-il encore là ?) pour aller au Monde rue Claude Bernard, je pensais à lui et le remerciait encore de nous avoir, au nez des flics, ouvert sa porte sans rien nous demander. Une version post-moderne de l’Auvergnat de Brassens…
Si nous avions fini piteusement cette manif bien à l’abri dans cet appartement, quelques centaines de manifestants avaient réussi à fuir pour se rendre au local d’Ordre Nouveau, situé rue des Lombards derrière la place du Châtelet. La porte blindée ornée d’une énorme croix celtique blanche narguait les passants de ce quartier encore très populaire. Gardé par une seule personne, le local fut mis à sac par les militants du service d’ordre de La Ligue qui, en passant, récupérèrent dossiers et fichiers.
Une semaine après, le gouvernement décida de dissoudre la Ligue Communiste et Ordre Nouveau. Plusieurs dirigeants de la Ligue furent arrêtés et emprisonnés dont Alain Krivine, d’autres furent mis à l’abri. Malgré une démonstration de force et de mobilisation, le 21 juin 1973 plongea la Ligue dans une crise profonde. « Je réprimerai toute violence, même si, en cas de nécessité, il fallait mettre hors d’état de nuire quelques centaines de petits Krivine », avait déclaré Raymond Marcellin.
Lorsque j’ai commencé à me lancer dans la photo en 1977, d’abord en free-lance puis au quotidien Le Matin de Paris, j’ai couvert des dizaines de manifestations et suivi des conflits sociaux qui, en pleine Giscardie, étaient très nombreux à l’époque. Mais, alors que j’étais devenu « observateur » avec mon brassard de presse, je n’ai jamais assisté à une telle violence dans la rue comme ce 21 juin. A deux exceptions près : la révolte des ouvriers d’Usinor à Denain (Nord) en 1979. Lors d’une nuit de manifestation, que j’avais couvert avec mon camarade et confrère du Matin Manuel Joachim (1954-2006), les manifestant avaient sortis des fusils pour affronter la police.
A la même époque, ce fut aussi d’une grande violence à Longwy en Lorraine où le bassin sidérurgique allait fermer. Le 23 mars, les sidérurgistes du Nord et de l’Est se donnèrent rendez-vous à Paris où la manif dégénéra rapidement avec l’apparition, pour la première fois, des Autonomes qui s’affrontèrent violemment avec les CRS et, le service d’ordre de la CGT. Ce n’était finalement pas très violent au regard des manifs des Gilets jaunes ou des dernières émeutes en banlieue. Cette manifestation signa pourtant le début de la fin de la classe ouvrière qui ne s’en alla pas au paradis ! Ce n’était qu’un début…
Daniel Psenny
Vu de ma porte cochère
par Michel Puech
Nous sommes sur toutes les manifestations, et, il y en a ! Nous, les photographes du collectif Boojum Consort, Danielle Guardiola, Jean-Pierre Pappis, Marc Semo et nos deux mentors Louis Grivot dit Horace et Gérard Bois dit Gérard-Aimé. Nous diffusons nos images à la « presse révolutionnaire » : Rouge, Révolution, La Cause du Peuple, Lutte Ouvrière mais également à Témoignage Chrétien, Tribune Socialiste, Le Nouvel Observateur, etc…
En ce printemps, Danielle Guardiola couvre plus particulièrement les manifestations des lycéens contre la « loi Debré ». Ah Debré, Michel et son fameux entonnoir ! Moi, je suis plutôt les occupations de maisons vidées de leurs locataires pour construire le nouveau quartier de Belleville.
Nous sommes en contact journalier avec les rédactions de nos « clients ». Un bien grand mot ! Ils ne paient que 50 Francs (48,73 €) la parution quelle que soit le format et le nombre d’exemplaires du journal. Mais nous ne sommes pas obsédés par l’argent qui nous manque pourtant terriblement. Nous sommes des « photojournalistes engagés », soucieux de fournir le meilleur matériel à nos camarades, comme l’ont fait nos admirés ainés pendant la guerre d’Espagne.
Je suis donc averti par je ne sais plus qui… Peut-être la rédaction de Rouge ou celle de Révolution qu’il va y avoir une « manif armée » contre le meeting d’Ordre Nouveau. On me dit de me poster à un numéro précis de la rue Monge, en me précisant qu’il faut que je m’abrite bien sous la porte cochère… Je ne comprends pas pourquoi, mais je vais – bien m’en pris – obéir aux ordres.
J’arrive sur place très en avance et décide de me mêler à un petit groupe de journalistes, trois quatre pas plus, qui négocient avec les gros bras l’autorisation d’entrer dans la Mutualité. Accordée ! J’entre, je fais quelques photos de la tribune. Je ne suis pas autorisé à photographier la salle. C’est lugubre et flipant notre présence est peu appréciée du public qui devient menaçant. On bat en retraite. Je franchis le barrage des CRS qui protège le meeting des fascistes et vais prendre mon poste rue Monge…
J’y suis à peine arrivé, qu’une clameur monte de la place Monge et je vois arriver en rangs serrés une armée de casques visiblement bien décidée à en découdre. Ils avancent lentement et je m’interroge quand soudainement, juste devant moi, explosent des cocktails Molotov qui embrasent les forces de l’ordre. Je n’ai que le temps de me coller contre ma porte cochère et j’assiste, ébahi, à la déroute des CRS.
Les cocktails Molotov pleuvent comme à Gravelotte, semble-t-il jetés des toits de l’immeuble dont j’occupe la porte cochère. Il y a des policiers en feu, à terre, d’autres qui reculent en leur marchant dessus ! Je n’ai jamais vu cela, ni revu d’ailleurs. Les cars garés en direction de la Place Monge tentent de faire demi-tour s’en écraser les policiers tandis que les premiers rangs de la manifestation arrivent quasiment au contact.
Les forces de l’ordre se ressaisissent et contre-attaquent. J’en profite pour battre en retraite avec les premiers rangs de la manif qui restent très organisés. Un peu après la Place Monge en allant sur Censier, le front se stabilise un instant et je grimpe sur une pompe a essence pour avoir un meilleur angle de vue… Sauf qu’il y a des jets de cocktails Molotov et que, soudainement, je réalise que je suis sur une pompe à essence. J’évacue les lieux pour retrouver une bande de camarades repliés vers la rue Mouffetard….
Tout ceci photographié avec un seul Nikkormat muni d’un 50 millimètres et d’un 105, en Noir & Blanc, avec une pellicule Tri X Kodak « poussée » à 800 ou 1600 ASA comme nous en avions l’habitude. Il y a du grain !
Michel Puech
Notes
De très nombreux articles et livres ont été consacrés à ce 21 juin 1973.
- https://www.mediapart.fr/journal/politique/150123/21-juin-1973-quand-l-extreme-gauche-ecrasait-le-fascisme-dans-l-oeuf)
- https://gauche-ecosocialiste.org/cinquante-ans-apres-le-21-juin-1973-le-combat-antifasciste-toujours-dactualite/
- https://www.autonomiedeclasse.org/histoire/21-juin-1973-interdire-physiquement-les-meetings-fascistes/
- http://www.gerard-filoche.fr/2023/05/05/avant-le-21-juin-1973-il-y-a-50-ans/
- Rouge c’est la vie, Thierry Jonquet, collection Points N° 633, paru en 1999
Dernière révision le 29 octobre 2024 à 12:21 pm GMT+0100 par