Ce sont des images saisissantes où le passé et le présent se juxtaposent. Présent de la guerre qui ravage l’Ukraine depuis plus d’un an, passé par la technique utilisée qui nous renvoie aux premiers témoignages photographiques de la folie meurtrière des hommes.
Bien qu’il n’y ait pas de combat représenté, la violence de l’évènement est tangible quasi palpable. Dans un environnement de destruction et d’armement, des femmes et des hommes, combattants ou civils, se prêtent au jeu de la pose devant l’objectif d’une chambre photographique grand format.
Né et ayant grandi en Union soviétique, Edward Kaprov est parti s’installer en Israël après que sa patrie se soit brisée comme un miroir vole en éclats. Depuis 1992, il se sent « coincé entre deux utopies » et tente de surmonter le sentiment d’absurdité qui en a découlé. Quand le conflit a commencé, il a voulu donner lieu à un voyage dans le temps et dans l’espace en adoptant la technique du collodion humide, pour ralentir le temps en faisant renaître la magie de l’image argentique apparaissant sur une plaque de verre vierge, comme une utopie photographique de la lumière.
« Dans les sociétés primitives, on combattait pour se procurer de la nourriture et des terres fertiles. Puis, les appétits n’ont cessé de croître et l’on a trouvé toutes sortes de prétextes politiques pour justifier la violence. Quand les premiers témoignages photographiques de la guerre ont commencé à circuler, les gens n’ont pu feindre d’ignorer les atrocités commises. Mais les guerres n’ont pas cessé pour autant. Ceux qui ont commis des horreurs hier condamnent aujourd’hui les autres pour justifier leur violence de demain (…) J’ai décidé de photographier cette guerre en utilisant la première technique photographique. Après tout, la première guerre documentée a été celle de Crimée au milieu du 19e siècle. J’ai essayé, de cette manière, de clore une sorte de cercle logique. En Allemagne, j’ai acheté un Ford Transit et je l’ai transformé en une chambre noire itinérante. J’ai pris la route seul, j’ai traversé plusieurs frontières, jusqu’à la ligne de front en Ukraine. Sans vouloir immortaliser un « moment décisif », j’ai cherché à saisir, sur un morceau de verre, le visage et la tragédie intemporelle de la guerre. Le visage de la dernière guerre. » (Edward Kaprov)
Entretien avec Edward Kaprov
Pourquoi avoir utilisé une technique photographique très ancienne pour réaliser vos photos ?
Pour moi, c’est comme une parabole, j’essaie toujours de comprendre ce qui se passe autour de moi en apprenant ce qui s’est passé avant. Faire un parallèle entre le passé et le présent, c’était très important. Si nous ne connaissons pas le passé, nous ne connaitrons pas l’avenir. J’ai adopté cette technique il y a environ sept ans. Dans le cas de l’Ukraine, il était très clair pour moi que je devais procéder de cette manière. C’est aussi parce qu’il y a beaucoup de journalistes qui travaillent là-bas et que je n’étais pas missionné par un journal. Cela n’avait donc aucun sens de le faire de manière disons classique. Pour moi, il était clair et naturel de réaliser ce projet de cette manière. Je pensais vraiment, et je vois que cela fonctionne, que cela attirerait un autre regard, une nouvelle attention portée sur ce conflit, comme parler de la même chose mais dans un langage différent.
Vous aviez aussi déjà réalisé des portraits avec la même technique.
Le portrait a toujours fait partie de mon travail. Je me souviens qu’au début, je n’aimais pas faire ça, mais avec le temps ça a changé. Parce que pour obtenir un bon portrait, il faut échanger et j’ai compris que j’appréciais beaucoup ces rencontres avec les gens et que c’était un véritable défi pour moi car le portrait est une sorte d’histoire qu’il faut raconter en une seule photo. Au début de ma carrière, parce que je travaillais pour des journaux et à cause de mes goûts personnels, j’ai réalisé qu’Arnold Newman était comme ma référence. J’aime donc le portrait en situation. On saisit les gens dans leur environnement, ce qui en dit long sur eux.
Sur le terrain de guerre, quand vous arrivez avec ce matériel encombrant et peu habituel, comment les gens réagissent-ils ?
La première réaction c’était : « qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » Et puis, les gens me demandaient : » D’où est-ce que tu viens ? » Ils ont été très surpris et cela les a choqués dans le bon sens du terme. Quand ils ont compris que je parlais russe, que j’arrivais d’Israël avec ce camion et ce gros appareil photo, c’était pour moi comme un tapis rouge.
Cette approche particulière de prise de vue vous permet-elle d’être mieux accepté par les gens que vous photographiez ?
Oui, j’ai l’impression que cette technique me donne plus d’accès que la normale parce que ces gens, qui se battent depuis presque deux ans, étaient fatigués des photographes, des journalistes et ne croient pas dans la presse. Mais là, ils voyaient quelque chose de bien différent. Ça les intéressait et ils voulaient coopérer avec moi pour comprendre ce que je faisais et faire partie intégrante du projet, que ce n’est pas fugace mais que ça a voir avec l’Histoire, le temps long.
Vos photos sont réalisées sur du verre et le verre est très fragile. S’agit-il d’une sorte de métaphore entre la fragilité du support et celle d’une vie pendant la guerre ?
Bien sûr, parce que avec cette technique, on peut utiliser de l’aluminium ou de l’étain, beaucoup moins lourd, plus fin, moins cassant, donc beaucoup plus facile à utiliser. Mais après avoir essayé différents supports, j’ai décidé que j’aimais le verre pour sa transparence et sa fragilité.
Il y a aussi la question de la lumière. En effet, lorsque l’on voit le verre original sur un fond blanc, on a l’impression qu’il s’agit d’un négatif et lorsque on le met sur un fond noir, il ressemble à un positif. Pour moi, c’est une sorte de métaphore, il y a du positif et du négatif sur un seul verre qui est les deux à la fois.
La série est-elle terminée ou allez-vous continuer le même travail en Ukraine ?
Je ne sais pas si je parviendrai à continuer, parce que cela coûte beaucoup d’argent et que tout ce projet jusqu’à présent a été réalisé avec mes propres ressources. Pour moi, il est clair que je voudrais continuer parce que le monde est toujours en marche, parce que je connais les sujets que je n’ai pas encore abordés et que je veux faire. J’espère que j’y parviendrai bien que que la situation actuelle en Israël porte toute l’attention sur un autre endroit du monde, mais que c’est aussi mon pays et que je devrais aussi y être. J’avais prévu de revenir en Ukraine en novembre mais ce sera peut-être un peu plus tard car je sais que je veux y retourner.
Justement, au vu de la situation actuelle en Israël, pensez-vous qu’il serait possible d’y faire le même travail?
Non pas dans l’immédiat. En Ukraine j’utilisais un véhicule pour me déplacer et développer mes images mais je ne pourrai pas en disposer en Israël. Il me faudrait utiliser une tente pour la partie technique et ce serait assez compliqué au vu de la situation. Mais je sais que de retour, à un moment donné, j’irai à la frontière et je pense que j’y travaillerai aussi de cette manière. En fait, j’ai déjà commencé à utiliser cette technique à cet endroit avec une série baptisée « Borderline Personality Disorder » (« Trouble de la personnalité limite »), un problème de santé mentale grave, les personnes qui en sont atteintes ayant de la difficulté à contenir leurs émotions ou à maîtriser leurs impulsions.
Le site du photographe
A voir sur Arte un documentaire sur le photographe
« Ukraine un photographe dans la guerre »
1er Prix Bayeux, Calvados, Normandie des correspondants de guerre dans la catégorie TV grand format
Dernière révision le 29 octobre 2024 à 12:22 pm GMT+0100 par la rédaction
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