A l’occasion du 90ème anniversaire du Prix Albert Londres, le grand reporter Hervé Brusini dévoile une face méconnue du « prince des reporters » . Il était aussi photographe !
Grand reporter et rédacteur-en-chef des journaux de France 2, France 3 et France TV.info entre 1983 et 2019, Hervé Brusini est aujourd’hui président du prestigieux Prix Albert Londres qui sera décerné lundi 27 novembre 2023 à Vichy (Allier), ville natale du « père du grand reportage » mort en 1932.
Le Prix célèbrera également son 90ème anniversaire en présence de Rima Abdul Malak, ministre de la Culture et sera retransmis en direct sur YouTube. Cette année, le jury devra choisir entre les 70 candidat(e)s pour la catégorie « presse écrite », une cinquantaine pour « l’audiovisuel » et les 27 postulant(e)s pour le livre.
À cette occasion, Hervé Brusini, lui-même lauréat du Prix Albert Londres en 1991 avec Dominique Tierce pour leur enquête sur « L’affaire Farewell » diffusée sur France 2, publie « Albert Londres et la photographie », un livre consacré aux photos prises par le journaliste lors de ses reportages à travers le monde. Un ouvrage riche d’images qui montre une facette méconnue du « prince des reporters » et un grand voyage aux origines du journalisme.
Entretien avec Hervé Brusini
On connaît surtout les écrits d’Albert Londres et quasiment pas ses reportages photographiques. Où avez-vous retrouvé ses images qui illustrent votre livre?
En fait, la majeure partie de ces photographies était connue, mais pas prise en compte. Je m’explique: A partir de 1919, lorsque le journaliste est embauché par le journal Excelsior, il va commencer à prendre des clichés par lui-même. Car ce quotidien fait depuis sa création un pari sur la photo en exposant en Une quotidiennement une douzaine de clichés pris par les envoyés spéciaux du journal. D’ailleurs par un formidable hasard, un petit film tourné par l’un des opérateurs envoyé par Albert kahn – banquier philanthrope qui rêvait de constituer les archives du monde de cette époque -montre Albert Londres sur le pont d’un navire en train de manipuler un petit appareil photo. C’est le premier pas d’Albert Londres photographe. Après il ne cessera d’avoir son appareil en bandoulière à travers le monde. On voit ainsi ce que voyait le reporter, mais aussi et surtout ses choix, les histoires qu’il racontait cette fois par l’image. et aussi stupéfiant que cela paraisse, cette activité-là du journaliste n’avait pas été prise en compte. Qui plus est, récemment de nouveaux clichés ont été récupérés chez un particulier. Albert Londres photographe n’a pas fini de nous réserver des surprises.
Était-il un pionnier dans le reportage photo ?
Non, ce n’est pas un pionnier. Jack London ou Jacob Riis avant lui ont été de formidables témoins de leur temps. Ils ont immortalisé la misère sociale de l’époque à Londres comme aux États-Unis. Albert Londres tout particulièrement possède une science du cadre magnifique de sensibilité, d’expression, de respect des personnes photographiées. Albert est plus dans la lignée d’une photo qui, à l’instar des papiers du journaliste, veut décrire au plus près la réalité racontée avec les mots. Ces photos complètent, offrent une dimension on dirait aujourd’hui, « augmentée » pour le lecteur d’hier mais surtout aujourd’hui. On apprécie d’autant mieux cet apport avec le recul du temps.
Quel appareil utilisait-il et comment faisait-il parvenir ses pellicules aux rédactions?
On ne sait pas vraiment précisément quel appareil il utilisait. Très certainement un Kodak Vest Pocket que plusieurs poilus de 14/18 avaient déjà dans les tranchées. Pas cher, assez simple d’utilisation avec une pellicule souple, il était très performant, y compris dans des conditions difficiles de transport ou de météo. Quant à l’acheminement des images, cela pouvait se faire par bélinographe du nom de monsieur Belin, un ingénieur français qui avait en quelque sorte inventé un télégraphe à images. Mais les contrastes sortaient très mal à l’arrivée des transmissions. Il y avait donc des ateliers de retouche dans les journaux de façon à souligner ici et là les blancs, les noirs. Et bien sûr, on recadrait allégrement, on pouvait enlever ici et là des détails ou éléments du cliché. Bref, certes pour des raisons techniques, on, commençait dès l’arrivée de la photo dans la presse, à altérer ce qui se prétendait être une représentation de la réalité.
La presse de l’époque donnait elle une importance à la photographie ?
Elle commençait tout juste. Paradoxalement, on pensait chez nombre d’éditeurs de presse que le dessinateur reporter qui accompagnait sur le terrain un rédacteur avait plus d’intérêt que la photographie. On qualifiait d’ailleurs la photo de prise de vue « mécanique ». L’artiste lui avait selon cette manière – j’allais dire – de « voir les choses » un intérêt plus important parce qu’il exprimait une volonté, une vision.. L’appareil étant alors relégué au stade de machine finalement sans grande valeur ajoutée. Mais le choc de la première guerre et l’envie du public de voir le champ de bataille, la découverte aussi d’horizons lointains où se déroulaient des guerres, des craquements politiques, tout cela vint contribuer à bousculer les réticences des éditeurs de journaux, Après les magazines comme L’Illustration, on a vu dans les grands quotidiens, la photo occuper une place de plus en plus importante. Le sport fut aussi déterminant dans cette accélération d’une politique de l’image.
Que disent ces photos ? Sont-elles seulement une « preuve par l’image » de ce que Albert Londres racontait dans ces reportages ?
Ces photos disent les grandes questions d’un monde qui comme le nôtre vivait une intense mutation. Des empires qui cèdent la place à de nouvelles puissances étatiques. Des traitements archaïques et indignes de la folie, de la condition pénitentiaire, de l’exploitation des travailleurs noirs, des mondes juifs et arabes, de la condition de la femme, Ces photos sont le carnet de route d’un journaliste offensif, engagé, à la fois prises de notes par l’image, outil de preuve pour le ministre qui ne croirait pas les mots du reporter. Ces photos annoncent l’arrivée massive de l’image dans notre quotidienneté de l’information. Une arrivée grosse de toutes les questions posées à l’image et par l’image. A la fois multipliée à des milliard d’exemplaires et donc aimée comme jamais, mais aussi suspecte, haïe, dénigrée comme jamais.
« Albert Londres et la photographie »
128 pages, 39 euros – Éditions le bec en l’air
Les Prix Albert Londres – SCAM seront remis lundi 27 novembre 2023 à18h. à l’opérat de Vichy et en direct sur YoutubeDernière révision le 4 novembre 2024 à 9:26 am GMT+0100 par la rédaction
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