Mon grand-père maternel Constant était un paysan isérois dur à la tâche et qui avait fait la « Der des Der »…
Fallait pas trop en parler à ce géant paisible qu’on avait expédié au front, sans lui demander son avis, pour un long séjour dans la boue, le froid, les poux, la peur et la mort avec en prime un passage au carnage du Chemin des Dames. Il en avait ramené des éclats d’obus dans un poumon et laissé là bas son œil gauche. En échange, on lui avait donné la médaille militaire et la croix de guerre avec palme qu’il s’était empressé d’oublier au fond d’un tiroir qu’on ouvrait jamais. C’était un taiseux et ce géant à l’oeil de verre, qui m’impressionnait beaucoup quand j’étais môme, n’a jamais raconté ce qu’il avait vécu à la guerre. Il avait pas les mots mais y a-t’il vraiment des mots pour décrire ça ?
Tous les 11 novembre, on commémore l’armistice signé en 1918 marquant la fin de la grande boucherie que fut la première guerre mondiale Dix-huit millions de morts, vingt et un millions de blessés et mutilés, onze millions de chevaux, ânes et mules tués, des milliers de fermes, de villages, de routes, d’usines rasés et puis, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, on a assisté également à la mort des paysages. Car oui, comme la chair des hommes et des animaux, les paysages sont vulnérables et mortels.
“Messieurs, nous n’écrirons peut-être pas demain l’histoire,
mais nous modifierons sûrement le paysage.”
« Messieurs, nous n’écrirons peut-être pas demain l’histoire, mais nous modifierons surement le paysage. » C’est le général britannique Charles Harington qui prononça ces mots à Ypres alors que des unités de tunneliers creusant sous les lignes allemandes étaient sur le point de provoquer l’une des explosions les plus fortes de tous les temps.
« Tu ne peux pas imaginer le paysage qui nous environne, plus aucune végétation, ni même une ruine; ici et là, un moignon de tronc d’arbre se dresse tragiquement sur le sol criblé par des milliers et des milliers de trous d’obus qui se touchent. Plus de tranchées ni de boyaux pour se repérer« . (Lettre du poilu Eugène Bouin, Verdun, mai 1916)
Un milliard trois-cent millions d’obus transformèrent les champs et les forêts en une zone de totale désolation changeant définitivement l’aspect de l’environnement naturel et la composition des sols. A force de bombardements répétés, la terre a été mille fois remuée par un déluge d’acier, l’herbe a disparu enfouie sous la boue gorgée de tripes et de sang. Comme les soldats, les arbres ont été mitraillés, hachés, émiettés, dispersés, seuls restent encore quelques troncs farcis de métal se dressant à l’horizon. Presque plus rien pour arrêter le regard mais à quoi bon puisqu’il ne restait parfois plus personne de vivant pour regarder ce paysage tombé au champ d’horreur, miroir des gueules cassées des combattants, parfaite illustration de l’enfer qui s’était matérialisé en ces lieux. Est-ce que, malgré leurs innombrables souffrances, ces poilus et ces feldgrau, très majoritairement des paysans, avaient le cœur serré de voir ces bonnes terres de Champagne ou du Nord elle aussi martyrisée ?
« Il faut le dire tout de suite : ni en paroles ni par écrit on ne pourra donner une idée même incomplète de la dévastation absolue de ces régions et de l’impression qu’elle produit. (…) Dans la zone où naguère les champs fertiles succédaient aux forêts magnifiques, où les villes et les villages prospéraient, il ne reste plus rien qu’un vaste désert presqu’impossible à défricher à cause des milliers de projectiles encore chargés qui s’y trouvent enfouis. (…) On peut passer à travers les restes d’un village sans s’en apercevoir. La destruction en est complète. (…) Il n’y a pas de route, de pont, de canal, de voie ferrée qui n’ait été détruit, soit par les batailles, soit volontairement.» (Un militaire danois chargé de mission à Paris en janvier 1919).
Et puis, il y avaient d’autres paysages, pourtant bien plus éloignés du terrain des combats, qui allaient eux aussi être profondément chamboulés.
« Le caractère industriel de la Première Guerre mondiale entraîna une forte demande en matières premières et en ressources naturelles. Aux quatre coins du monde, les civils et les conscrits abattaient les forêts avec frénésie, labouraient des champs auparavant laissés en jachère, extrayaient davantage de minerais et creusaient de plus en plus profond pour fournir le charbon nécessaire aux forces armées. Ces efforts, intensifiés par la guerre, furent porteurs de leur propre violence, modifiant le milieu naturel et transformant certains lieux situés loin des combats en paysages de guerre. Les séquelles de cette violence ont perduré longtemps après que les champs de bataille eurent retrouvé leur aspect d’avant-guerre. En réalité, les transformations écologiques profondes constatées pendant la guerre ont davantage été le produit de modes de production industrielle à grande échelle que des combats, si intenses soient-ils. La guerre a accéléré les changements environnementaux qui avaient débuté au siècle précédent et mis en place des structures de production militaro-industrielle et d’exploitation de l’environnement qui ont caractérisé le XXe siècle. » (Tait Keller, professeur agrégé d’histoire au Rhodes College et rédacteur en chef de Environmental Histories of the First World War)
A la fin du conflit, une cicatrice béante courait sur 700 kilomètres de long et sur la portée des canons de l’époque en largeur, depuis la Mer du Nord jusqu’à la frontière suisse. On a alors déterminé trois zones en fonction des dommages subis. Des zones vertes non touchées par les combats et re-exploitables rapidement. Des zones jaunes bien plus impactées nécessitant un sérieux nettoyage avant d’être rendue à la vie civile et aux cultures. Enfin des zones rouges correspondant aux lignes de front des armées où étaient concentrés les dégâts majeurs et jugées impropres à presque toute activité car trop dégradées. Aujourd’hui, sur certaines parcelles de la zone rouge ne sont autorisé que la sylviculture, les activités militaires (encore!) ou le tourisme mémoriel. L’agriculture y a été et est toujours interdite en raison des risques liés aux munitions non explosées ou aux résidus toxiques présents dans les sols.
Mais alors après que paysage ait été tué, comme si cela n’avait pas été suffisant, il a été empoisonné. Les centaines de milliers de munitions non encore utilisées après la fin des hostilités, furent, pour un certain nombre,démontées, traitées ou tout simplement explosées sur place sans précaution particulière. Conséquence : les produits chimiques contenus se sont répandus dans la terre. A côté de Verdun, il y a un endroit appelé « la Place à gaz » où 200 000 obus chimiques furent ainsi détruits. Une étude de 2007 a montré que le sol y contenait des concentrations d’arsenic 1 000 à 10 000 fois que dans le milieu naturel.
Le reste des bombes fut stocké ou enfoui sur place, jeté dans d’anciennes carrières voire déversé dans des lacs ou la mer. A l’époque on se souciait assez peu d’écologie. Citons, par exemple, les trente-cinq mille tonnes de munitions non explosées, dont une très grande partie chimiques, stockées à quelques centaines de mètres d’une des plages les plus fréquentées de la côte belge ou les deux mille tonnes du gouffre de Jardel dans le Doubs. A cela s’ajoute environ un quart des obus tirés qui ont atteint le sol sans détoner, s’y sont enfouis et ne ressortent qu’au hasard d’un chantier ou d’un labourage. Soumise à une lente mais inévitable corrosion, ces projectiles, remplis de perchlorate d’ammonium, d’arsenic, de cuivre, de zinc, de plomb, de mercure, d’ypérite et d’autres substances vénéneuses, font peser le risque d’un désastre écologique aux allures de bombe à retardement. Le dernier mort de 1914-1918 ne serait il pas encore né ?
Quelques livres à lire :
- Le dernier mort de 1914-1918 n’est pas encore né. La pollution invisible des deux guerres mondiales, Olivier Saint-Hilaire (Revue du Crieur n°13, Ed. La Découverte)
- Aux marges écologiques de la belligérance. Vers une histoire environnementale globale de la Première Guerre mondiale, Tait Keller (Annales. Histoire, Sciences Sociales 2016 Éditions de l’EHESS)
- Putain de guerre ! (2 tomes) et C’était la guerre des tranchées, Jacques Tardi (Ed. Casterman)
- Paysages en bataille. Les séquelles environnementales de la grande guerre, Isabelle Masson-Loodts (Ed. Nevicata)
- À l’Ouest, rien de nouveau, Erich Maria Remarque (Ed. Le Livre de Poche)
- Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier 1914-1918 (Ed. La Découverte)
- Ceux de 14, Maurice Genevoix (Ed. Flammarion)
- Les Croix de bois, Roland Dorgelès (Ed. Le Livre de Poche)
- Johnny s’en va-t-en guerre, Dalton Trumbo (Ed. Actes sud)
Dernière révision le 4 novembre 2024 à 9:26 am GMT+0100 par la rédaction
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