Elle était belle, tout le monde l’a dit, tous les photographes et les journalistes l’ont vue dans ce début des années 70 ou elle fréquentait la cour du Palais de l’Elysée pour shooter la sortie du conseil des ministres. Elle était belle, mais plus que cela, elle avait le port altier de la noblesse, cette noblesse qui depuis la Révolution, fascine les Français. On l’admirait donc sans la connaitre, auréolée par son amitié avec Raymond Depardon, qui avec Gills Caron étaient les idoles des jeunes amateurs de photojournalisme.
« C’était une pionnière, une héritière de Gerda Taro. Elle était dans les premières filles a faire ce métier qui était très masculin. On lui demandait « vous habitez chez vos parents ? » dans la cour de l’Élysée… Tu te rends compte… Heureusement ça a bien changé. [1] » confie ce samedi 15 juillet, Raymond Depardon pas rancunier pour deux sous.
Et pourtant, après leurs aventures communes au Tchad, un vrai roman policier, Marie-Laure de Decker lui a fait en 2006 et 2008, deux méchants procès pour utilisation de ses photographies dans deux films « La captive du désert » et « Yémen, Arabie heureuse ».
Marie-Laure de Decker a toujours revendiqué sa volonté d’intégrer l’agence de presse Gamma en raison de sa fascination pour Gilles Caron… Mais cela n’a pas été simple. Début 1973, Gilles Caron a disparu depuis trois ans mais n’est pas encore reconnu mort, Gamma est en ébullition. Le succès a attiré nombre de photographes dont de fortes personnalités comme Henri Bureau. Ils revendiquent les mêmes droits que les associés : Hubert Henrotte le gérant, les photographes Hugues Vassal et Raymon Depardon et, Jean Monteux « le vendeur ».
« A l’époque Raymond [Depardon] est amoureux fou de Marie-Laure et il veut absolument la faire rentrer à Gamma » se souvient Jean Monteux. « Moi, je suis contre parce que j’estime qu’elle n’a pas sa place. Monique [Kouznetzoff} est contre, évidemment, comme Hubert [Henrotte]. Je suis persuadé que Marie-Laure De Decker a intoxiqué Raymond [Depardon] en lui disant laisse tomber, n’y va pas… Donc Raymond, n’est pas venu [à la dernière réunion de conciliation]. Là-dessus, les photographes [Henri] Bureau et tout le monde sont revenus dans la nuit pour foutre le bordel et piquer toutes les archives. [2]»
Nous sommes le 13 mai 1973 et, c’est l’explosion de Gamma qui va engendrer la création de l’agence concurrente Sygma et Raymond Depardon devient alors directeur de l’agence Gamma.
« Je n’avais rien d’un directeur. J’ignorais tout de la direction d’une agence Il m’a fallu improviser. Je voulais que notre production se diversifie » explique Raymond Depardon. « Plus de magazine. J’ai demandé à Jean Gaumy de venir nous rejoindre. Et un regard féminin serait le bienvenu. Marie-Laure de Decker nous a alors rejoint. [3]»
« Ah ma cousine est décédée ! C’est triste, c’est toujours triste quand quelqu’un qu’on a connu meurt. Je ferai une prière pour elle. [4]» s’exclame Floris de Bonneville, l’ancien rédacteur-en-chef de Gamma, parent de Marie-Laure de Decker. « Des souvenirs ? Quand Gamma était rue Auguste Vacquerie dans les années Giscard, il envoyait tous les jours un bouquet de roses somptueux à Marie-Laure qui faisait le bonheur de Madame de Bonneville. Et, puis je me souviens aussi que mon oncle, celui qui avait le château dans le Tarn à un jour refusé que Giscard pose son hélicoptère sur ses terres pour venir voir Marie-Laure… Il était très royaliste mon oncle. [5]»
Les relations de Marie-Laure de Decker avec l’ancien Président de la République restent un peu mystérieuses.
« La dernière fois que j’ai vue c’est à l’occasion de l’hommage à Alexandra Boulat en 2010, nous avons eu une longue conversation… Marie-Laure est un personnage complexe, avec des côtés très irritants mais aussi très généreux. » dit Robert Pledge, cofondateur de l’agence Contact Press Images.
« Mon plus vieux souvenir la concernant remonte à l’époque où je travaillais à la rédaction de Zoom au début des années 70. Un jour, j’étais chez elle à Paris, le téléphone sonne. Elle parle puis me fait signe de prendre l’écouteur, c’était encore l’époque des vieux téléphones à cadran. Je crois entendre Thierry Le Luron qui était un imitateur célèbre à l’époque. En fait c’était Giscard qui l’appelait de Washington où il était en voyage officiel comme Ministre de l’économie et des finances. Il lui racontait sa visite du célèbre zoo de Washington… L’autre souvenir que j’ai d’elle… En 1974 chez moi à New York, Giscard lui avait demandé conseil pour choisir le photographe qui ferait le portrait officiel du Président de République. Il venait d’être élu. VGE aimait bien Burnett, qui en français tutoyait tous les monde, mais Burnet est américain donc ce n’était pas possible. Depardon, Marie-Laure et moi nous pensions à Jacques-Henri Lartigue et nous nous interrogions sur la façon de convaincre Giscard …[6] »
Coup de foudre au Tchad
Valéry Giscard d’Estaing est également intervenu dans ce qu’on a appelé « l’affaire Claustre [7] » souvent citée à propos de Marie-Laure de Decker. L’ethnologue Françoise Claustre[8] avait été enlevée par la guerilla du FROLINA[9] d’Hissène Habré et Goukouni Oueddei.
En 1975, Raymond Depardon et Marie-Laure de Decker verront l’otage et leurs témoignages fera connaître au monde la situation de Françoise Claustre.
Jérôme Hinstin qui a fait partie de l’expédition comme preneur de son se souvient :
« On entendait à la radio que nous avions disparu… On retourne sur le plateau où nous avions atterri et là il y a Douglas DC4 qui a déjà été déchargé des armes livrées à cette guérilla. Donc l’idée c’était de repartir avec cet avion… A un moment le mécanicien dit qu’il y a un gros problème, il faut se poser et on atterrit sur un petit aérodrome militaire au Niger. Là ils nous piquent le matériel et nous mettent aux arrêts. Marie-Laure réussi a planquer des films et moi mes notes. Ils réparent l’avion et nous arrivons à Niamey où l’on est en résidence surveillée à l’ambassade de France. Marie-Laure a réussi à joindre Giscard et les autorités nigériennes nous ont mis dans le premier avion pour Paris. [10]»
« En partant au Tchad, Depardon m’a donné la gérance de l’agence » se souvenait Hugues Vassal[11] « L’affaire Claustre c’est un vrai polar. Depardon dit que j’ai fait des choses pas très bien. Je lui répondrais que je suis républicain…/… Il n’était pas là quand l’Elysée faisait pression pour qu’on rapatrie la demoiselle… Et le ministre de l’intérieur Poniatowski n’était pas un tendre… A la suite de l’affaire Claustre on m’a dit : « vendez vos parts », donc j’ai donné ma démission de Gamma. »
A la suite de cette aventure rocambolesque dont les détails restent encore aujourd’hui mystérieux, Raymond Depardon quitte Gamma pour Magnum Photo, Marie-Laure de Decker reste à Gamma qui va diffuser ses reportages jusqu’au rachat de l’agence par Hachette Filippacchi puis par l’éphémère Eyedea chargé de déposer le bilan des rachats inconsidérés d’agences par Hachette Fillipacchi.
A partir de là, les relations de Marie-Laure de Decker et de l’agence Gamma ne vont cesser de se dégrader. La photographe réclamera ses archives, constatera comme nombre de photographes qu’il manque des photographies en raison des divers déménagements et des pratiques professionnelles de l’époque. Elle fera des procès à Hachette Fillipacchi puis à Eyedea et enfin à Gamma-Rapho, agence crée par son ancien collègue photographe François Lochon. Interrogé par téléphone ce samedi 15 juillet, le gérant de Gamma-Rapho s’est refusé à tout commentaire sur le décès de la photographe.
L’affaire Claustre, aura été pour Marie-Laure de Decker une vraie découverte du Tchad et surtout des tchadiens. Elle invitera plusieurs fois ses amis tchadiens à « La Californie » sa résidence familiale de Rabatens dans le Tarn. Toute sa vie, elle fera d’innombrables voyages au Tchad et restera fidèle aux tchadiens y compris à Hissen Habré qu’elle se refusera à condamner quand celui-ci devra faire face à ses crimes.
« Ses meilleures photos ? » réfléchit Jean-François Leroy de Visa pour l’image « Pour moi, celles du Vietnam, de l’affaire Claustre et son attachement au Tchad. J’y étais moins sensible mais sa passion pour les Wodaabés m’a amené à m’y intéresser et nous avons fait une projection au Campo Santo [12]».
Notes
- [1] Raymond Depardon interview par téléphone le 15 juillet 2023
- [2] Jean Monteux interview chez lui le 25 mai 2022
- [3] Floris de Bonneville in Galmma1973- 2016 pour le livre 50 ans de Gamma
- [4] Floris de Bonneville interview par téléphone le 15 juillet 2023
- [5] Floris de Bonneville interview par téléphone le 15 juillet 2023
- [6] Robert Pledge interview par téléphone le 15 juillet 2023
- [7] Françoise Claustre, le coopérant français Marc Combe et Christophe Staewen (de), un Allemand, sont enlevés le 21 avril 1974 dans le Tibesti (Tchad) par les rebelles des tribus nomades toubous et anakazas, menés par Hissène Habré et Goukouni Oueddei, chef des Forces Armées du Nord (FAN), après un raid sur le poste militaire de Bardaï. Gertrud Staewen, la femme de Staewen et deux soldats tchadiens sont tués dans la fusillade.
- [8] Françoise Claustre, née Françoise Treinen le 8 février 1937 à Paris et morte le 3 septembre 2006 à Montauriol1, est une ethnologue et archéologue française, directrice de recherche émérite du CNRS. Elle est surtout connue pour ses recherches archéologiques au Tchad, au cours desquelles elle a été enlevée dans le Tibesti (Nord du Tchad) et maintenue en otage par les rebelles tchadiens durant plus de 1 000 jours.
- [9] Le Front de libération nationale du Tchad ou Frolinat est un mouvement armé tchadien créé le 22 juin 1966 au Soudan par Ibrahim Abatcha pour lutter contre le régime sudiste qui était accusé de discriminer les populations musulmanes du Nord, du Centre et de l’Est. Source Wikipedia
- [10] Jérome Hinstin interview chez lui le 12 novembre 2018
- [11] Hugues Vassal interview le 25 juin 2012
- [12] Jean-François Leroy interview par téléphone le 15 juillet 2023
Dernière révision le 29 octobre 2024 à 12:21 pm GMT+0100 par
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Nous avons écrit, un peu rapidement et d’une manière erronée :
« Raymond Depardon a plusieurs fois tenté de retrouver l’ethnologue dont une fois avec Gilles Caron, Michel Honorin et Robert Pledge. Finalement, en 1975, Raymond Depardon et Marie-Laure de Decker verront l’otage et leurs témoignages fera connaître au monde la situation de Françoise Claustre. »
La phrase a été corrigée comme suit :
« En 1975, Raymond Depardon et Marie-Laure de Decker verront l’otage et leurs témoignages fera connaître au monde la situation de Françoise Claustre. »
En 1970, Raymond Depardon avait tenté avec Gilles Caron, Michel Honorin et Robert Pledge de faire un reportage sur la rebellion du FROLINAT au Tibesti mais il avait été arrétés par l’armée française. On peut à ce sujet écouter le témoignage de Robert Pledge dans le podcast « 1970 la disparition de Gilles Caron »
Robert Pledge de Contact Press Images nous signale que, contrairement à ce qui était écrit aujourd’hui 19/07/2023, la photographie n’est pas de David Burnett, mais de Raymond Depardon avec leboitier de David Burnett. D’autre part, la dernière fois que Robert Pledge a parlé à Marie-Laure c’est en 2010 et non en 2007 comme écrit précédement. Donc acte avec nos excuses.