Comme tous les bons ouvrages, le dernier d’Olivier Weber fait réfléchir Thomas Haley sur l’éternel question qui agite le monde de la photographie : son rapport à la réalité. Vos commentaires sont les bienvenus.
En lisant « Dans l’Œil de l’Archange », roman passionnant d’Olivier Weber sur Gerda Taro et son compagnon/amant Robert Capa, qui se déroule pendant la guerre civile espagnole, je ne peux m’empêcher de me demander à quel moment l’auteur va-t-il cracher le morceau sur la célèbre photo de Capa : « L’instant de la mort » (Le soldat qui tombe).
Est-elle vraie cette photo, c’est-à-dire le milicien qui tombe, était-il réellement touché par une balle, ou est-elle montée ? La réalité de cette photo est débattue depuis des décennies.
Quand j’ai commencé mon voyage dans la photographie, il y a longtemps, on m’a appris que c’était le document photographique le plus important jamais réalisé. Dans une rare interview à la radio, Capa raconte comment il était dans une tranchée, sous le feu, tenant la caméra au-dessus de sa tête sans même voir l’image dans le viseur et par hasard a pris l’image au moment même où le milicien a été touché par la balle mortelle.
J’ai pris ma propre décision il y a des années sur la véracité de cette photo, une photo qui a été formatrice dans ma propre carrière. Enfin, « Dans l’œil de l’archange », page 186, Olivier Weber aborde cette épineuse question. Gerda Taro dénonce « le truquage » de Capa. Le moment de la mort est bidon ! Vient ensuite une discussion qui, en tant que photojournaliste, m’a toujours intéressée : le pouvoir de la photographie pour documenter la réalité et sa relation à la vérité [Note 1].
« Dans l’œil de l’archange » l’auteur livre un récit poignant de la guerre civile espagnole vécue par ces photo-reporters. En le lisant, je me demande quelle part du récit est basée sur des faits historiques et biographiques et quelle part est le fruit de l’imagination de l’auteur pour donner vie à ses personnages et raconter une bonne histoire ?
Les écrivains ont droit à cet espace créatif, fusionnant le factuel avec leur imagination afin de raconter une bonne histoire.L’archange et le démon de la vérité Le photojournalisme ne permet pas une telle liberté. Peut-être qu’aujourd’hui les règles changent, mais pendant que je travaillais comme photojournaliste, la règle de base imposée par tout média qui se respecte et qui s’efforçait de rendre compte d’un événement avec véracité et exactitude : AUCUNE manipulation de l’image (en dehors des corrections esthétiques élémentaires), AUCUNE intervention dans l’événement par le photographe (en dehors d’être présent et de l’enregistrer). Le recadrage des photos était permis mais mal vu par les puristes. La réputation professionnelle des photoreporters, ainsi que celle des médias qui publient leurs photos, dépendent du respect de ces principes de base du reportage de l’actualité. La récente controverse concernant un photographe bien connu et respecté dont le travail était régulièrement publié dans National Geographic en est un bon exemple. Il a toujours été considéré comme un photojournaliste. Après que sa « photo-tricherie » ait été publiquement dénoncée, il se revendique non pas photojournaliste, mais « story teller », ce qui lui confère la liberté de création plutôt que l’obligation de reproduction fidèle d’événements réels.
Dans le roman d’Olivier Weber, Capa répond qu’il crée une icône, « une image combattante » qui rappellera longtemps au spectateur cette guerre tragique. Un autre personnage de Weber, Jonathan Werner, répond à la désapprobation de Gerda Taro des manigances professionnelles de Capa :
« Ce n’est pas la vérité…c’est l’histoire sous nos yeux, une vérité recomposée, de l’histoire en concentrée. C’est une requête de la réalité, avec des lignes de fracture, des failles, des tentatives d’interprétation… Le principal est de rester honnête, de ne pas prôner le mensonge. »
« Comment distinguer le réel de ce qui est pensé ? » demande l’auteur.
Même le cadrage d’une photo, écrit-il, est le produit de l’auteur, de ses sentiments et de ses émotions. En effet, le photojournaliste choisi son cadre, il doit avoir un point de vue sur le sujet qu’il photographie, surtout s’il espère faire des images fortes qui parlent…plutôt hurler … REGARDEZ CECI ! Mais sa photo est censée être un document de ce qui « s’est réellement passé », de ce que le reporter a vu, et non de ce qu’il a imaginé. Si l’émotion il y a, cela doit être visible et non une fabrication.
Le paradoxe du photojournalisme : En tant que photojournaliste, je suis constamment aux prises avec ce qui me semble être une contradiction : la photographie possède cette capacité extraordinaire à reproduire mécaniquement ce qui est vu avec l’œil, mais en tant qu’outil, elle est limitée par les règles du journalisme. Tandis que le journaliste/écrivain, tout en respectant les faits, dispose d’une plus grande liberté intellectuelle pour rapporter ce qu’il voit et ressent. Tout photojournaliste digne de ce nom cherche à informer et émouvoir le lecteur avec l’espoir que ses images communiquent l’urgence et la nécessité de réparer les torts. Sympathique à la cause républicaine, c’était clairement la motivation de Capa en bidonnant sa photo. Je comprends très bien. Il voulait faire une image persuasive pour informer et émouvoir les lecteurs ; qu’ils comprennent la tragédie de la guerre d’Espagne. Cependant, pour moi, savoir qu’une image est « fabriquée » d’une manière ou d’une autre par l’auteur diminue sa force. Cela ne m’incite pas à agir car je doute de la réalité du moment ; je ne veux pas être trompé par une image de propagande [Note 2].
Maintenant que nous entrons dans l’ère de l’IA, je crains que la photographie ne perde encore plus sa force naturelle à émouvoir nos émotions car il y aura toujours ce doute sur la véracité de l’image. Néanmoins, ma réflexion personnelle sur la relation entre la photographie et la réalité est indépendant de l’histoire passionnante que raconte Oliver Weber sur la guerre civile espagnole et son héroïne, Gerda Taro.
Notes
[1] Je sais bien que des termes tels « objectivité », « réalité » et « vérité » sont discutables en cette ère post-moderne. Je suis de la vieille école, avant le post-modernisme, quand la Vérité semblait être révélée par la réalité – la réalité étant notre expérience brute ; l’observation par un témoigne objective des événements informée par des faits et non par une opinion personnelle.
[2] Il existe de nombreux exemples de photographies devenues des icônes historiques qui ont été fabriquées, c’est-à-dire des mises en scène. La célèbre image de Joe Rosenthal des soldats qui hissent le drapeau américain sur Iwo Jima en 1945 est symbolique de l’effort
Dernière révision le 29 octobre 2024 à 12:21 pm GMT+0100 par la rédaction
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