Bayeux, Hôtel du Lion d’or, dimanche 15 octobre 2023, après la clôture de la 30ème édition du Prix des correspondants de guerre, Alain Mingan s’est entrenu avec Don McCullin qui était le 30ème Président du jury.
Don McCullin :
J’ai grandi avec des criminels, des gangsters et des voleurs de banque. Sans autre éducation. La période où j’aurais pu basculer a été à la mort de mon père. J’avais 13 ans, j’étais en colère, un vrai écorché vif. Mes camarades de classe étaient tous plus ou moins dans la délinquance. La vie m’offrait peu d’espoir mais, au fond de moi, je savais que je ne serais jamais un criminel, que quelque chose de bien plus gratifiant m’attendait. J’ai réussi à ne pas sortir du rang en intégrant en 1954, pour deux ans, l’unité photographique de la Royal Air Force dans le cadre de mon service national. Au départ c’était un boulot beaucoup plus ennuyeux que ce à quoi je m’attendais. J’utilisais une machine de traitement en vrac, qui développait des films et des photos aériennes et les imprimait ensuite. Puis j’ai été envoyé en Afrique en 1955 pendant la guerre et un de mes amis m’a conseillé de tenter le test de photographe auquel j’ai échoué. J’ai donc terminé mon service comme photographe raté de l’armée de l’air. Quand j’y repense aujourd’hui, ça me fait sourire.
A.Mingam : Une fois revenu dans la vie civile, vous êtes devenu assez vite un photographe reconnu. Comment avez-vous fait?
Don McCullin :
Un soir j’étais dans mon quartier avec ma fiancée qui, elle, venait d’un bien meilleur coin. Il y a eu un affrontement entre bandes au bout de la rue où j’habitais. Un policier venu pour arrêter la bagarre a été poignardé par l’un des garçons et est mort sur le coup. L’histoire a fait grand bruit. À l’époque, si vous tuiez un policier, vous alliez à la potence. Avec mon Rolleicord rapporté de l’armée, quelques jours après le meurtre, j’ai eu l’idée de faire poser les membres du gang des « Guv’Nors » dans une maison délabrée du bout de ma rue. J’ai été proposer mes images au journal « The Observer ». « C’est vraiment vous qui avez pris ces photos? » m’a demandé le rédacteur en chef en me fixant longuement. Quand j’ai dit « oui », il m’a demandé si j’allais en faire d’autres. J’ai répondu par l’affirmative et suis reparti en poche avec 50 livres sterling. Une rançon de roi. Je n’avais jamais vu ça de ma vie.
A.Mingam : Ainsi débute votre fabuleuse carrière de photographe
Don McCullin :
C’est un conte de fées incroyable. Le jour de la parution, j’ai reçu plein de commandes d’autres journaux. Mais je n’y connaissais rien au journalisme ou au reportage. Alors j’ai commencé à acheter des magazines, à fréquenter d’autres jeunes photographes, tous plus intelligents ou cultivés que moi.
A.Mingam : Etre ici à Bayeux, comme président, c’est une autre sorte de découverte. Vous n’étiez jamais venu ici auparavant. Quelle qualité principale trouvez vous au Prix des correspondants de guerre?
Don McCullin : Bob Pledge m’a dit que j’ai exposé il y a une douzaine d’années ici mais je ne m’en souviens pas. J’ai honte de dire ça mais vous savez, j’ai visité tellement d’endroits dans le monde dans ma vie. A 88 ans, je commence à ne plus me souvenir de tout! Le problème avec moi, c’est que mon esprit est toujours distrait par le fait que je vais à tel ou tel endroit. Nous sommes des gens très égoïstes – journalistes et photographes – et nous ne pensons pas à regarder par-dessus notre épaule et à nous demander qui nous sommes en train d’ignorer. Nous ne pensons qu’à nous-mêmes et à une seule direction. Ce qui m’a frappé en arrivant ici est la magnifique cathédrale. Un joyau. En l’admirant à mon arrivée je me suis dit : « Dieu merci, pendant la guerre, les Allemands n’ont pas détruit cette cathédrale, ni les Anglais. C’est une ville où il a l’air de faire bon vivre.
A.Mingam : Pour revenir au photojournalisme, que pensez-vous de la manière dont vos photos sont exposées en plein air au fil de la rue et au cœur des quartiers de la ville de Bayeux?
Don McCullin :
En me promenant près de la rivière et du pont, je suis tombé sur ma photo de la femme palestinienne dont la maison avait été détruite dans les années 1980. J’ai découvert ensuite combien mes photos étaient mises à l’honneur et si intelligemment exposées, ce qui n’est pas si facile. La ville et le festival ont vraiment mis à l’honneur mon travail. J’espère que les gens d’ici ne seront pas choqués de tomber soudainement sur l’une de mes photos de guerre. Vous savez, je caresse cette idée, même s’il est probablement trop tard, de faire une exposition dans l’une des grandes gares de Londres, car des milliers et des milliers de personnes y passent, dix fois plus que dans un musée
A.Mingam : Ce qui est formidable à Bayeux c’est le contact du grand public avec des images comme les vôtres, non ?
Don McCullin :
J’ai toujours voulu que mon travail soit accessible au grand public qui n’a pas la possibilité ou de faire l’effort d’aller dans un musée. Quand je suis monté sur scène l’autre soir à Bayeux face au public de tout âge, j’ai eu l’impression d’être dans un stade de football. C’était extraordinaire. Et en même temps j’avais le trac. J’ai eu l’impression de marmonner, d’avoir du mal à trouver mes mots pour être à la hauteur.
Revoir des confrères avec qui j’ai couvert la guerre et qui sont devenus des hommes d’âge mûr, m’a beaucoup touché aussi. Nous avons été une famille à une époque. Beaucoup d’entre eux ont été blessés au cours de ces conflits. Et je ne peux m’empêcher de me demander : Qu’est-ce qui nous pousse donc à exercer une profession où nous risquons notre vie ? Il doit y avoir dans notre esprit un moteur incroyable qui nous pousse à sacrifier notre vie pour une photo. Je ne pense pas que cela en vaille la peine.
A.Mingam : Mais ne pensez-vous pas que la raison pour laquelle nous avons choisi ce travail, je devrais dire de vivre cette passion, c’est parce que c’ est important. J’ai lu un article sur vous dans lequel vous expliquez qu’au départ vous n’étiez pas dévoué à la photographie, au photojournalisme. Mais que c’est devenu une passion. Si nous avons embrassé cette profession, n’est-ce pas parce que nous voulons que les gens ne recommencent pas les horreurs que nous dénonçons dans nos photos ? Vous pensiez à cela sur le terrain ?
Don McCullin :
Je pense que la plupart d’entre nous ont traversé un moment de folie, où nous étions assez hors-contrôle. J’ai sacrifié mon premier mariage comme beaucoup de mes collègues de terrain. Leurs mariages s’effondrent parce qu’ils regardent dans la direction opposée à celle de leur famille. C’est ce que j’ai fait moi-même. Sacrifier sa vie de famille, c’est trop demander. A chaque fois que je partais, quand la voiture venait me chercher pour m’emmener à l’aéroport, mes enfants, qui étaient petits, me regardaient et je savais ce qu’ils pensaient. Est-ce qu’il reviendra un jour ? Je suis revenu vivant. Mais j’ai fini par les abandonner. Et cela a été mon plus grand crime dans ma vie personnelle. Je n’ai jamais cessé d’y penser.
Et l’une des pires choses qui me soient arrivées, c’est le jour du mariage de mon fils. Ma femme dont j’étais séparé souffrait d’un grave cancer. J’étais venu habiter à la maison pour l’occasion, la famille était réunie. C’était un beau matin d’été, il faisait très chaud. Je me souviens encore du bruit du ventilateur. A 7 heures, je suis monté dans la chambre de ma femme et l’ai retrouvée morte dans son lit. Elle venait juste de mourir. Pendant toutes ces années, j’avais vu les tragédies d’autres personnes et soudain, c’était ma propre maison qui était touchée.
A.Mingam : Avec le recul que pensez-vous avoir accompli dans votre carrière de photojournaliste?
Don McCullin :
Je ne veux pas apparaître comme un rabat-joie mais je pense que tout le travail que j’ai accompli au cours des 60 dernières années de ma vie pour couvrir les guerres n’a pas été couronné de succès. Comme je l’ai dit encore sur scène à Bayeux, dès qu’une guerre est terminée, une autre commence. Avons-nous accompli quoi que ce soit ? Avons-nous obtenu quelque chose ? Avons-nous arrêté des guerres ? Je ne crois pas. Je suis plus satisfait de mon travail de photographe de paysages et de voyages. Dans un coin de ma tête, il y a cette insatisfaction. Pas seulement pour moi, mais pour tous les autres journalistes, en particulier ceux qui ont perdu la vie.
A.Mingam : Ne pensez-vous pas, et votre expertise en tant que président du jury des correspondants de guerre de Bayeux cette année l’a montré, que le photojournalisme et la photographie sont des outils pour montrer et ainsi donner les clés au public pour comprendre ce qui se passe dans le monde ?
Don McCullin :
Oui, mais nous faisons face à un énorme problème. Le photojournalisme s’éteint peu à peu parce qu’aucun journal ne veut publier ce type d’images. Leurs propriétaires des journaux veulent des photos de stars de cinéma, des mannequins, des footballeurs, de l’argent. Ils cherchent à montrer un autre type de vie, un autre monde, parce qu’ils vendront plus en montrant le faste et la vie privilégiée des gens glamour, narcissiques, séduisants et riches.
Vous faites de votre mieux avec le prix de Bayeux mais pourquoi les gens devraient-ils perdre leur vie et devenir un autre nom dans ce jardin de la paix pour une organisation qui n’a aucune obligation envers le public ? Par exemple, dans le Times en Angleterre, vous savez qu’en page trois, il y aura toujours du glamour. Nous n’avons plus besoin de publicités pour Louis Vuitton et tous ces vendeurs de sacs à main, cela devient obscène.
A.Mingam : Vraiment obscène. C’est le mot. Mais nous avons besoin de Bayeux. Nous avons besoin de photojournalistes pour montrer la réalité du monde dans son entier.
Don McCullin :
Connaissez-vous l’histoire du roi Canute ? Il disait qu’il avait le pouvoir de faire tout ce qu’il voulait. Il s’est assis au bord de la mer et il a dit, regardez, je vais empêcher la marée de monter. Et bien sûr, il ne l’a pas fait. Il y a toujours une marée qui monte, la marée de la guerre. Nous devons être comme le roi Canute. Nous devons arrêter la marée. Et Bayeux semble être le dernier bastion. Le dernier bastion de l’espoir.
A.Mingam : Cela signifie que demain, si le maire vous demande de revenir, vous serez très heureux ?
Don McCullin :
Dans mon esprit, oui, mais mon corps commence à dire que je ne peux pas affronter un autre voyage en train, un autre aéroport. Les aéroports sont ma plus grande hantise. Quand on me dit: enlevez votre ceinture, enlevez vos chaussures. Je vis dans le plus bel endroit d’Angleterre. J’ai une vallée et une rivière qui m’appartiennent. Le matin, je me réveille. Je vois la vue d’un temple romain sur une colline.
À mon âge (88 ans), ai-je besoin d’aller dans un autre aéroport, d’être retardé et d’être malmené par la sécurité ? Bien sûr que non. C’est de la pure folie. De continuer à m’imposer cela. Je recherche maintenant la tranquillité.
Quand je fais quelque chose en photographie, j’y mets tout mon amour et toute mon énergie, parfois toute ma colère. Je suis un homme étrange. La moitié de mon esprit essaie d’améliorer mon attitude. L’autre moitié de mon esprit est en colère contre les guerres, la destruction et la pollution du monde. Il y a quelques années, je suis allé en Indonésie avec ma femme. Nous étions en train de débarquer du bateau et la mer n’était que plastique et déchets. Je me suis demandé pourquoi l’homme était si stupide pour empoisonner les mers, empoisonner le ciel. J’ai parcouru le monde très souvent, comme vous. Mais je connais la valeur de la survie. Vous savez, là où j’habite, à la campagne. Les gens viennent la nuit et jettent tous leurs déchets. J’ai deux portes d’accès à mes champs. Et on y trouve des matelas, des lits,des machines à laver. On appelle ça des décharges sauvages, c’est dingue !
A.Mingam : Absolument. Je partage entièrement votre opinion à ce sujet. Regardez ce qui se passe actuellement en Israël et en Palestine. Je veux dire que ce que nous vivons est terrible. C’est le début d’un nouvel enfer. Je veux dire, oui.
Don McCullin :
Les Palestiniens n’ont connu que l’enfer. Oui, c’est vrai. C’est tout ce qu’ils ont vécu. Ils sont nés en enfer et ils mourront en enfer à moins que les politiciens ne voient plus clair, au lieu d’utiliser la politique comme une raison de soutenir tel ou tel camp, cela va continuer encore et encore. D’une certaine manière, je pense que les Français et les Anglais ont combattu les Allemands parce qu’ils occupaient la vie et les villes d’autres personnes. L’occupation de la Palestine par les Israéliens est injustifiée. Ils doivent apprendre à vivre ensemble. Ils doivent apprendre à vivre ensemble et arrêter la politique et la haine de leurs religions. Ils doivent apprendre à vivre ensemble.
A.Mingam : Mais êtes-vous d’accord pour que je vous rejoigne sur ce point ? Je veux dire, après la guerre, la Seconde Guerre mondiale que s’est-il passé ? Nous, Français comme Anglais, ne considérions pas le peuple allemand comme responsable, ni l’homme de la rue.
Don McCullin :
Et aujourd’hui, le problème est qu’avec le mouvement Hamas, nous faisons une confusion. On considère que tous les Palestiniens sont des terroristes. Non, le Hamas prend aussi le peuple de Palestine en otage. Ils sont les prisonniers du Hamas, le peuple palestinien. C’est tout à fait exact.
A.Mingam : j’en parle souvent avec un de mes meilleurs amis James Nachtwey.
Don McCullin :
Oh, vous l’avez connu. C’est une personne assez compliquée/retors ?
A.Mingam : Oui, et non ! comme nous tous dans le métier !!
Don McCullin :
Il est très étrange. Je l’ai rencontré en Italie pour mon exposition et j’y suis allé avec la sœur de la reine d’Angleterre (Camilla). Vous imaginez ?
A.Mingam : Vraiment ?
Don McCullin :
Nous étions trois, moi et Catherine, ma femme. Nous sommes partis, nous avons quitté l’Angleterre, et nous sommes allés quatre jours sur une île d’Ischia. Donc, du début horrible de ma vie jusqu’à aujourd’hui…
A.Mingam : Vous êtes au top !
Don McCullin :
Cela ne veut rien dire pour moi tout ça. Mais la raison pour laquelle j’étais avec sa sœur. Parce que pendant 30 ans, le frère de la Reine a été mon meilleur ami en Angleterre. Il est mort à New York. Il fumait une cigarette, il est tombé, s’est cogné la tête sur le sol et est mort. Cette année, Catherine et moi sommes allés au couronnement du roi à l’abbaye de Westminster.
A.Mingam : Au couronnement ?
Don McCullin :
Oui, c’était tout à fait étonnant. Oui, c’est vrai. J’ai donc une belle vie.
Propos recueillis par Alain Mingam – Traduction : Marion Mertens – Crédit photo : Alfred YaghobzadehDernière révision le 4 novembre 2024 à 9:25 am GMT+0100 par la rédaction
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