« Je n’ai pas vu passer le Tour ». Il s’est dit ça comme ça, l’aveugle (qui ne l’a pas toujours été), constatant que l’édition 2023 du Tour de France touche déjà à la fin de sa deuxième semaine (sur trois) sans qu’il s’en soit soucié une seule seconde. Il l’a tant aimé, pourtant, son Tour de France, l’aveugle, surtout sous Anquetil ! Mais il en est ainsi, il a décroché (comme on raccroche le vélo) depuis que ses yeux ont abandonné la course après plusieurs défaillances.
Il a même frôlé la chute lors du Tour 91. Noël Couëdel, alors directeur de la rédaction du Parisien, où l’aveugle (qui ne l’était pas encore) travaillait, lui avait accordé l’immense privilège de suivre trois étapes dans les Pyrénées, dont l’une dans la voiture de Pierre Chany, son premier journaliste préféré. Avec le Tourmalet en prime. Ou comment pousser ses rêves du côté de la vie…
L’aveugle (qui ne l’était pas encore complètement) s’était retrouvé assis à l’arrière. Soudain, Chany avait demandé au chauffeur de s’arrêter pour jeter un œil sur les dislocations du peloton, en contrebas, dans les premiers lacets du col. « Venez voir ! » lui avait-il dit.
Vue imprenable ? L’aveugle (qui ne l’était pas encore complètement) n’avait pas lâché du regard le bord menaçant du ravin ni le bout de sa chaussure droite afin qu’elle ne s’avance pas trop, tout en faisant mine, grâce à son quart d’œil restant, de contempler le spectacle.
« Ça va ? »
Ne rien laisser transparaître encore et encore, même si ce n’est qu’une illusion.
Donner le change, toujours. Faire comme s’il n’était pas habité par cette peur de ne pas voir, pire que de ne pas voir. Il a connu ça tout au long de son parcours professionnel et il a la musette pleine d’épreuves en solitaire. Mais à quoi bon dresser un palmarès ?
Finalement, la canne blanche a eu raison de son obstination à ne rien vouloir montrer de ce handicap qui saute aux yeux de tout le monde. Depuis, il avance avec elle, aussi précieuse dans les montées que dans les descentes. À toute vitesse.
« Je n’ai pas vu passer le temps ».
MADernière révision le 29 octobre 2024 à 12:20 pm GMT+0100 par
Maurice Achard a débuté sa carrière de journaliste à Combat et a participé au lancement du Quotidien de Paris. Il est passé par Libération avant de rejoindre France Inter, où il a animé l'émission quotidienne Culture Club et l'émission littéraire Texto. Fin 1990, il est devenu rédacteur en chef des pages culture-spectacles-télévision au Parisien, qu'il a quitté fin 2004. Maurice Achard a publié une douzaine d'ouvrages, dont La Poudre aux yeux (Flammarion), roman adapté au cinéma par Maurice Dugowson, et une trilogie sixties, Dactylo Rock, Guitare Solo, Souvenirs souvenirs (Flammarion). Il a publié L'Autodidacte chez Fayard en 2005.
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